Un privé aux basques du Choucas



Sale affaire. Coller aux basques d'un confrère n'avait rien pour me plaire, mais la donation anonyme d'un commanditaire qui ne l'était pas moins à mes bonnes œuvres saurait cette fois encore calmer mes poussées déontologiques. Le gars dont il était question avait pris pour blaze professionnel "le choucas". Et quand je le vis pour la première fois je sus immédiatement pourquoi. Choucas : [/uka]. n.m. Oiseau noir, à nuque grise, voisin de la corneille. Tout le client, ça. Les tempes grises, costard noir acheté à l'occasion de l'enterrement de sa mère en guise de trousseau de (re)naissance, chemise jaune comme un bec de piaf, Tam-tam dans la poche plutôt que portable dans la peau. Drôle de zique pour un drôle de privé. Le choucas en quelques chiffres ? La cinquantaine au compteur, soixante-huitard, même pas un 357 en poche pour couper la parole, trois albums sortis presque simultanément, une vrai fin à la fin de chaque épisode. Un dur qui s'ignore, quoi.

Tout ce que j'avais pu glaner des origines du Choucas se limitait aux vagues souvenirs de son passé d'ouvrier-remonteur des 16 toquantes "Garnier Brochard" modèle 12-16 qui donnaient l'heure à son usine et qu'il était chargé d'entretenir. C'est la modernité qui soudain sonna le glas de ses 35 heures hebdomadaires et l'avènement de sa nouvelle carrière, sous la forme d'un écran digital ultramoderne qui venait détrôner la rondeur mécanique de ses chères horloges et le jeter sur le pavé des filatures. C'est dire si son nouvel emploi de privé n'avait rien d'une vocation. Lui restait-il un autre choix que cette appropriation infantile des intrigues de série noire qui parsemaient son quotidien ? Vers quelle glissade sordide l'aurait mené la dépression du chômeur, sa peur d'un temps libre soudain bien trop vaste pour lui. Saint Chandler, Saint Manchette, priez pour lui. Sous votre saint patronage le Choucas vient de s'inventer détective privé.

Le libéralisme n'avait pas seulement ruiné la vie professionnelle du Choucas. Il avait aussi gommé son identité propre. Malgré de nombreuses recherches au gré de la (re)lecture des trois albums, le Choucas restait un héros sans papiers. On lui connaît une mère morte, une sœur, Odile, présentatrice météo à la télé, quelques "amis" de circonstances, Gabin, le black taxi féru de vieilles mécaniques, un ex prof de lettres reconverti dans la livraison de pizzas, champion de lutte gréco-romaine à ses heures, autant d'intimes improbables qui brouillent un peu plus encore le portrait flou de ce détective pas comme les autres.

Moins félin que Blacksad, plus félé que Burma, mais moins filou que le Poulpe, ce drôle d'oiseau las colle le bec dans des intrigues en jaune et noir où le détachement lymphatique (qui constitue parfois l'élégance de l'inconscience) l'amène à subir ses enquêtes plus qu'il ne les résout.

Je l'ai d'abord suivi pour sa première affaire. Ses cartes de visite sentaient encore bon l'encre fraîche des débuts de carrière prometteurs. Une carrière initiée au hasard d'une conversation surprise sur un portable confisqué à son ex-patron. Le Choucas pénétrait l'univers feutré mais périlleux des tournois de Scrabble. Le mot compte triple rodait à chaque case. L'ambiance était pesante, émaillée de meurtres mystérieux et de bons mots. Le détective agissait avec une inconstance benoîte irrésistible. Son ancien patron était un suspect intéressant. Le choucas planait dans cet univers gentiment pourri, faisant de son mieux pour résoudre une affaire peut-être un peu trop grande. Quelques quidams semblaient n'attendre que lui pour une réplique assassine. Les dialogues valaient sacrement le déplacement. Aucun doute, on était dans le polar, le vrai. Le monde était bien réel, sale de tout ce quotidien un peu dégueulasse qui nous entoure. Loin des cartes postales de beaux quartiers de certains collègues. Les personnages avaient une présence. Une vrai. Des caractères bien trempés, bien campés, mais dont on savait pouvoir les croiser à un détour de rue sombre. J'avais déjà un peu plus de respect pour cet amateur.

Sa deuxième affaire, qu'il enchaîna sans même prendre le temps d'une gauloise grillée à réfléchir sur les tournants de sa vie, lui offrit, plus qu'un statut de justicier distrait, une dimension d'intermédiaire inutile. Choucas devait simplement récupérer un paquet chez "ma tante" (pas la mienne, ni la sienne d'ailleurs, "ma tante", le surnom du crédit municipal parisien), un simple petit paquet laissé en gage quelques années auparavant, et ce pour une confortable somme en francs suisses. Intéressant. Surtout quand, comme le Choucas, on ne s'abaisse pas aux constats d'adultère qui constituent la principale mamelle du bon privé. La situation se compliqua juste un tantinet lorsqu'il perdit le colis au profit d'une bonne bosse sur le crâne. Et quand il découvrit que son commanditaire n'était autre qu'une ancienne terroriste pas vraiment décidée à rire de son incompétence. Mais là encore ce gaillard s'en sortit avec les honneurs, compensant des méthodes de travail inadaptées par un courage méritoire.

J'en suis pour l'instant au stade de sa troisième enquête. Notre oiseau traîne toujours costard noir et chemise jaune qu'il a depuis le second épisode enrichis d'une paire de chaussettes rouges qui ne sont pas sans rappeler des pattes de corneille. Une simple photo de classe de 1962 constitue le principal outil d'une mission lucrative : cinq-mille balles par tête de pipe localisée vivante. C'est dire si l'on est triste quand on se rend compte que certains élèves l'ont justement cassée, la pipe. Le choucas par paresse autant que par professionnalisme ne pose que peu de questions à ses employeurs, mais la finalité de la réunion des anciens élèves, une petite sauterie commémorative, ne va pas sans l'interpeller. Trop gentil pour le monde où l'on vit, ça. Et puis l'ombre de J.C.D.A, gros présentateur vedette, écœurant d'un succès télévisé basé sur le cynisme et la calomnie commence à peser d'un peu trop près sur cette histoire. Il a récemment accusé de dopage les époux Petitpas, champions de paso doble et idoles des foules. Il n'en faut pas plus au Choucas pour sortir du nid confortable de sa réserve habituelle et piquer du bec.

Je m'escrimais les yeux sur le dossier Choucas quand soudain je fus frappé par un détail. Un autre que lui semblait agir dans l'ombre. Le Choucas n'était qu'à peine l'artisan de sa propre survie, même s'il savait à l'occasion s'offrir le luxe d'un trait de génie inopiné pour relancer ou clore une enquête avec panache, mais il n'était qu'un homme de paille. Un homme de papier plutôt, derrière lequel se dissimulait Lax, dit le lyonnais, qui trouvait là l'occasion de se lancer dans l'enquête en série, bien loin de la gravité propre à ses réalisations habituelles, en particulier avec son complice Giroud (Azrayen, La fille aux Ibis).

J'étais rassuré. Le choucas ne me ferait que peu d'ombre, nous ne bossions pas dans la même catégorie. Mais son succès serait sans doute plus retentissant que le mien. Pas mal pour un privé en papier. Je pouvais également rassurer mon commanditaire. Rien à craindre de cet oiseau-là. A moins d'être un éditeur concurrent.

Damien Perez

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