Interview de Frank Le Gall



Dans le cadre de la sortie de son dernier album : "Novembre toute l'année" - 11ème tome de la série Théodore Poussin, Frank Le Gall répond aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio

Frank, quel est ton secret, en dehors de l'alcool, du recours aux drogues dures et de la musique (c'est pour rire)… pour être dans la BD depuis aussi longtemps avec un personnage récurent et continuer de séduire autant de lecteurs ?

Frank Le Gall : C'est une question sérieuse ça ?

Oui...

Frank Le Gall : Le secret de ma longévité, c'est mon métier. Donc, je suis condamné à faire de la bande dessinée si je veux pouvoir payer mon loyer à la fin de chaque mois.

Ce qui ne t'empêche pas de te poser beaucoup de questions. Tu as mis pas mal de temps avant de faire ce dernier "Théodore Poussin", il s'est passé du temps durant lequel tu as essayé de trouver d'autres marques, d'essayer d'autres types de récit sur les traces d'Hergé.

Frank Le Gall : Oui. Je n'ai peut-être pas eu la meilleure idée de ma carrière. J'ai eu envie de faire un album plus technique, plus compliqué, en traitant chaque demi-page comme s'il s'agissait d'une page entière. Il y avait autant de contenu dans une demi-page que dans une page normale. C'était inspiré du "Temple du Soleil", un album d'Hergé que je trouvais formidable. J'ai eu envie de faire des pages "à l'horizontale". Cette idée, finalement, a fait long feu parce qu'au bout de vingt pages sous cette forme-là, je me suis aperçu que cela ne rendait pas grand chose, ce n'était pas une très bonne idée. J'ai laissé tomber et je suis revenu à quelque chose de plus traditionnel pour "Poussin", plus classique quoi !

Cette envie venait d'une sorte de lassitude ?

Frank Le Gall : Pas une lassitude. A vrai dire, j'essaie un peu d'innover à chaque album. J'ai besoin de me surprendre aussi pour que ce soit agréable. Si j'ai l'impression de refaire tout le temps la même chose, je ne pourrais pas le faire. Sauf que là, je me suis trompé d'innovation. Disons que j'ai voulu innover mais je me suis surtout rendu compte après que je me mettais des bâtons dans les roues tout seul et que je me compliquais la tâche inutilement. C'était juste moi que cela embêtait.

Tu fais partie d'une génération d'auteurs qui existe depuis maintenant une petite dizaine d'années qu'on pourrait appeler "érudits". Non, je ne dis pas que les autres sont bêtes, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais il y a, je pense, une nouvelle génération d'auteurs qui revendique une certaine connaissance du monde autour d'eux, de la culture, de l'écriture aussi. Qui cherche ses références en dehors de la BD elle-même. Quelle place occupe l'écriture dans ton scénario et dans ton approche de la BD ?

Frank Le Gall : Pour répondre à la première partie de la question, la toute première génération des auteurs de BD ne venait forcément pas de la BD puisque cela n'existait pas avant eux. Ensuite, il y a eu une génération de gens qui, eux, ont lu beaucoup de BD et dont le désir a été d'en faire parce qu'ils en avaient lues. Ils avaient alors peut-être tendance à négliger ce qu'il peut y avoir autour de la bande dessinée. Et puis aussi, c'était un peu mal élevé, quand on faisait de la bande dessinée, de parler tout à coup de Rembrandt, de Picasso… c'était très mal poli. On pouvait éventuellement faire référence à Jijé, éventuellement à Töpffer mais il ne fallait pas mélanger les choses ni les genres… Je me suis aperçu qu'Hergé n'avait pas peur de parler des "Secrets de la Mer Rouge" à propos d'un de ses albums ou de parler de "La condition humaine" dans le Lotus Bleu. Personnellement, j'ai toujours aimé la littérature, j'ai toujours été un grand lecteur et je me suis demander pourquoi ne pas utiliser ce que j'aimais en littérature et en faire un moteur pour faire de la bande dessinée. Je me suis servi aussi bien de la littérature que du cinéma, de tout ce qui a pu m'influencer.

L'érudition est en quelque sorte le matériau que tu emploies pour ton travail au quotidien ?

Frank Le Gall : Oui, mais mon but n'était pas de faire un truc "chiant", d'assommer les gens. Quand j'avais 20 ans, je lisais certaines bandes dessinées et je me disais qu'on ne s'adressait qu'à 20 % de mon intelligence ; cela me gênait un peu. Pourquoi ne pas tenir compte du fait que j'ai peut-être également lu Jozef Konrad ou Melville ou encore Victor Hugo... Pourquoi s'adresse-t-on à moi comme si j'avais seulement mon certificat d'étude ? Je pense qu'en BD, il y a moyen de faire évoluer les choses. J'ai toujours estimé la BD comme une mine sur le point graphique, notamment par rapport à la peinture qui, d'après moi, s'essouffle depuis longtemps. Je trouvais qu'il y avait des tonnes de graphismes prodigieux en BD, mais qu'en revanche, au niveau du texte, c'était plutôt pauvre… Les années '60 a généré des auteurs comme Druillet, Moebius... Très souvent, c'était au service de relativement peu de choses du point de vue littéraire, par exemple. Or, on n'est pas seulement des dessins, on est aussi une littérature. Dans le genre, je ne suis pas spécialement moderne, je suis plutôt un littéraire un peu ancien. Il y a moyen d'aller plus loin sans doute.

Ce qui ne t'empêche pas de traiter le médium, la bande dessinée, avec un côté très classique, que ce soit dans le dessin qui rappellera évidemment la traditionnelle ligne claire ou que ce soit dans le découpage, dans la façon de travailler les planches elles-mêmes. Même si à côté de cela, il y a eu certaines expériences. Je pense à la "Terrasse des Audiences" par exemple où tu as travaillé de l'illustration et du texte coordonné. Mais sinon, tu es plutôt traditionaliste, on va dire.

Frank Le Gall : Mais parce que je crois au langage tout simplement. Si là je fais la même réponse, mais que je m'amuse à intervertir tous les mots, cela n'a plus aucun sens. Cela ne fait pas de mon propos un propos plus intelligent ou moderne. Simplement, je vais devenir incompréhensible. En BD, il me semble que c'est un peu la même chose, on a créé un langage qui fonctionne. Ces enchaînements de case à case, ces bulles, ces récitatifs, les plans rapprochés, les plans moyens… il y a un langage. Moi, je ne désirais pas remettre ce langage en cause, il me paraissait extrêmement au point. Et je pense que si j'avais dû être cinéaste à la place, c'est pareil, j'aurais respecté certainement les règles du montage et du filmage telles qu'on les entendait en 1920. Pour moi, l'intérêt pour un auteur, c'est au niveau du propos, c'est là qu'il est différent d'un autre. Je ne sais plus qui a dit "Un auteur n'écrit pas mieux qu'un autre, il écrit comme personne". Le but, ce n'est pas de faire mieux ou de faire plus compliqué. Ma formule consiste à raconter des choses avec un langage que tout le monde comprend et connaît depuis Tintin. Et le lecteur se dit "ah ok, ça va on est en terrain connu, il n'y a pas de problème". C'est ensuite que je suis peut-être un petit peu pervers, quand je décide d'amener tout à coup des idées qu'on n'a pas forcément beaucoup vues en bandes dessinées.

Des idées, des références aussi. Des références littéraires entres autres. Je pense au dernier album, "Novembre toute l'Année", on a vraiment l'impression que tu as voulu planter un climat à la "Agatha Christie". J'imagine que ce n'est pas tout à fait innocent ?

Frank Le Gall : C'est vrai que dans le dernier, j'avais le désir de faire un album un peu à la "Agatha Christie" ou à la "Simenon", qui m'a également beaucoup impressionné, ou encore rappelant des films de Clouzot. Dans les films d'avant-guerre de Clouzot, comme "Le Corbeau" ou "L'Assassin habite au 21", il y avait une ambiance à trancher au sabre, j'ai toujours adoré. Je suis largement en-dessous, bien sûr, mais j'adore ces ambiances avec des personnages très forts, des caractères, des ambiances très "noir et blanc", des scènes de brouillard… Plutôt que revenir perpétuellement au "Lotus Bleu", revenir au "Crabe aux pinces d'or", c'est très bien mais on ne peut pas passer sa vie à cela.

Pour revenir à "Théodore Poussin", il y a eu un premier cycle d'aventures qui s'est terminé par un superbe album en aquarelle, en couleurs directes, la "Vallée des Roses", et puis il y a eu des aventures un petit peu plus exotiques on va dire, notamment avec le point culminant "La Terrasse des Audiences". Maintenant, c'est vraiment un retour à la case départ. On retrouve les mêmes protagonistes que dans le tout premier album, on retrouve le même climat, les mêmes endroits, en partie… C'est une volonté de refaire ce premier album avec la patte actuelle ? Parce qu'on voi,t quand on prend les deux en mains, qu'il y a manifestement une grande qualité graphique qui s'est dégagée au fur et à mesure des années…

Frank Le Gall : C'est exactement ça. En fait, je n'en étais pas tout à fait conscient au moment où j'ai entamé "Novembre toute l'Année" mais je me souviens d'une conversation que j'avais eue avec mon éditeur en lui disant : "J'aimerais bien refaire le premier album qui, pour moi, n'était pas d'une qualité formidable au niveau du dessin". Mon éditeur m'a demandé si je préférais qu'on remette de l'argent dans ce projet - et que je refasse mon premier album - ou bien qu'on investisse dans la promotion d'un nouvel album ? Je me suis aperçu qu'il avait raison, que le but était d'avancer et non pas de polir son œuvre et de revenir en arrière... sinon, on n'avance jamais. Ce premier album, j'aurais pu le refaire il y a dix ans, je pourrais le refaire aujourd'hui et dans dix ans, je suis bon pour le refaire à nouveau. Donc, autant refaire de nouveaux albums. Du coup, il y avait quelque part l'envie de refaire "Capitaine Steene" mais avec ce que je sais aujourd'hui, avec ce que je sais de la BD, avec les progrès que j'ai faits. C'était amusant.

Alors, il n'y a pas eu que "Théodore Poussin" dans ta vie, il y a eu notamment les fameux "Petits contes noirs" dans la collection Poisson Pilote chez Dargaud avec ton frère. Une envie de travailler en famille ou une envie de travailler autre chose ?

Frank Le Gall : Les deux en général. J'ai toujours eu envie de travailler avec mon frère. Mais on était d'accord tous les deux pour que Pierre fasse d'abord son trou de son côté afin qu'on ne puisse pas l'accuser de profiter de moi, de profiter du nom de la famille. Déjà, il m'a demandé très poliment si je voulais qu'il change de nom. Il m'a demandé si cela m'ennuyait qu'il s'appelle le Gall ou si je préférais qu'il signe avec un autre nom. Il s'appelle Le Gall et donc, je trouvais normal qu'il signe Le Gall... Je ne suis pas le premier Le Gall sur terre. Il a donc signé de son nom, mais cela n'allait pas au-delà. Je n'aurais certainement pas dessiné le premier album de Pierre. Cela aurait pu paraître louche, suspect. En revanche, l'envie de travailler avec lui était bien là. Et puis, par chance, ça s'est mis. Je lui ai proposé un projet qui lui collait parfaitement, où Pierre est très à l'aise. C'est vrai aussi que de mon côté, il y avait l'envie de faire un peu autre chose, de montrer que "Poussin" ,'était pas quelque chose qui m'était complètement naturel.. qu'il y avait une sorte d'effort, une espèce de contrainte à faire du "Théodore Poussin". Si je prends un feuille de papier comme ça, chez moi, et que je griffonne une tête, cela ne ressemble pas à du "Théodore Poussin". C'est un peu moins élaboré, c'est un peu moins travaillé et dans les "Petits Contes Noirs", je peux davantage me laisser aller à ça. Je peux davantage m'amuser.

Avec évidemment, le côté humoristique qui peut ressortir pleinement alors que dans "Théodore Poussin", il y a évidemment quelques pointes d'humour mais l'essentiel, c'est l'aventure. Ici, le gag - ce n'est pas tout à fait le mot approprié, mais je n'en trouve pas d'autre - le gag en une planche, c'est une discipline.

Frank Le Gall : Tout à fait. Il y a effectivement une discipline mais, à mon avis, plus pour Pierre au niveau du scénario finalement. La comparaison que je ferais plutôt : c'est que quand je fais "Théodore" c'est un peu comme si je sortais dans le monde : il faut bien s'habiller, bien se coiffer etc… Et "Les Petits Contes Noirs" c'est plus du genre : "Eh, venez à la campagne passer un week-end, je serai juste en pull-over, il y aura un feu de cheminée et ce sera entre nous, mais ce sera sympa aussi". C'est un peu moins guindé, c'est un peu moins fabriqué. Moebius disait à propos de "Blueberry" que lorsqu'il dessinait du "Blueberry", il passait à travers tout un univers de technique de travail. Cela ne voulait pas dire que c'était "chiant" à faire mais ça voulait dire que ce n'était pas naturel. Et puis, quand il faisait Moebius, en revanche, il dessinait les yeux fermés, comme il voulait. Voilà, c'est un peu ça, "Les Petits Contes Noirs", c'est presque une récréation. Je m'amuse à mal dessiner par exemple, à faire des traits de travers en disant "ouais, c'est bon je les assume". Dans "Théodore", je ne peux pas faire cela. Un trait de travers, il est gratté et je le refais pour qu'il soit impeccable.

Bon alors, il y a le gars bien habillé, le gars pull-over du week-end et puis il y a aussi le gars "Père de famille". Les "Barbutins" c'est une volonté de faire quelque chose pour les enfants ou c'est une envie de dessiner autrement ?

Frank Le Gall : Non, ça c'est à cause des enfants. C'est d'abord le fait d'en avoir eu moi-même et puis j'adore les enfants, surtout les tout-petits. Je trouve que c'est un public formidable. Il suffit d'emmener un tout-petit voir "Guignol" pour comprendre cela. Quand on voit un gosse se mettre à hurler parce qu'il voit le brigadier arriver avec son bâton et je ne sais pas quoi… C'est fabuleux, c'est un public qui est complètement neuf, innocent, qui croit à tout. Si vous faites un gag avec quelqu'un qui marche sur un râteau et qui se le prend dans la figure, le gosse rigole, parce que c'est un gag nouveau pour lui. Pour un vieux, ce n'est pas pareil, il l'a vu dix mille fois ce gag, cela ne le fait plus rire. C'est ce côté "pur" que j'aime chez les enfants. Puis, on se rejoint quelque part, j'aime bien aussi les histoires naïves, simples. Je regrette un peu l'époque où je ne m'intéressais qu'à ce type d'histoire et où j'y trouvais mon comptant.

Alors, tu viens de la mécanique du rire. Mais, il y a évidemment, une mécanique qui est beaucoup plus compliquée, qui est beaucoup plus pointue, celle des larmes. Emouvoir, faire pleurer, c'est difficile?

Frank Le Gall : Emouvoir en bande dessinée, je trouve que c'est presque impossible. On n'a pas de visage humain. Au cinéma, il y a des êtres humains qui jouent, donc un sentiment passe beaucoup mieux, on décode beaucoup mieux. En bande dessinée, on a recours à des systèmes pour qu'un sentiment passe, on a droit à des sentiments très exagérés du genre : la colère, la gaieté, etc… Mais ensuite, pour entrer dans des sentiments un peu plus complexes ou diffus, cela ne peut pas passer par des dessins. Je ne connais aucun dessin qui soit émouvant tout seul. Ca passe par le texte, par le scénario. Et on revient à mon cheval de bataille… Mais pour arriver à faire pleurer quelqu'un, en BD, il faut amener tout le truc. J'ai réussi ça dans la "Vallée des Roses" une fois, mais je sais que pour y arriver, j'ai mis 43 pages. J'ai installé 43 pages de trucs pour qu'à la 44ème page, il y ait une émotion qui passe et que les gens pleurent. S'ils n'avaient pas lu les 43 précédentes, mon truc ne marchait pas.

Et tu as eu des retours à ce niveau-là ?

Frank Le Gall : Enormément. Même des gens qui se prétendaient "cœur de pierre" et qui étaient fiers de dire qu'ils ne pleuraient jamais ont pleuré en lisant la "Vallée". Et ça c'est le plus beau compliment parce que faire rire, c'est déjà formidable, mais faire pleurer quelqu'un sur un livre… Comme tout le monde, j'ai pleuré en lisant des livres.. Je sais ce que ça représente d'intimité avec le livre pour arriver à pleurer ; il faut vraiment être en symbiose complète avec le bouquin. C'est le meilleur compliment qu'on puisse faire à un auteur.

On parlait tout à l'heure de références, du fait que de temps en temps, il n'y avait peut-être pas du pastiche mais en tout cas des références totalement cinématographiques et littéraires dans ton œuvre. Parlons un peu des "aventures de la fin de l'épisode" (A L'Association, Le Gall au dessin, Trondheim au scénario, ndlr). Qu'est-ce que c'était cette expérience pour Lewis Trondheim et toi ?

Frank Le Gall : Lewis est plus jeune que moi, il n'a pas 20 ans de moins que moi non plus, mais il avait tendance à me considérer comme une espèce de vieux dinosaure, comme le gars qui travaille chez Dupuis, qui a plein d'albums, ça marche bien pour lui, un vieux truc. Un jour où j'avais lu une histoire de lui dans la collection "Patte de Mouche" ("Imbroglio", paru en 1992 à L'Association), je lui ai dit que s'il me faisait un scénario comme ça, je le dessinais. Evidemment, le lendemain, il m'a appelé en me disant que le scénario était fait ! Là, je me suis dit :"Je vais leur montrer à tous ces jeunes, je vais dessiner ça en cinq jours !" En fait, j'ai mis un temps fou à le faire. J'ai dû mettre,... je ne sais pas,... trois semaines !

Alors, c'est vraiment un gros pastiche par rapport à toutes les histoires policières "grosses ficelles" que ce soit au cinéma ou en bande dessinée, on peut penser à Ric Hochet, même. Mais surtout à Sherlock Holmes.

Frank Le Gall : Je ne pensais pas tant à cela parce qu'en fait, il n'y a pas vraiment d'allusion à Sherlock Holmes ou au 19ème siècle dans le scénario de Lewis. Il avait dessiné des personnages plutôt actuels et c'est moi qui ai eu envie, parce que je suis un grand fan, de faire un espèce de Sherlock Holmes avec son Docteur Watson. Je ne crois pas que c'était tellement dans le scénario. Ce qui est surtout amusant, c'est qu'il m'a fait ce scénario, je l'ai dessiné et ensuite, au cours d'un dîner, Lewis m'a dit "Tu me dois un scénario". Je lui ai dit ok, je te dois un scénario donc faisons un petit "Patte de mouche" ensemble. Et il m'a rétorqué "Ah, je vois ce que c'est ; petit bras quoi". J'ai répondu : "Quoi, tu veux un plus grand scénario?". "Bah, oui, pourquoi pas?". Moi, ce qui me gênait, c'est que je me demandais ce que je pourrais bien amener à Lewis? C'est un type qui sait tout faire ; il a de l'humour, il a un sens de la philosophie que moi, je n'aurai jamais, il a le sens de l'histoire. Je ne voyais pas tellement ce que je pouvais lui amener.

Ca a pourtant donné l'un des plus beaux Lapinot de la série ("Vacances de printemps", chez Dargaud en 1999, ndlr) ?

Frank Le Gall : Lewis m'a donné une piste. Il m'a dit qu'il n'étais pas très littéraire, qu'il n'avait pas lu énormément de littérature. Précisons qu'il est fils de libraire, donc, il n'a jamais lu ; c'est comme les cordonniers les plus mal chaussés... Il m'a donc dit qu'un scénario autour de la littérature lui plairait beaucoup. Au départ, j'avais carrément pensé faire une biographie de Maupassant. Et puis un jour, je lui ai demandé si ça l'ennuyait si je faisais plutôt un Lapinot ? Parce que du coup, les personnages existent, ils ont déjà du caractère ; j'y serais plus à l'aise plutôt que de créer un truc entièrement nouveau. Il était d'accord. A l'époque, je venais de lire une nouvelle très romantique d'Henry James qu'il avait écrite étant jeune et je m'étais dit que cela serait amusant de faire un récit comme ça, très parodique mais un récit à la Henry James, l'idée est venue de là. Ce qui est drôle, c'est que Lewis n'ayant pas du tout les références que j'avais, moi, en l'écrivant ; il l'a dessiné d'une toute autre façon.

Malgré tout, on retrouve l'époque victorienne en plein, même dans le dessin !

Frank Le Gall : Ah, parce que là, je l'ai un peu forcé quand même. Je lui ai dit qu'il fallait qu'il me fasse du décor victorien, des calèches etc.. et je lui ai passé plein de documentation. Il s'en est plus ou moins servi , selon son humeur. Il n'était pas très accoutumé à ça, c'est ça qui est amusant. Lewis a sa propre méthode de travail. Ce qui le surprenait, c'est quand je lui disais : "Tu vois, là, les gens, ils sont près de leur cheminée par exemple en train de boire leur thé. Je ne sens pas vraiment la chaleur du feu, le goût du thé, tu vois ? Je ne sais pas si leur thé est bien sucré, pas très sucré, s'il y a du lait dedans ou pas, ça c'est important". En général, il me répondait : "On s'en fout dans l'histoire !". Je lui répondais que pour moi, c'est ce que j'appelais l'effet "Vallée des Roses". C'est pour ça que les gens, quand ils vont voir la tasse de thé, ils vont avoir le goût du thé dans la bouche. Quand ils vont voir le feu dans la cheminée, il faut qu'ils sentent la chaleur des flammes... C'est le plus important. Ensuite, ce que les personnages disent, c'est presque secondaire.

Frank, un tout grand merci.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

Images Copyrights © Frank Le Gall - Editions Dupuis 2001
Images Copyrights © Pierre Le Gall & Frank Le Gall - Editions Dargaud 2001
Images Copyrights © Irène Colas & Frank Le Gall - Editions Delcourt 2001

Images Copyrights © Frank Le Gall & Lewis Trondheim - Editions Dargaud 2001


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