Interview Bernard Yslaire : le XXème Ciel.com... version 2.0 (suite)



Je reviens à ma question précédente : ce n'était effectivement pas un choix facile de partir de Sambre, grand succès "classico-classique" et "romantico-classique" et d'aller vers quelque chose de totalement décloisonné, ouvert, avec une lecture difficile, surtout pour la première version.

Yslaire : Forcément que ce n'était pas un choix facile. Mais ce choix est guidé par le désir d'être sincère avec soi-même, de produire autre chose, de me poser des questions… Sambre, c'est le 19ème siècle, ça marche très fort. Mais ma question était de savoir si la BD était quelque chose de vraiment actuel, n'était-ce pas totalement dépassé ? N'étions-nous pas en train de vivre sur le passé, y avait-il encore un intérêt à produire des images et du texte sous cette forme-là, à l'heure actuelle, à l'heure d'Internet, des jeux vidéo… J'ai eu envie de remettre la pendule à zéro et de me dire : "La BD, au plus court, c'est des images et du texte. On va voir ce que je peux faire avec ça… ". Après 25 ans de carrière, on a parfois envie de reprendre les mêmes éléments, de remélanger le puzzle et de voir ce qu'on est capable de faire qui soit plus actuel, qui parle d'ici et maintenant, qui parle de ce qu'est le monde…


Es-tu es conscient que les choix que tu as faits portent les gens à penser à un Yslaire qui se résume en 3 étapes : Bidouille et Violette, Sambre et le XXème ciel ? Il y avait un graphisme "gros-nez-Spirou", ensuite, il y a eu le "Glénat-type" historique, tout en longueur et en finesse, et puis la "folie graphique et le traitement informatique" d'une troisième période. C'est une étiquette qui va te rester. Il y a des oeuvres ou des carrières qui bougent peu, mais la tienne bouge par paliers radicaux !

Yslaire : J'ai envie de dire que je suis un homme de révolution, tant dans mon travail que dans ma vie. La plus belle carrière pour moi était celle de Picasso, dont les différentes périodes ont montré des styles extrêmement différents. J'ai toujours trouvé prodigieux de se remettre en cause dans la création, de revisiter ce qu'on a fait, de plonger et d'aller vers l'inconnu. Cela ne me gêne pas que l'on me colle des étiquettes différentes, bien au contraire.

Il est vrai que ces changements sont radicaux à chaque fois. N'est ce pas le signe qu'il se passe à chaque fois quelque chose dans le processus de création qui te laisse sur une profonde frustration ?

Yslaire : Ma démarche est d'abord de chercher le plaisir. Et aussi curieux que paraisse le XXème Ciel dans le sens que cela peut paraître lourd, ardu ou prise de tête, comme disent certains,.. pour moi, c'est du plaisir à l'état pur. Faire le XXème Ciel a été beaucoup plus facile que tout ce que j'ai fait auparavant. Bidouille et Violette paraît peut-être comme étant la chose la plus facile à lire mais, pour moi, le plus facile à faire était le XXème Ciel. Cela sort naturellement, je dessine ce que j'ai envie, ce dont je me souviens, et je m'arrête lorsque j'en ai marre. Je joue sur ce que je suis. Je n'oublie pas qu'un auteur, lorsqu'il écrit ou dessine, a des états d'âme, et ceux-ci font partie de l'histoire.

Je me souviens d'une chose que tu m'avais dite lorsque tu commençais à travailler sur le projet : tu rêvais de pouvoir travailler à l'envers : de dessiner d'abord et de scénariser après. Est-ce que cela ne t'a pas amené à faire le premier projet qui était peut-être un peu trop peu scénarisé ? N'es-tu pas tombé dans le travers du plaisir que tu t'étais proposé ?

Yslaire : Je pense que c'est plutôt à la deuxième version que j'ai véritablement rejoint le concept de départ, que j'ai osé le faire. Delcourt revendiquait le fait qu'il y ait des bulles. Moi, je voulais faire une histoire sans aucune bulle, ce n'était que des images que j'assemblais. Je n'ai donc pas pu le faire. C'est difficile de travailler avec quelqu'un qui est contraire à ce que vous souhaitez faire, et qui n'a pas forcément tort. Parce que, théoriquement, il n'avait peut-être pas tort, mais dans ce cadre-là, moi, je ne pouvais pas le faire. Ici, le fait d'assumer, ce en quoi j'ai eu l'impression de revenir à mon concept de départ, c'est que mes dessins existaient déjà et que je les ai reracontés. Donc, non, je n'ai pas l'impression d'être tombé dans le travers, pour répondre à ta question. Mais c'est vrai que c'est difficile d'aller au bout d'un concept, d'être radical avec soi-même et d'oser se permettre ce qui est interdit. La création, finalement, c'est une transgression constante de l'interdit. L'histoire de l'art, c'est une succession de règles qui ont été trahies à un moment donné, sinon, il ne se passe jamais rien.

Une question qui doit t'être posée régulièrement, et qui doit commencer à te gonfler, c'est : A quand le prochain Sambre ? Une bonne partie de tes lecteurs sont un peu frustrés à ce sujet.

Yslaire : Oui, c'est vrai. Je sais. C'est vrai que par excellence, un auteur méprise son public, puisqu'il ne lui donne pas exactement ce que ce dernier désire, il lui donne ce qu'il a envie de lui donner. Ce n'est pas toujours facile à gérer. Je fais mon possible pour plaire au lecteur, et le lecteur, c'est quelqu'un d'imaginaire. J'ai rencontré beaucoup de personnes différentes en 25 ans, et je ne sais toujours pas qui est Monsieur LE Lecteur. J'ai une certaine idée, comme tout le monde, d'un lecteur imaginaire, et qui n'appartient qu'à moi, sachant très bien que je peux me tromper. Mon humilité c'est de croire que ce qu'il attend de moi, ce que je peux lui offrir de mieux, c'est mon plaisir. Et si moi, j'ai beaucoup de plaisir à faire ce que je fais, il en aura peut-être d'autant plus. Lorsque j'entends les gens se plaindre de ne pas avoir la suite de Sambre, je repense à ceux qui se plaignaient de ne plus voir Bidouille et Violette quand j'ai commencé Sambre. Et on ne m'a jamais autant parlé de Sambre que depuis que je fais le XXème Ciel. Ca me fait penser à Fellini sortant d'un Festival de Canne à qui un journaliste demandait ce que les critiques avaient pensé de son film. Il a répondu : "Comme d'habitude, ils ont préféré le précédent", or, il devait en être à son 23ème ou 24ème film.

On s'y habitue. Ce n'est pas très grave. L'humilité, c'est d'accepter que les gens peuvent ne pas être d'accord. Peut-être que je me trompe parfois dans mes choix, mais peut-être que ce sont eux, parfois, qui se trompent également. Peut-être adoreront-ils cette version-ci du XXème Ciel… ! En tout cas, pour l'instant, les échos sont beaucoup moins agressifs à l'égard de la seconde version de l'album. Peut-être est-ce parce que le choc est passé, peut-être aussi parce que l'histoire est plus mûre, plus proche du public, plus lisible et que les gens sont peut-être capables, maintenant, de l'accueillir.

En plus, je peux maintenant leur répondre que j'ai vachement envie de faire la suite de Sambre, parce que je vais la faire. Je n'ai jamais eu autant envie de faire la suite de Sambre que depuis que je fais le XXème Ciel. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le cinquième Sambre m'empêchera de faire une suite au XXème Ciel. Parce que le jour où je vais faire le cinquième Sambre, on va me demander : "Et le XXème Ciel …?".

C'est un très beau mot de la fin. Merci beaucoup, Bernard Yslaire.

(Interview réalisée par Thierry Bellefroid pour BD Paradisio, au festival d'Angoulême 2000)

Le 31 avril 2000 : XXeciel.com devient un site Internet : http://www.xxeciel.com
Un magazine du siècle dont les premières pages sont mises en ligne tous les "31".

Images Copyrights © Bernard Yslaire - Editions Les Humanoïdes Associés 2000


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