L'actualit� de la presse BD comment�e



Bo Doï N° 36 (Décembre 2000)
de Damien Perez

Bo Doï, une fois n'est pas coutume, nous la joue éclectisme culturel façon Télérama en ouvrant ses pages de décembre sur un opéra et une série Télé.
La fin du monde, dont on a pu remarquer qu'elle n'avait pas eu lieu lors du changement de millénaire, interviendra, promis, le 15 septembre 2001, jour de la première de l'adaptation à l'opéra de… Tintin. L'occasion pour Bo Doï de rappeler les agissements ébouriffants, parfois même condamnables ( et souvent condamnés) de Nick Rodwell, gestionnaire du filon Tintin (et second mari de Mme veuve Hergé), dont les " interdictions imbéciles " à force de vouloir protéger la " Rolls Royce de la BD ", risquent de mener la belle limousine droit dans une impasse. Et là pour les bénéfices ce sera… tintin.

Le Groupe W passera-t-il le cap de la série Z ? Bo Doï vous donne toutes les clés pour vous faire une opinion quant à l'adaptation télévisée de la série Largo Winch (Franck et Van Hamme) qui jouit en tous les cas d'un casting impeccable (Winch (Paolo Seganti) et Ovronnaz (Diego Walraff) sont tout à fait convaincants. Et puis toute l'équipe a l'air si sympa, tenez, David Patterson, producteur exécutif chargé de la direction artistique, par exemple : " Peut-être que nous allons recevoir 200, 2000 ou 20 000 lettres de bédéphiles disant " Ah ! Ce n'est pas la même chose que dans la BD ! " Mais si, d'un autre côté, il se trouve six millions de téléspectateurs pour regarder chaque épisode, eh bien… que les bédéphiles aillent se faire foutre ! ". Bon. 26 épisodes, 200 millions de francs investis dans la production, huit réalisateurs et dix scénaristes (dont David Wu, assistant de John Woo), 205 jours de tournages et plus de dix millions de lecteurs ( albums et publications presse confondus) qui vous attendent au tournant, ça peut rendre nerveux, non ? Non ? Rendez-vous en 2001 sur M6.

Egalement au sommaire de Bo Doï, " l'autopsie d'un héros ", Torpedo, au fil des interviews croisés de Bernet et Abulli, " les frères ennemis de la BD espagnole " dont la brouille à propos de l'oubli (volontaire ?) du nom d'Abuli sur un CD à l'ambiance inspirée de leur série commune aura au moins fait une victime : le dit Torpedo (" l'homme qui tue les grands-mères dans le dos ") et des milliers d'orphelins : leurs pauvres lecteurs abandonnés. A suivre comme disait l'autre.

Son nom ne fut pas toujours connu ni reconnu, ses œuvres (Bob Fish, Freddy Lombard ou le jeune Albert) ne se vendirent pas par piles industrielles, mais son trait inimitable en a fait un auteur reconnaissable entre tous. Portrait d'une sommité décalée partie trop tôt, Yves Chaland, dandy raffiné, apôtre du non-sens, grand illustrateur publicitaire, pape du 92ème degré, sorte de postcurseur délirant dont le talent était avant tout de maîtriser un art vénérable (la ligne claire) pour mieux le dynamiter. Jean-Pierre Dionnet (ex-rédacteur-en-chef de Métal Hurlant), Didier Pasamonik (Editeur de plusieurs de ses albums) et Yann (Scénariste, entre autres, de Pin-up, des Innommables) (re)dressent la légende d'un auteur majeur, à l'heure de la sortie de nombreux ouvrages qui le sont consacrés et de la préparation pour 2001 d'une exposition à Angoulême.

Lavilliers scénariste chez Soleil ? Qui s'en plaindrait puisque le chanteur stéphanois profite de la sortie de son nouvel album pour en sortir un autre, dessiné, celui-là, " L'or des fous " composé de ses plus grands textes illustrés par quelques-unes des plus grandes plumes du métier (Bajram, Dany, Lepage, Plessy). D'ambiances latines en jungles urbaines, la salsa prend, assurément, et les personnages de Lavilliers brûlent les planches que Bo Doï nous propose en avant-goût, réalisées par Mourier (Les feux d'Askell) et Tota (Photonik, Aquablue). Entretien avec un chanteur ravi.

Coté prépublications, l'humeur est à l'antique authentique, à la mythologie passée à l'antimite. La marque des plus grands n'est-elle pas de s'affranchir de la temporalité ? A peine échappé du futur semi-apocalyptique de " Siloé ", Serge Le Tendre (La quête de l'oiseau du temps), accompagné de Christian Rossi (Jim Cutlass), nous revient pour Tirésias, une fresque antique dans la droite lignée de " La gloire d'Héra ", précédent album commis par le talentueux duo. L'occasion pour les lecteurs de Bo Doï de se familiariser avec une mythologie au ton délibérément novateur et qui leur est offerte, gâterie supplémentaire, avant tout le monde puisque cet album ne sortira que courant 2001.

Le Décalogue, pour sa part, (Giroud (Louis la Guigne, Azrayen) et Béhé (Minuit à Rhodes, Péché mortel)) se drape toujours plus dans le mystère d'une histoire à nulle autre semblable. Le Naik, mystérieux manuscrit dont l'auteur ne serait autre que…Mahomet, procure gloire et richesse à l'écrivain raté qui se l'est approprié par hasard et manipule ceux qui l'approchent. Pendant ce temps, dans l'humidité des sombres ruelles de Glasgow, un tueur sanguinaire aux motivations obscures (pour l'instant !) frappe toujours. Un trait reconnaissable entre tous, une intrigue solide, des personnages secondaires bien obligés de s'effacer devant le seul véritable personnage principal, le mystérieux Naik, contribueront sans nul doute à faire de cette série un événement, voire un classique si la qualité ne se dilue pas dans la durée. Rappelons que l'ambition affichée du scénariste est de sortir les prochains tomes (tous dessinés par un auteur différent) sur un laps de temps très court. Un sacré défi quand on mesure l'ampleur de la tache.

Théodore Poussin, quant à lui, pourra enfin s'en retourner vers le repos mérité auquel doit avoir droit tout héros entre deux aventures, Bo Doï nous livrant enfin l'épilogue de " Novembre toute l'année " (Tome 11 de la série, scénario et dessin de Frank Le Gall). Poussin y découvrira l'identité du mystérieux " requin ", ce tueur embarqué à bord du Cap Padaran. Le tout est de savoir qui, des membres de la troupe de théâtre aux mises en scènes sanguinaires ou de l'inquiétant M. Novembre sera prêt à endosser le costume de l'assassin… A moins que…

Et pour compléter ce richissime panorama du neuvième art, une présentation toute en chair de l'exposition Pichard (Paulette, Ténébrax) et de ses héroïnes dénudées, les critiques d'albums, le pinailleur, une interview de Hayaoh Miyazaki (le " Walt Disney japonais " dont le deuxième tome de la série " Nausicaa de la vallée du vent " vient de sortir chez Glénat, Claire de Nuit (par le dessinateur de Torpedo), Norma (Cuadrado) sans oublier la dernière bande du cadavre exquis, oui oui, la toute dernière, dessinée, excusez du peu, par M. Uderzo. De quoi se tenir au chaud jusqu'en janvier.

Bo Doï - 13, rue de l'Ancienne Comédie à 75006 Paris - France - Tel : + 33 1 44 41 00 58 - e-mail : lz.bd@wanadoo.fr / Belgique : BoDoï - Partner Press - 11, rue CH. Parenté à 1070 Bruxelles

____________ Pour ce que j'en pense ... ____________

Vol au dessus d'un nid de colombes

Ainsi donc, les censeurs sont de retour. Et Bo Doï, comme Vécu, jugent le phénomène assez inquiétant pour s'en faire les échos, le premier dans son dossier Bernet-Abuli, le second dans une manchette plus discrète mais tout aussi révélatrice du réveil de la bête.

De la mise à l'Index du Flash Gordon d' E.P. Jacobs jusqu'à la saisie du numéro 66 de Circus (certains propos de Tito concernant la monarchie belge ayant alors été jugés irrévérencieux), sans oublier l'interdiction de vente aux mineurs (et même de publicité !) du Barbarella de Forest, la bande dessinée paya plus qu'à son tour un pesant tribut à la censure. L'évolution des mentalités aidant, cette censure est heureusement de nos jours plus souvent le fait de quelques groupuscules familiaux ou religieux que des autorités étatiques devenues sans doutes plus tolérantes.

Claire de nuit, la gentille prostituée qui racole en fin de Bo Doï, et Torpedo, tueur à gages sanguinaire des années trente (dont les éditions Glénat n'osent pour l'instant sortir le tome 15) constituent, semblent-il, deux prétextes rêvés pour que nos censeurs se laissent aller à cette rage délicieuse que seule procure la vaillante croisade pour la sauvegarde de nos âmes.

Torpedo n'est certes pas ce qu'il convient d'appeler une saine lecture familiale, mais Claire, sympathique icône d'une putasserie bonhomme, bien moins vulgaire (et drôle) que Lolo et Sucette (Yann et Hardy), est à mon sens une série tout à fait pédagogique. La rondeur de son trait et la facilité souvent improbable des ébats rémunérés de son héroïne l'ancrent finalement dans une réalité annexe, colorée, presque assimilable à celle d'un conte, où l'on présente la prostituée sous un jour sympathique, voire nuancé, à la fois pute, assurément, mais aussi mère de famille attentionnée. Une sorte de douce défense de la différence, en somme, qui pourrait faire de Claire de nuit un série gentiment décalée, voire éducative, dont la finalité pourrait être de pourfendre tout manichéisme à travers l'adaptation intelligente d'une certaine forme d'imagerie populaire.

J'en fais trop, là ? Ce type d'onanisme intellectuel, même s'il emprunte les chemins inverses de ceux des bouteurs d'arrière-trains ne convaincra sans doute guère plus que la rhétorique acerbe des censeurs. Mais que voulez-vous ? Est-il finalement encore possible d'enrichir un débat millénaire ? Rappelons pour mémoire que le Censeur était un magistrat romain chargé d'établir le cens (dénombrement des citoyens), mais dont la charge était également le contrôle des bonnes mœurs de la population, et que Juvénal (poète latin, 63 av Jésus Christ (Jésus Christ, le prophète, pas l'autre, celui de Tronchet)) expliquait déjà, en cette lointaine époque, que "la censure épargne les corbeaux et s'abat sur les colombes"... C'est dire si le débat date... Et qu'on ne s'étonnera plus dès lors que certaines associations aient récemment voulu faire interdire dans les bibliothèques scolaires, en vrac, "Silence" de Comès, "Le grand pouvoir du Schninkel" de Rosinski et Van Hamme ou "Bois d'ébène" de Bourgeon, autant de superbes colombes dans le septième ciel du neuvième art. Ceux qui connaissent mesureront l'étendue de l'hérésie. Les autres trouveront là de quoi se persuader de l'insondable bêtise des bien-pensants en partant à la découverte de ces œuvres majeures de la bande dessinée.

Je reste toutefois persuadé de l'utilité de ces activistes de la salubrité culturelle. Chaque époque a finalement besoin de ses censeurs pour qu'il soit encore meilleur de se rouler dans la fange de nos vices présumés. D'autant plus que cette formidable prétention qu'ont les donneurs de leçons à vouloir tailler dans le roc les tables du bon goût n'est finalement plus qu'une inutile coquetterie. Car la BD a t-elle encore un tel pouvoir de perversion à l'heure des jeux vidéo dont la violence représente souvent la seule constante de gratuité ou du cinéma gore esthétique ? Attaquer le neuvième art n'est-il pas déjà un combat d'arrière garde, le baroud d'honneur de quelques grognards en mal de campagnes ?

L'idée que je me fait finalement des censeurs ? Je me les représente comme ces vieux Phalangistes mis en scène par Bilal et Christin, dans " les Phalanges de l'ordre noir ". Quelques idéologues terroristes en retard d'un combat et qui reprennent la lutte dans un monde qui a évolué plus vite qu'eux. A mon sens, vouloir restreindre la liberté de choix d'un lecteur est une forme de terrorisme d'un autre âge, le pâle reflet de la volonté médiocre de vieux donneurs de leçons de construire les jeunes générations à leur image. Par peur de quoi ?

Pour ce que j'en pense, de Damien Perez


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