Interview de Tiburce Oger
La piste des ombres



Interview de Tiburce Oger, à l'occasion de la sortie de "Les écorchés", troisième album de la série La Piste des Ombres, paru dans la collection Fantastique aux éditions Vents d'Ouest.

J'essaie toujours de mettre mon anti-cléricalisme entre parenthèses mais trop d'horreurs ont été commises au nom de la religion.

 

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Entre horreur et massacres, l'auteur s'en prend violemment à la société colonisatrice de l'époque, évoquant le sort des minorités, dénonçant le rejet de la différence en même temps que l'extermination d'un peuple, les Indiens. Un épisode néanmoins plus optimiste que les précédents.

Au début de ce nouvel épisode, Natanael tente de se débarrasser des trois pierres. Il les jette dans un cours d'eau mais celles-ci rejaillissent à ses pieds. C'est là le seul élément fantastique de l'album…

Tiburce Oger : C'est en effet la seule apparition magique des pierres. Le reste de l'histoire relève du réalisme. Je me suis amusé à mettre du fantastique dans un western. Mais attention, pas n'importe comment : je me suis basé sur des légendes indiennes, sur ces démons protecteurs qu'on ne nomme pas. Cependant, je pense qu'il ne faut pas trop en faire, question de vraisemblance. Dès lors que les pierres atterrissent à ses pieds, Natanael les range dans sa poche et essaie de les oublier, de changer de vie.

Par cette seule apparition des pierres, vous laissez entendre que Natanael et les pierres sont liés au vieil Indien Oldchuck ?

Tiburce Oger : On découvre en effet qu'un lien étrange les unit. Alors que Natanael et les pierres se trouvent dans le Dakota, le vieil Oldchuck cuve son whisky à l'autre bout du Texas. Mais il ressent l'esprit des pierres et comprend que son ami le cow-boy n'est plus de ce monde. Cependant, on n'en apprendra pas plus dans cet album…

Après avoir vécu des mois dans la solitude, frôlant la folie, Natanael est embauché par un chasseur de bisons en qualité d'"écorcheur". Il va alors partager l'horreur et l'absurdité des massacres. Mais paradoxalement, il va retrouver le courage de vivre. Drôle de rédemption…

Tiburce Oger : Pendant plusieurs mois, Natanael vit seul, errant comme un mort-vivant. En rencontrant le chasseur, il revit ; il est content même s'il s'agit de la pire racaille. Ne supportant plus sa solitude, il est prêt à accepter le travail le plus horrible.

Une activité, qui rajoutée aux vicissitudes de sa vie, va endurcir Natanael.

Tiburce Oger : Il se fait couper les cheveux courts, bien kitsch, avec la raie au milieu ce qui le vieillit déjà un peu, mais on voit effectivement ses traits se durcir. Rien d'anormal. À cette époque, les jeunes de vingt ans, qui ont commencé à travailler à quatorze ans, paraissent souvent plus âgés, montrant à la fois un côté bambin et viril.

Quel était exactement le métier des écorcheurs ?

Tiburce Oger : Ecorcheur ou skinner en anglais. Pour un chasseur qui massacrait cent bisons, il fallait jusqu'à dix gars pour "écorcher" les bêtes, racler, préparer et tendre la peau, après avoir passé une solution à base d'arsenic destinée à alléger la peau et éviter qu'elle dépérisse. J'ai appris en faisant des recherches qu'une des meilleures méthodes consistait à couper la tête de l'animal et s'en servir de cale. Sic !

Le chasseur de bisons, les écorcheurs… Vous décrivez ces gars comme la lie de l'humanité.

Tiburce Oger : Les chasseurs étaient souvent des types qui voulaient se recycler tout en gagnant de l'argent en peu de temps. Ici, le personnage du chasseur est un vieux tireur d'élite de la guerre de Sécession qui a gardé son goût pour le tir. Mais comme il n'a plus le droit officiellement de tuer des hommes, il tue des bêtes. Mais lui ce qu'il aime, c'est le sang. Pas une once d'humanité. Son seul plaisir, c'est de savoir combien de bisons il a tués en une journée.

Des montagnes d'ossements, des champs de carcasses… Ces descriptions horribles, ce chasseur sanguinaire. C'est une dénonciation à peine déguisée ?

Tiburce Oger : Ce qui me révolte, c'est qu'en tuant des milliers de bisons - parfois seulement pour leur langue -, ces chasseurs blancs ont massacré tout le peuple indien, qui lui, chassait le bison pour se nourrir. Mais la dénonciation n'est pas le thème central de mon histoire, à la différence par exemple de la BD de Marc-Renier et Swolfs, La Danse des fantômes, qui retrace le dernier massacre des Indiens.

Les deux écorcheurs avec lesquels fraternise Natanael sont en fait des êtres très sensibles. En apparence écorcheurs de bisons, ils s'avèrent être des écorchés de la vie - d'où le titre de l'album - comme Natanael, Betty et son frère.

Tiburce Oger : Ce sont deux paumés qui ont l'air toujours taciturnes. En fait, on apprend qu'ils sont là eux aussi pour se cacher. Il s'agit d'un couple d'homosexuels qui se sont rencontrés pendant la guerre, l'un ayant sauvé la vie de l'autre. Le plus jeune, fils de bonne famille, a tué son père qui refusait cette alliance, d'où la fuite. Ce sont deux gars qui auraient aimé avoir une vie tranquille mais qui sont obligés de vivre avec la pire racaille, loin du monde civilisé.

Des homosexuels dans un western. C'est inattendu…

Tiburce Oger: On n'a même jamais vu ça dans aucun western. Dans tous les films à la John Wayne, tout le monde ou presque est beau, bien rasé. Pourtant l'homosexualité existait déjà à l'époque. Mais c'était un sujet tabou, même si dans certains textes, on retrouve quelques rares allusions, mais si peu.

Des homosexuels, un Natanael maudit, une prostituée et son frère atteint du syndrome de la Tourette (graves tics nerveux et tics de langage). Vous vous faites le chantre des exclus ?

Tiburce Oger : J'aime bien parler des minorités, l'intolérance m'exaspère. Et ici, c'est le regard des autres qui fait de ces personnages des bannis. Le seul fait qu'ils aient quelque chose de différent est mal perçu par les autres.

Le retour à la civilisation de Natanael n'est pas très réjouissant. Vous en donnez même une vision plutôt amère.

Tiburce Oger : Cette société était composée de gens "bien pensants", sûrs d'avoir raison et venant dans l'Est dans l'idée de défricher un pays inexploré. Un peu comme Christophe Colomb qui a déclaré aux peuples d'Amérique : "Je suis content de vous avoir découverts". Comme si ces derniers avaient attendu son arrivée pour vivre. A cette époque, on assiste aussi à l'émergence de gens riches qui deviennent encore plus riches et de pauvres qui deviennent de plus en plus pauvres. Et il y avait une majorité de gens incultes ou qui n'avaient pour seules connaissances que les préceptes de la Bible. Pour ces gens-là, tout non-chrétien est forcément païen. Et ce discours - le colt et la Bible, les Etats-Unis l'ont tenu jusque dans les années 50. J'essaie toujours de mettre mon anti cléricalisme entre parenthèses, mais trop d'horreurs ont été commises au nom de la religion. A côté de ces gens-là, il y avait aussi plein de gens bien, heureusement.

Dans leur fuite, les cinq protagonistes s'improvisent braqueurs de banques. Pourquoi les faire basculer du mauvais côté ?

Tiburce Oger : Ils essaient simplement de vivre au-dessus de leurs moyens. Quitte à être bannis, autant l'être pour quelque chose.

Sur la fin, les deux écorcheurs se font tuer par le chasseur. Leur mort était-elle vraiment nécessaire ?

Tiburce Oger : Je ne voulais pas les faire mourrir. Je m'étais tellement attaché à eux à force de les dessiner, de leur donner des expressions. Par l'entremise d'une case, d'un gros plan et d'un regard, j'arrivais à leur donner vie. Mais j'étais obligé de les tuer. Non pas parce qu'ils étaient homos, mais pour montrer l'intolérance de la société de l'époque incarnée par le chasseur, les massacres de bisons… Cette société colonisatrice qui s'en prend aux plus sensibles. Leur mort me semblait également nécessaire pour qu'on les retienne, pour qu'ils ne déçoivent pas. Dans l'esprit des lecteurs, ils resteront comme un couple maudit, à l'image de Roméo et Juliette.

La fin de cet épisode n'est décidément pas très optimiste non plus…

Tiburce Oger : Au contraire, il est plein d'espoir. Dans la relation entre Natanael et Betty par exemple, il y a énormément d'affection et de respect entre ces deux personnages très sensibles. Natanael tombe même amoureux de la jeune fille, mais il se sent coupable vis-à-vis de sa dernière compagne, morte récemment. Contrairement au précédent tome, trois personnages sur cinq s'en sortent.

Brun, ocre, gris… Les couleurs ne sont pas très gaies non plus.

Tiburce Oger : Dans le deuxième album, nous étions dans une dominante de blanc et bleu pour la neige. Dans cet album, il pleut beaucoup, d'où le gris. Par conséquent, la vie extérieure est sale avec le bois mouillé, la boue, d'où les dominantes brunes, terreuses et ocres. Ça ne ressemble effectivement pas à des teintes chaleureuses, mais j'aime beaucoup les couleurs sombres, les nuances de teintes. Je suis d'ailleurs rarement avare en couleurs.

A la fin de l'épisode, les Indiens interviennent. Ni méchants, ni gentils. Vous êtes loin des poncifs du western.

Tiburce Oger : Jusqu'aux années 50, tous les Indiens étaient représentés comme des méchants. A partir des années 70, ce fut l'inverse : ils sont devenus victimes et gentils. Ce manichéisme m'énerve. Il y a eu des Indiens sanguinaires tout comme il y a eu des Indiens pacifistes. C'est comme dire que tous les Blancs étaient foncièrement méchants. Je me suis énormément documenté sur le Far West et j'ai rencontré beaucoup de stéréotypes, notamment sur la guerre de Sécession (avec les gentils Nordistes et les méchants Sudistes). Il faut montrer autre chose, montrer que les soldats qui se sont battus pour le Sud n'étaient pas forcément des esclavagistes, ils pensaient défendre un idéal de vie, leur lopin de terre. Idem pour les Nordistes qui pensaient défendre l'union de tous les États. En réalité, les trois quarts des hommes - d'un camp comme de l'autre - s'engagaient pour la paye et l'uniforme.

Quelles sont vos inspirations ?

Tiburce Oger : La série Red Rider - l'histoire d'un gentil cowboy accompagné d'un Indien rigolo - de Fred Herman, . Illustration de couverture extraite du tirage de tête paru chez Ciné-Flash. dans les années 40-50 m'a beaucoup influencé. Elle a aussi inspiré Morris, le créateur de Lucky Luke. Les Tuniques Bleues aussi et bien évidemment Blueberry, même si le côté froid de la narration de Charlier m'énervait quelque peu. En règle générale, ce qui m'a le plus influencé, ce sont les hommes et la façon dont ils vivaient. La grande aventure, ça peut-être bien à condition que l'aventure humaine soit touchante. C'est d'ailleurs pour cette raison que je ne dessine jamais de scènes panoramiques de batailles ; je privilégie les plans rapprochés dans les grandes batailles, une case pour décrire le combat d'un homme, ses expressions.

Combien d'épisodes de La Piste des ombres sont prévus ?

Tiburce Oger : C'est comme pour Gorn, j'avais signé pour trois et j'en ai déjà fait sept. Je repars pour trois. La Piste des ombres, je la vois en cinq tomes. Chaque album bouclant une aventure, avec un fil conducteur qui fait que ça peut durer. Peut-être y aura-t-il un second cycle…

Interview réalisée par Alexandra Chaignon
Interview parue dans le magazine Vécu
- aimablement fournie par les éditions Vents d'Ouest
Dossier réalisé par Catherine Henry

Images Copyright © Tiburce Oger - Editions Vents d'Ouest 2002

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