Indéniablement, Jean Dufaux
est un scénariste talentueux et expérimenté. S'étant attaqué à différentes
périodes de l'Histoire dans ses récits : la dépression liée au crach
boursier dans le années 1930 aux Etats-Unis ("Dixie
Road"), l'époque de la Comedia à Venise ("Giacomo
C."), la France sous Napoléon III ("Les
Voleurs d'Empires")… Dufaux s'attaque ici, dans "Murena",
à la Rome Antique sous le règne de Claude puis de Néron, au travers
du regard d'un citoyen, Lucius Murena.
Agrippine,
étant parvenue à épouser l'empereur Claude, cherche à présent à l'éliminer.
Deux raisons la poussent à cela. Elle a un fils, Néron, d'un autre
mariage, que Claude a "adopté" en épousant sa mère. Néanmoins, Claude
se rapprochant de son véritable fils, Britannicus, décide que c'est
ce dernier qui lui succédera, ce qu'Agrippine ne peut accepter, voulant
que Néron porte la couronne de lauriers. En outre, Claude a une maîtresse,
Lolia Paulina, dont il est très épris depuis de nombreuses années.
Il pense sérieusement à répudier Agrippine et épouser Lolia, la mère
de Murena. Mise au courant des projets de l'empereur par le biais
de Pallas, son espion, Agrippine est bien décidée à retourner la situation
à son avantage et est prête à tout pour faire accéder son fils au
trône.
Alors que Claude est sur le point d'annoncer officiellement que c'est
son fils Britannicus qui lui succédera, l'impératrice parvient à le
faire empoisonner, lui assénant le coup de grâce en lui faisant apporter
la tête de sa maîtresse sur un plateau. Claude en meurt.
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Le second
tome entraîne le lecteur à suivre la quête amoureuse de Néron
envers Acté, qui obnubile le nouvel empereur par son corps d'androgyne
(poitrine d'homme et sexe de femme). L'ayant fait enlever, il
lui laisse finalement le choix de rester à ses côtés ou de retrouver
sa liberté. A son grand étonnement, elle reste auprès de lui,
ce qui enchante Agrippine ; voir ainsi son fils amoureux lui laisse
en effet les coudées franches pour mieux tenir les rênes du pouvoir
et assouvir son ambition démesurée. |
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Un personage de second plan est également mis davantage en évidence
dans ce deuxième tome ; Pallas qui, après avoir servi fidèlement Agrippine
durant plusieurs années, se voit déshonoré par elle, n'ayant plus
besoin de ses services. Pallas décide alors de se venger. Au cours
de ses nombreuses recherches pour l'impératrice, il avait mis la main
sur le document écrit par Claude confirmant sa volonté de faire accéder
Britannicus au trône et de déshériter Néron.
Ayant
conservé ce document, il le remet à Britannicus, qui vit en exclu
à l'écart de la cour et de Néron. Il n'aura malheureusement pas le
temps de chercher à faire reconnaître ses droits, mourant lui aussi
d'une mort violente, alors qu'il s'apprétait à faire sa fracassante
déclaration en public devant son demi-frère Néron. Néron se retrouve
ainsi seul avec sa mère à vouloir "mordre dans ce fruit pourri qu'est
le pouvoir ".
Ce
troisième tome, "La
meilleure des mères" (qui sort en ce mois de juin 2001 aux éditions
Dargaud), met fin à certaines de nos interrogations. Jean Dufaux règle
les problèmes tout en posant d'autres questions. La lutte pour le
pouvoir s'affirme de plus en plus ; la tension monte et les rivalités
éclatent au grand jour. Néron veut éliminer Agrippine, et inversement.
Murena poursuit son enquête à la recherche du meurtrier de sa mère,
mais voit systématiquement les pistes se brouiller au fur et à mesure
qu'il pense arriver à la vérité. Parallèlement, les jeux cruels de
gladiateurs se poursuivent pour le plaisir des riches et du peuple,
de nombreux hommes se battent , d'autres meurent… parmi eux, un numide,
ancien esclave sous la protection de Britannicus, cherche à tout prix
un moyen pour venger son jeune maître assassiné.
Au-delà des intrigues, Dufaux a tenté de recréer l'atmosphère qui
régnait dans cette Rome Antique, ville qui a fasciné tant d'hommes
et de civilisations. Cette Rome qui n'était pas seulement le faste
et le luxe que l'on montre ; mais aussi la plèbe que l'on appâtait
entre autres avec des combats de gladiateurs ("panem et circenses",
"du pain et des jeux")…
Sur
fond de faits historiques, Murena nous peint une savoureuse galerie
de portraits : une Agrippine manipulatrice, sournoise, rusée possessive,
ambitieuse ; un Néron intelligent mais faible (aveuglé par l'amour)
et assez manipulable, un Britannicus faible et naïf, l'énigmatique
empoisonneuse qui sert Agrippine lorsqu'elle a besoin de ses services…
Dufaux fait mouche grâce à un style de narration inimitable qui a
fait et continue de faire son succès ; le récit est captivant. Alternant
cases descriptives savamment dosées et scènes d'intrigue, de réflexion
ou d'action ; le rythme est donné et le lecteur ne peut se détacher
de sa lecture. Lecture qui nous montre une Rome splendide et luxuriante,
mais également sordide et lieux de débauche où la mort rôde
autant chez les pauvres que chez les riches habitants de la ville…
Richement
enluminés par les dessins de Philippe Delaby,
la ville et ses habitants n'ornent d'autant plus de fastes et de couleurs.
Tout en finesses et en nuances, Delaby signe ici l'une de ses plus
belles réalisations, après "L'étoile polaire" (3 tomes chez Dargaud).
On retrouve à travers Murena différentes influences, notamment de
certains péplums hollywoodiens, dont les fameux et uniques "Ben-Hur"
et "Spartacus" mais également "Quo vadis" d'Henyk Sienkiewicz , "Néropolis"
d'Hubert Monteilhet ou la classique "Vie des douze Césars" de Suétone.
Ces nombreux documents ont permis aux auteurs de ne pas s'enfermer
dans l'Histoire, mais de la réutiliser pour réaliser une œuvre personnelle
et forte qui mérite d'être découverte par le plus grand nombre.
Nicolas Bourgès