Retour sur images...
"Névé" de Lepage & Dieter (Glénat)



"Retour sur images" vous invite à (re)découvrir les albums fondateurs ou méconnus du neuvième art. Des œuvres rares et universelles dont on parle parfois sans les avoir lues :-)
Pour ce second numéro, nous vous proposons de partir à la rencontre de Névé, série de Lepage et Dieter, aux éditions Glénat…

On connaît surtout Emmanuel Lepage pour "La Terre sans mal", album amazonien réalisé en couleurs directes sur un scénario d'Anne Sibran et le scénariste Dieter pour quelques réalisations fines et humaines comme "Monsieur Khol" (dessin d'Emmanuel Moynot) ou encore "Julien Boisvert", quête initiatique d'un adolescent petit-bourgeois servi par le trait bonhomme de Plessix. Névé est à rapprocher de cette dernière série par quelques grands thèmes communs tels la solitude inhérente à l'individu et sa recherche effrénée de la maturité. Mais là où le dessin de Plessix atténuait une bonne part des ressorts émotifs de l'intrigue au profit d'un humour léger, le trait réaliste de Lepage ancre Névé dans une veine moins distanciée, beaucoup plus grave, adulte et résolument contemporaine.

Névé est un adolescent réservé. Sa frêle silhouette luit timidement dans l'ombre d'un père alpiniste dont les seules limites sont celles du prochain sommet, celui qu'il n'a pas encore gravi. Nous sommes en Argentine, à Puente del Inca. Névé vient de rêver la mort de son père, lors de l'expédition prévue pour le lendemain. Ni Laurent, le cousin, ni Marlène, la sœur de ce géniteur égoïste, et encore moins Sophie, sa compagne fantoche, ne prennent en considération les inintéressantes terreurs d'un enfant solitaire. Et pourtant le drame va se jouer. A l'abri de magnifiques paysages de montagne, sobres puis tourmentés, en parfaite adéquation avec les caractères secrets se révélant au point culminant des émotions, l'indicible va se jouer. Les masques tombent et la petite équipe apparemment soudée va se déchirer. Tous ne redescendront pas vivants du sommet. Et Névé et Laurent cantonnés au camp n'y pourront rien. Ils se retrouvent seuls cernés d'interrogations. Névé, recueilli par Laurent, sera dorénavant l'enfant de l'absence. Un survivant qui va se construire seul, libre parce qu'il y est contraint, au cours d'un périple de cinq albums qui le verra vieillir jusqu'à l'âge adulte sur fonds d'Argentine, d'île de la Réunion, de France ou d'Irlande.

Il eut été facile de faire du dépaysement géographique l'un des arguments de la série. Mais l'une des forces de Névé est justement d'éviter le recours au pittoresque, car le scénario de Dieter part avant tout à la découverte de son personnage, et les fabuleuses compositions de Lepage, parce qu'elles sont souvent inutiles au bon déroulement de l'intrigue n'en sont que plus délectables. Les ruptures d'espace sont brutales parfois, en opposition complète avec les ambiances immobiles, parfois migraineuses propres aux interrogations existentielles de Névé. Le jeune homme passe d'une France montagnarde et fleurie à l'Irlande pluvieuse et tourmentée des premières amours sans transition, inutile puisque la jeunesse tumultueuse de Névé n'attend pas, aspirant aux réalisations immédiates des ses envies.

La quête de Névé vers la maturité et l'amour sera ponctuée de rencontres décisives. De celles qui vous forgent quand elles vous renseignent sur vous-même. Le jeune garçon se cherchera à travers les autres avant de partir à sa propre découverte : hommes, femmes, amis, tuteur, il les aimera tous de diverses manières selon qu'ils seront père, mère de substitution, ami ou amant. En grandissant l'adolescent entrera en compétition avec son tuteur pour les yeux d'une femme, partira à la rescousse de sa tante Marlène séduite par un gourou paternaliste, en une curieuse inversion des rapports adulte-enfant, avant de se trouver confronté, adulte, à une redéfinition complète du délicat équilibre personnel et amoureux qu'il s'était forgé.

Névé, c'est un voyage parmi nous. Névé lutte contre lui, les adultes, les femmes, les hommes, l'attirance qu'il éprouve pour les uns et les autres, il lutte contre ceux qui profitent des faibles, des enfants, tout ceux qui par l'autorité exercée, par le pouvoir, peuvent représenter à ses yeux une part de ce père à la fois vénéré et haï. Entre hésitation, construction de soi et soif de libertés. Entre révolte adolescente et interrogations trentenaires, son parcours est ponctué d'approximations qui sont parfois les nôtres, et qui même si elles ne le sont pas, sont ressenties comme justes et envisageables. Malgré de somptueux paysages et le souffle puissant de l'aventure, Névé n'est jamais agité d'un souffle épique. C'est pourquoi il est crédible.

Névé doit être lu, mais relu également, car il est truffé d'amorces innocentes, de pétards faussement mouillés, d'attitudes esquissées, de paroles avortées qui ne prennent tout leur sens qu'à la seconde visite de cette univers, et prouvent qu'il s'agit sans conteste d'un travail structuré, magnifiquement mis en scène et dont la tension dramatique flûtée va crescendo jusqu'au final déroutant et désarmant de pudeur et de sensibilité, prenant à contre pied complet le happy end lisse et convenu auquel on aurait pu s'attendre. Peut-être une des meilleures séries de la collection Grafica.

Les principaux personnages :

Névé : une âme vierge que doit forger la réalité. L'aventurier de son existence. Un homme confronté à la perpétuelle redéfinition de son environnement au gré de son évolution personnelle. Un personnage qui n'est jamais le même d'un album à l'autre, qui vieillit physiquement et psychologiquement.
Léon : Père de substitution ? Peut-être. Ami ? Sûrement. Un marginal réunionnais tranquille, gentiment voleur mais dévoué, dont la paix intérieure et l'indolence déteindront sur Névé l'écorché. Un homme prêt à tout pour suivre Névé sur les chemins du devoir.
Marlène : la tante de Névé. Une femme solide en apparence mais désespérément en quête de repères, comme son neveu, mais qui à sa différence se laissera séduire par l'abandon à la folie sectaire.
Le père : une ombre omniprésente. Tout ce que Névé désire devenir pour mieux s'en détacher. Son premier amour. Celui qui conditionnera toutes ses orientations.
Emily : l'image romantique de l'amour au féminin, brutal et qui emporte tout, auquel il conviendra de se frotter sous le ciel d'Irlande pour tout détruire, pour être sûr, enfin, que la sérénité amoureuse n'existe pas. Pas comme ça.

 

Damien Perez

Images Copyrights © Lepage & Dieter - Editions Glénat 2002


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