L'enfer selon Foerster


Né d'une étrange collaboration avec Andréas, le nouvel album de Philippe Foerster nous fait franchir les rives du "Styx" pour un récit ambitieux au style insolite. Le passeur -pardon, l'auteur- développe sa longue expérience des énigmes policières et des créatures infernales dans un déchaînement d'humour noir à faire grincer les dents des morts en sursis que nous sommes tous! Flashback sur les "infectes enfants" de Foerster et entretien sur les eaux sombres du Fleuve.

Messieurs les jurés, le cas Foerster ne peut s'envisager sans prendre en compte les mauvaises lectures de son enfance. Les maîtres du fantastique (Ray, Owen, Poe, et autre Lovecraft) baignèrent sa jeunesse et marquèrent son esprit à jamais. Une certaine duplicité (vicieuse?) l'entraîne à subir une double initiation : il suit à la fois les cours de Renard et de Paape. C'est l'époque de "l'atelier", mot prude pour "association de malfaiteurs", avec d'autres joyeux croque-morts (Andréas, Berthet, Cossu) et de la publication des premières bandes dans le mythique "Neuvième Rêve" de Saint-Luc. Transmettre l'alchimie du savoir est un virus qui le touchera à son tour des années plus tard et une partie de ses initiés se retrouve aujourd'hui dans le label "Bande à part" et la revue "Hécatombe".

Entretemps, Foerster signe une étrange histoire dans un numéro spécial de Tintin ("Les gardiens de la cité perdue", reprise dans le coffret des éditions Oro) mais ilpréfère collaborer mensuellement à Fluide Glacial. Il apparaît donc dans le numéro 51 (septembre 1980), à côté des "Idées noires" de Franquin et des "Bidochon" de Binet. "Dernière porte au sud" est bien caractéristique des tortures narratives du "belge" (ainsi que le surnomme le reste de la rédaction) et de ses fameux "personnages allongés", acteurs ou victimes de l'irrationnel au quotidien. Audie publiera neuf recueils de ses contes crépusculaires sur presque quinze années, mais "il y a encore matière pour au moins deux ou trois albums". Les titres à eux seuls donnent le ton d'un humour gangréné et cynique : "L'appel du fossoyeur", "Instants damnés", "Hantons sous la pluie", par exemple. Les démons de la lassitude et des recettes qui marchent s'empareront tout de même à la longue du pauvre Foerster mais "on n'est pas obligé de tout lire d'un coup" se défend-il. Par bonheur, sa production ne s'en tient pas à cette unique collaboration et il fait voguer ses "petits persionnages perdus dans un monde qui les dépasse" sur d'autres galères. Ainsi paraît le très beau "Pinocchio" dans la collection "Atomium" de Magic-Strip en 1982. Au dos de cet introuvable petit format, l'écrivain Thomas Owen rangeait Philippe Foerster parmi les "créateurs carricaturaux, démesurés et iconoclastes" et lui reconnaissait une brillante "efficacité narrative", s'exprimant à travers un climat fait "d'horrible, de monstrueux et de macabres". Un système complexe de mise en couleurs soutenait en outre un dessin "expressif et agressif" et des dialogues "parlés" vraiment savoureux.

Foerster collabore aussi, le temps d'un numéro à l'éphémère revue "Ice Crime's" mais surtout enchaîne couvertures et récits complets pour Fluide Glacial.

En 1987, il débarque chez Dupuis et signe un scénario pour la première fois illustré par un autre:"L'oeil du chasseur", histoire plus policière que fantastique, est emmenée par son complice en vacances du "Privé d'Hollywood", Philippe Berthet. Mais la hantise des malédictions maritimes ne tarde pas à souffler sur l'imaginaire du "Belge" et une certaine inspiration "Moby Dick" lui donne la clef d'une nouvelle série, "Starbuck". A nouveau seul à la barre, il en signera trois longs épisodes, toujours chez Dupuis où les contacts étaient faits". Des couleurs moins grinçantes et plus joyeuses donnent une atmosphère faussement douçâtre à ces bandes où Foerster libère sa passion des histoires plus longues. On retrouve aussi de nombreux clins d'oeil et une collection d'injures délicieuses, dont "fesse d'huitre" n'est pas la plus méchante. C'est encore un mot qui évoque les naufrages marins qui sert de titre générique à un recueil d'Andréas paru chez Delcourt en 1991. "Dérives" regroupe des scénarios de Bézian, Yann, Cossu, Foerster, etc... et autant de collaborations étalées sur plusieurs années (notamment dans Métal Hurlant).

Faut-il signaler un projet non abouti de collaboration entre Foerster et Riff Reb's? C'est un mirage avant d'aborder les contrées imaginaires de "Brazil", le temps de deux numéros bien remplis. La nef des fous de Oro productions (aux auteurs déjà cités, il faut ajouter Séverin, Joose, Lamquet, Cornette, entre autres) lancera deux expéditions tourmentées-et un spécial "Viva Brasil"-à l'assaut d'une "Chouette idée d'amitié, d'auteurs et de liberté".

Ces deux rescapés que sont Andréas et Foerster (ne dramatisons pas, c'est juste pour rester dans la métaphore) naviguent aujourd'hui sur les eaux majestueuses du fleuve ultime : le "Styx". Un récit encore plus long, une intrigue encore plus touffue et surtout deux dessinateurs ensemble : voilà les composantes d'une alchimie qui parviendra peut-être à réaliser le Grand Oeuvre pour les éditions du Lombard.

A l'abris des tempêtes? Ce serait mal connaître le capitaine maudit nommé Philippe Foerster. Parallèlement à Fluide Glacial, une nouvelle collaboration avec Berthet est en projet, un western (!) mais...chut, je crois avoir entendu un bruit derrière la porte.

L'au-delà est un long fleuve pas tranquille du tout.

Quelle est l'origine du projet?

F : Andréas me fit un jour une proposition bizarre :"Veux-tu faire un album où je ne ferais qu'encrer? " me demanda-t-il. Intérieurement, je trouvais cela extraordinaire mais je lui répondis quand même : "quel est le but? Nos dessins sont tellement différents..." Il me dit que seul l'encrage l'intéressait et que je devais me charger de tout le reste, scénario compris bien sûr. Finalement, je lui proposai quand même de réaliser certains décors mais il refusa. On a tout de même découpé ensemble le gros synopsis que j'avais écrit et puis...il a fait ce qu'il voulait faire, c'est à dire l'encrage!

Certains décors et personnages sont très "Andréas"...

F : Non! Il s'est consacré à l'encrage et le travail s'est presque entièrement accompli par voie postale, car Andréas habite en Bretagne. Je lui envoyais les crayonnés et, une fois encrés; il les envoyait à son tour au Lombard.

Il ne s'agit donc pas d'un album à 4 mains...

F : C'est étrange : pour le fond, c'est plutôt un album "Foerster". Mais le résultat final ressemble beaucoup plus à un album d'Andréas : il a utilisé sa technique de "petits traits", genre gravure, en un peu plus "jeté" que d'habitude, je veux dire, le côté "gris/modelage des traits" que l'on trouve dans les "Cromwell Stone".

Tout de même, il y a une certaine fusion de vos deux styles.

F : C'est une créature hybride! J'ai porté mon dessin plus vers le "semi-réalisme", en pensant au sujet et aussi au fait qu'Andréas devait l'encrer. J'ai retrouvé un peu le style de "Pinocchio" car mon approche à la "Fluide Glacial" aurait été trop caricaturale. Mais c'est différent de notre collaboration dans "Dérives", bien sûr.

Le scénario de "Styx" est fouillé, complexe et c'est ce que tu as écrit de plus long (54 planches).

F : Oui, j'en avais envie depuis longtemps. Je voulais mélanger policier et fantastique, mais ça marche rarement, sauf dans "Twin Peaks" ou "Angel Heart"! Moi je ne voulais pas me retrouver avec des fantômes qui à la fin se révèlent en réalité des faux-monnayeurs! Un deuxième écueil me posait problème : une bande dessinée se lit &assez vite. On connait donc sans tarder le nom de l'assassin alors même que l'enquête et le mystère n'ont pas le temps de se développer. C'est trop court et décevant, en général...sauf dans les Léo Malet adaptés par Tardi en minimum 120 planches! Dans un album de longueur normale, c'est plus difficile. Mais j'ai essayé quand même!

N'y a-t-il pas un problème de souffles vers les 3/4 de l'album, où tu inclus de longues explications avant la conclusion finale dans l'action?

F : C'est fatal. Je ne veux pas que les gens se sentent floués. Quand on pose des énigmes, il faut les résoudre. Il faut donc dévoiler entièrement la trame policière mais la psychologie des personnages peut rester, elle, plus ambigüe et garder des aspects cachés.

L'ambiance de "Styx" est très inquiétante : un marin est faussement démobilisé dans un climat de guerre et se' lance dans une enquête dangereuse, tout en travaillant pour la morgue de l'armée. Ce personnage principal est d'ailleurs différent des autres, plus typés genre sales tronches.

F : Oui, les premiers essais le montraient plus caractérisé mais je l'ai en quelque sorte neutralisé en héros plus banal. Il est témoin de ce qui se passe et il est affublé de beaucoup des stéréotypes du détective privé.

Il garde tout de même son costume de marin et s'appelle Laurel Hardy.

F : Ah! ah! ah! Oui, il est aussi sarcastique et il boit! Mais il reste au service de la marine et donc il garde l'habit. J'ai choisi son nom pour faire un gag à la fin de l'album.

Il y a beaucoup d'humour, c'est vrai, comme ce "krach" par exemple.

F : L'idée vient d'un fait divers authentique : un type a passé 20 ans à faire un mots croisés géant. Il est allé le remettre au livre des records et le lendemain...il était mort. En fait, sa vie ne tenait qu'à cela! J'en ai tiré dans "Styx" le principe du krach. C'est une drogue qui rend génial avant de tuer. La plupart des victimes deviennent extêmement intelligentes mais dans des domaines absurdes, comme les puzzles géants. Donc, des gens misérables deviennent un temps génies avant de vomir et d'en crever.

L'intrigue est solide et fait référence à certains mythes. On retrouve aussi les thèmes chers à Foerster : âmes en peine, automates, enfer,...

F : J'ai opéré une fusion de tout cela dans un style policier, avec une dominante fantastique à la fin? "Enferland" est un parc d'attractions démoniaques et rempli "d'apparences de vie", comme les automates et les hologrammes. J'ai multiplié les faux-semblants. Par ailleurs, j'ai utilisé le nom du fleuve des morts pour baptiser une seringue à extraire l'âme des corps. Charon, le passeur,devient un acteur dans le parc. C'est vrai, il y a une obsession morbide : guerre morgue où le héros se croit "planqué", etc...Dans ce climat, Laurel Hardy arrive toujours trop tard, ne parvient pas à empêcher les meurtres et la situation se retourne contre lui.

On imagine mal une mise en couleurs de ces planches infernales!

F : On avait pensé à plusieurs solutions, Andréas et moi-même. Peut-être un "gris" comme dans le "Sambre" de Yslaire mais le Lombard s'est montré enthousiasmé par l'expérience du noir et blanc. L'album paraît dans la collection "Signé" et ne connaîtra pas de suite.

Une interview de Pierre Polomé, parue dans REB 12.


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