Interview de Frank Giroud et Béhé : Le Décalogue (suite)



Frank, tu as une formation d'historien. Cela t'a servi dans ce cas-ci ?

Frank Giroud : Oui, dans une certaine mesure. Certes, on n'a pas obligatoirement besoin d'une formation universitaire pour traiter un sujet historique : en y mettant le temps et les moyens, tout auteur peut devenir un spécialiste de tel ou tel domaine (cfr Bourgeon et la Marine du XVIIIème). Mais ma vision "généraliste" de l'Histoire me permet de ne pas m'égarer quand je dois naviguer dans une période aussi vaste que celle qui est couverte par Le Décalogue. Il y a les réflexes aussi : je sais de suite où aller chercher tel ou tel renseignement, que ce soit dans un institut (Monde Arabe, Langues Orientales pour les tomes 2 et 10), chez un historien ou un peintre voyageur ( David Roberts pour le tome 9). Autre exemple : pour des raisons dramaturgiques, j'avais besoin d'intégrer une société secrète dans le tome 7, qui se déroule sous la Restauration. J'ai immédiatement pensé à la Charbonnerie. Sans ma formation d'historien, j'y aurais abouti quand même, mais probablement après une longue recherche. Ce sont des petits détails comme ça qui me facilitent la tâche. Mais je suis avant tout un raconteur d'histoire avec un petit "h". La dramaturgie, la psychologie des personnages et la façon dont je bâtis mes récits priment sur le contexte. S'il est parfaitement restitué, tant mieux, mais ce n'est pas le plus important.

Alors, ici, dans le cadre de la psychologie des personnages, tu n'as pas la possibilité de l'approfondir d'un album à l'autre puisque tu n'as pas les mêmes protagonistes. Cela ne te manque pas de n'avoir - malgré tes dix albums - aucune place pour approfondir l'un ou l'autre protagoniste ?

Frank Giroud : D'abord, j'ai obtenu 54 pages par album, 8 de plus que le format normal. C'est encore assez peu, c'est vrai, mais il faut faire avec : entre autre, en choisissant avec discernement des actes brefs mais forts qui vont poser les personnages, les planter avec plus d'impact que vingt pages de texte. On peut aussi affiner la psychologie d'un protagoniste par le biais du décor dans lequel il vit, par ses vêtements, par ses animaux familiers, ou même par son physique. Et là, l'aide du dessinateur est primordiale.

Dans le premier tome, il y a le chat. Il est présent d'un bout à l'autre.

Frank Giroud : Tous les dessinateurs ne savent pas dessiner les chats. Joseph, lui, a rendu "Nessie" presque humain : du coup, j'ai pu lui donner plus de place que je n'en avais prévu au départ. Il joue d'abord le rôle d'un interlocuteur involontaire, ce qui me permet parfois de faire passer plus facilement une explication. Mais les facéties du chat lui-même, la façon dont Simon le traite, dont il réagit avec lui, donnent des indications sur la personnalité du héros. Et puis, en dehors du chat, il y a d'autres détails, son amour des maquettes, sa façon de parler ou de se comporter face à sa compagne, des tas de petits riens qui, en quelques cases, donnent une idée assez complète de ce qu'il est lui-même.

Alors tu disais tout à l'heure qu'il y a peu d'albums qui parlent de la religion en elle-même, malgré le titre de la série. Ce deuxième album l'aborde de front et de manière peut-être un peu dangereuse… tu t'attaques à des thèmes qui ont été souvent mal accueillis lorsqu'ils ont été traités soit par le domaine de la chanson, du cinéma ou de la littérature. C'est le thème de la Fatwa, de liberté d'expression, de la liberté de la religion, de l'intégrisme. Ca peut être très mal compris ou mal perçu.

Frank Giroud : D'abord, c'est de la BD. Il ne faut pas se prendre la tête. Toi, tu le perçois peut-être moins parce que tu es Belge et qu'en Belgique, la BD est un peu mieux considérée que chez nous. En France, elle est massivement acceptée par le public, cela se vend très bien. Mais, on est complètement ignoré par les grands médias. Combien de scénaristes ou de dessinateurs passent au "JT" ? Ce n'est pas comme si c'était du cinéma ou de la littérature. Je ne suis pas aussi exposé que Scorcese ou Rushdie !

Ben, puisque tu en parles, on y pense, à Rushdie, en lisant ce deuxième tome.

Frank Giroud : Oui, je me suis inspiré directement de lui pour créer le personnage d'Halid Riza, l'écrivain qui fait l'objet d'une Fatwa. J'y tenais, car ces histoires de fatwa me révoltent. Je suis tolérant vis-à-vis de tous les systèmes de pensées, ... sauf des systèmes intolérants.

Mais tu argumentes beaucoup dans ce deuxième album, tu argumentes dans la bouche de tes personnages, tu argumentes en faveur d'une plus grande tolérance mais en te positionnant par rapport au Coran, c'est-à-dire par rapport à la parole de Dieu, si j'ose dire, ou d'Allah.

Frank Giroud : Oui bien sûr. C'est trop facile de dire : "Je condamne l'intégrisme, mais de toute façon, je ne suis pas musulman, Allah et tout ça c'est des conneries". Tout le monde peut le dire. Par contre, c'est autre chose de condamner l'intégrisme sans condamner l'Islam. Or, moi, je ne mets pas le milliard de musulmans vivant sur terre dans le même sac que les quelques milliers d'intégristes. Justement le but du jeu, dans le tome 2, c'est de montrer qu'on peut très bien être musulman et utiliser sa raison et sa liberté de pensée, loin de tout fanatisme. C'est la raison d'être de cette confrontation entre mes deux personnages. Il y en a un qui croit connaître le Coran, on lui a bourré le crâne avec des versets qu'il peut réciter par cœur mais sur lesquels il est incapable de réfléchir ; et puis, il y a l'autre, qui les connaît tout aussi bien mais qui lui, a médité et parfois pris de la distance ; il est capable de les commenter, de les replacer dans leur contexte, voire de mettre le doigt sur certaines contradictions à l'intérieur du Coran lui-même.

Avec cette très belle confrontation au moment où le plus jeune vient tuer le second et où finalement il ressort en se demandant "Tiens est-ce que je ne me suis pas trompé" ?

Frank Giroud : Oui, c'est une de mes scènes préférées. Pourtant, elle n'est pas très cinématographique : c'est avant tout un dialogue, et il faut toute l'habilité du dessinateur pour le faire passer. Et Giulio (De Vita) y réussit très bien !.

Depuis l'avènement du "Troisième Testament", et plus encore peut-être depuis le "Triangle secret", on a vraiment l'impression qu'il y a une nouvelle veine - et principalement chez Glénat - qui consiste à travailler les textes sacrés et tout le mystère qu'il peut y avoir autour. C'est un peu l'effet "Nom de la Rose" en boomerang, dix ans après. Donc, on risque de croire que c'est ça le "Décalogue". Cela ne te gêne pas ?

Frank Giroud : Dans le tome 2, le lecteur aura, en effet, son comptant de "religion" - mais une religion dont, à ma connaissance, on n'a encore jamais parlé en BD. Et puis, en même temps, il va découvrir le tome 1 qui n'a strictement rien à voir. Je crois que la parution simultanée de la "Fatwa" et du "Manuscrit" va justement permettre de se faire une idée claire de ce qu'est le Décalogue. Ce que ces 10 tomes ont en commun, ce n'est pas la religion ; c'est la présence fondamentale du livre, bien sûr, mais aussi une certaine vision de l'homme, à travers ses réactions face aux passions qui l'agitent (entre autre la croyance désespérée à un Au-delà, c'est vrai, mais aussi la jalousie, le désir de puissance, la quête d'identité, etc..). Un scénario réussi, que ce soit au cinéma, au théâtre ou en BD, c'est le scénario qui fait en sorte que lecteur (ou le spectateur) s'identifie d'emblée au héros. Or là, mon pari, c'est quand même d'amener le lecteur à s'identifier à des criminels. C'est de conserver cette identification jusqu'à la fin. Mais ce n'est pas évident. On peut tuer malgré tout et rester malgré tout "sympathique". Parfois, un tout petit détail qui peut faire dégénérer une situation et déboucher sur une situation terrible et sur un meurtre.

Jusqu'où peux-tu éclairer les futurs lecteurs sur ce qu'ils trouveront dans les 10 albums ?

Frank Giroud : Nous avons déjà abondamment parlé du 1 et du 2. Le 3 est un "thriller" plus classique : à la fin des années Cinquantes, un groupe d'amateurs de livres, qui ne se connaissent qu'à travers leur correspondance au sein de leur bulletin bibliophilique, se retrouvent dans les montagnes grecques pour voir enfin Nahik, cet ouvrage mythique dont l'un d'eux a découvert la trace dans un vieux monastère. Mais alors qu'une tempête de neige vient de couper la région du reste du pays, la police découvre qu'un psychopathe fraîchement évadé et lié de très près à Nahik a pris la place d'un membre du groupe..

Béhé : L'intrigue est très puissante.

Frank Giroud : L'essentiel du tome 4 se passe en 1946. Dans la débâcle qui suit la guerre, un prêtre croate tente de sauver un ami d'enfance, condamné à mort par les vainqueurs. Alors que ce dernier vient de lui confier Nahik, en lui expliquant comment ce livre pourrait bouleverser l'avenir de la région, le prêtre - un de mes personnages préférés - se retrouve face à la femme qu'il a passionnément aimée avant de rentrer dans les ordres. . Or, la réapparition de Nahik qui l'a naguère concernée au premier chef, va provoquer entre eux un quiproquo fatal..

Le tout, sur fond de vérité historique ?

Frank Giroud : Oui, le père Davor (le prêtre Croate) utilise le réseau Ratline mis en place par le Vatican pour exfiltrer les criminels de guerre, Yougoslaves, Bulgares, Hongrois, Allemands etc. L'album évoque également le rôle trouble et changeant des Alliés face à ces criminels. Mêmes références au contexte historique dans le tome 5, où Missak Zakarian, un jeune Arménien, est choisi par ses pairs pour exécuter un officier turc. Ce dernier a participé aux massacres de 1915 et comme presque tous les responsables du génocide, pourtant officiellement condamnés, il n'a jamais été inquiété. Cinq ans plus tard, il vit à Berlin sous haute protection. Pour l'atteindre, le jeune vengeur a recours à deux instruments : la fille de sa "cible" et .. Nahik, pour lequel le turc est prêt à se damner. Mais le gibier traqué par Missak est beaucoup plus diabolique que ne le pense le jeune Arménien...

Bon, ben on va laisser les 5 derniers tomes à discrétion sinon l'interview fera 153 pages. Voilà de quoi appâter le chaland, en tout cas. Jospeh, maintenant, on a les originaux devant nous. Explique-nous comment tu as travaillé ton dessin parce que c'est assez stupéfiant de voir le mélange de techniques.

Béhé : Alors donc, moi, j'appelle ça une soupe, une cuisine c'est-à-dire que je commence par photocopier mon trait de crayon sur un papier aquarelle ensuite, je mets des jus d'écoline pour assurer les ambiances de fond, puis je repasse des traits soit au crayon de couleur, soit au crayon de papier dans les endroits où le trait n'est pas comme je veux, là où il ne parle pas bien. Donc, je le fais un peu vibrer avec du crayon. Et puis j'utilise un espèce de feutre aéro pour calmer les ambiances, pour régler les ambiances plus exactement. Et puis, qu'est-ce qu'on rajoute encore ? Une dose de pastel gras type "néocolor" principalement pour rehausser des lumières. Ensuite, brosse à dent, soit en positif c'est-à-dire avec de la couleur qui écrase, soit en négatif avec de l'eau de javel pour ressortir des blancs. Alors, des fois j'en ai un peu trop mis ! Du coup, à l'ordinateur, une fois que les planches étaient scannées, j'ai dû les retoucher. Je fais des planches sans bulles, ce qui m'évite quand je passe la couleur de m'embêter avec des blancs qui viennent gêner la fabrication de l'ambiance colorée et en plus, cela permet non seulement de modifier des bulles jusqu'au dernier moment mais ça permet de les positionner légèrement différemment à la fin parce qu'on sent qu'on peut mieux dégager autour de la tête d'un personnage, ou de mieux gérer le rapport texte-images, par exemple. Ce système permet surtout de dégager des planches originales, 54 planches originales sans aucune bulle !

Et tu n'as pas eu de problème de taille à posteriori. Tu n'as pas par exemple minimisé la place que prendrait une bulle parce que tu ne l'avais pas devant toi ?

Béhé : Non, parce que je les crayonne. Sur le crayonné, je les colle avec un petit scotch fin et je les dégage au moment de passer à la couleur. Donc, je sais où elles sont et quelle taille elles doivent avoir.

Cette fois, on sait tout. Merci à tous les deux.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid.
Dossier réalisé par Catherine Henry

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