Interview de Jérôme et Olivier Jouvray
Lincoln



Interview des frères Jouvray : Jérôme (dessin) et Olivier (scénario), pour la sortie de "Crâne de Bois", 1er album de leur nouvelle série très remarquée : "Lincoln" parue aux éditions Paquet.

 

Concours : 20 albums de Lincoln à gagner !!!

Olivier
 
Jérôme

Jérôme, qu'est-ce qui t'a poussé à travailler avec ton frère et ton épouse sur Lincoln alors que tu avais un scénariste jusqu'ici ?

Jérôme : C'est lui qui m'a proposé un scénario dont déjà la scène d'introduction m'avait beaucoup plu... Quant à mon épouse, après m'avoir aidé sur le tome 1 de la Région, en réalisant la couleur des quinze dernières planches parce que j'étais en retard, elle avait réalisé les couleurs du tome 2, et c'est donc naturellement qu'elle a fait les couleurs de Lincoln.

C'est vraiment le travail en famille. Qu'est-ce que ça change dans la création ? Vous avez un rapport de scénariste à dessinateur ou ce n'est pas possible entre deux frères…

Olivier : Non, ce n'est pas possible, c'est un rapport particulier. On travaille déjà habituellement ensemble pour d'autres projets, moi en tant que graphiste, Jérôme en temps que dessinateur de dessin animé, animateur etc.… Cela nous a permis de développer une grande connivence, que l'on a surtout ressentie lorsque j'ai écrit un premier jet du scénario… En commençant à travailler le découpage et à imaginer une mise en scène possible, on a réalisé qu'on avait les mêmes références, les mêmes envies, les mêmes images qui nous venaient.. Cela a beaucoup facilité le travail ; c'était même assez jubilatoire. Je n'aurais pas eu les mêmes rapports avec quelqu'un d'autre et j'espère que cela se ressent dans l'album d'ailleurs !

Jérôme : C'est vrai que lorsque je lisais une scène qu'Olivier venait d'écrire, qu'il me demandait comment j'imaginais la chose, et que je lui décrivais un peu ma façon de la voir, il me disait bien souvent que c'était exactement comme ça qu'il l'imaginait. Comme le disait Olivier, nous avons des références communes qui nous permettent de voir et d'imaginer les scènes et les séquences dans le même sens ; il n'y a pas eu de gros débats ou discussions pour imposer sa façon de voir… On allait en général dans le même sens.

Olivier : Cela a drôlement accéléré le travail, d'ailleurs !

Jérôme : En gros, le travail de découpage et de mise en scène pure s'est fait en trois jours environ, ce qui m'a semblé très rapide… Alors que je travaille seul sur le tome 3 de la Région, j'ai l'impression que je vais mettre beaucoup plus de temps. Denis (Roland) écrit le scénario et lâche les rennes, je me débrouille ensuite avec le découpage. Cela fait une grosse différence de ne pas avoir à faire le découpage seul, il y a une émulation et un échange d'idées qui fait que ça va très vite et que ça fonctionne. Et en ayant les mêmes références, ça fonctionne encore mieux.

Au niveau références, il y a évidemment le western, qui en est une, si on doit prendre les références graphiques et narratives de Lincoln, mais vous l'avez complètement retourné sur lui-même et décalé. Vous aviez envie l'un et l'autre de toucher au western de cette manière différente de ce qui s'était déjà fait ; c'est ce qui vous tentait, toi graphiquement, et toi …

Olivier : …chaque western, en tout cas pour moi, est une vieille histoire de famille. C'est d'abord une première vision de mon père habillé en cow-boy dans un film super 8 qu'il avait fait avec des amis, pour s'amuser, alors que nous étions tout gosse. On les voit habillés en cow-boy avec les vestes en peau de mouton, les chapeaux de paille, etc. Ayant à l'époque 4 ou 5 ans, cela m'avait beaucoup touché de voir mon père se faire descendre par le héros du film… Mon père avait également un certain amour pour tout ce qui concernait le genre western, il avait tous les Blueberry, les Comanche.. Et j'ai un souvenir très marquant de mon père qui m'emmène au cinéma, seul, tout petit, voir "Il était une fois dans l'Ouest". C'est une histoire entre mon père et moi…

Jérôme : C'est une séance de cinéma qui l'a tellement marqué que je me rappelle encore quand il me l'a racontait !

Et toi Jérôme ?

Jérôme : Le western est moins ancré en moi , mais par contre j'aime le western en général, les Sergio Leone etc... En bande dessinée, j'ai découvert le western avec Durango de Yves Swolfs, très proche de Sergio Leone. Plus tard, Blueberry, dont je me suis dit que c'était quand même autre chose… mais Durango reste une BD que j'ai appréciée à une époque. Ce n'est pas non plus en réponse à Durango que j'ai voulu faire un western en bande dessinée. Quand mon frère m'a proposé un western, je me suis dit, allons-y, dessinons des cow-boys ;. J'étais moins partant pour dessiner des chevaux, c'est plus difficile... J'aime dessiner des choses qui me font rire plutôt que des choses qui me font rêver. Par exemple, j'adore la science-fiction au cinéma, mais je ne ferai jamais une BD de SF parce que cela m'ennuierait profondément de dessiner des vaisseaux spatiaux et des explosions sans qu'il y ait un seul bruitage derrière. En bande dessinée, le western passe plus facilement !

Puisqu'on a parlé cinéma, le casting est important… et ici, dès la couverture, on a compris que le casting est imparable !Ca t'a pris combien de temps pour trouver la gueule du teigneux, du méchant ?

Jérôme : Pas très longtemps. Lorsqu'Olivier me décrivait le personnage à travers le scénario, j'ai tout de suite imaginé quelqu'un qui fronçait les sourcils tout le temps et...

Olivier : Il faut tout de même dire que Jérôme a eu la réputation durant toute son enfance de tirer la tronche parce qu'il fronçait les sourcils. Même son prof à l'école pensait que Jérôme ne l'aimait pas parce qu'on avait l'impression qu'il tirait la tête tout le temps…

Jérôme : .. et ensuite, je me suis dis que lorsqu'on tire la gueule, et bien, on a le menton qui tombe. C'est l'histoire d'un mec qui tire la gueule pendant presque 20 ans… et finalement le menton est descendu très très bas. Après plusieurs essais d'un personnage avec le menton prononcé en avant, je suis arrivé à ce dessin là !

Olivier : Il ne fallait pas que cela ressemble aux "Dalton".

C'était ce personnage que tu avais aussi "plus ou moins" imaginé en tant que scénariste ou il t'a surpris avec ça ?

Olivier : Il m'a surpris. J'ai imaginé beaucoup de personnages autour de Lincoln mais pas le personnage principal, je n'avais pas d'idées préconçues et je crois que j'attendais quelque part que Jérôme amène sa vision des choses. Comme en plus, c'est un personnage qui est assez vide au début de son histoire et qui a besoin de se remplir du scénario que je lui ai imaginé après, il n'avait pas encore d'apparence précise.

Quand on lit Lincoln, on vous attend sur le terrain de l'humour puisque l'on se rend compte très vite que c'est une BD d'humour.. mais là où on vous attend moins, c'est sur le terrain "philosophique" - même si c'est un grand mot - il y a tout de même une confrontation entre un héros et Dieu… C'était une volonté pour toi de surprendre le lecteur en cours de route ou c'est vraiment l'idée première qui était "j'ai envie de raconter l'histoire du teigneux que Dieu choisit…"

Jérôme : Olivier m'a présenté le projet en me disant : "Tu vas voir, c'est une BD qui parle du sens de la vie". Je lui ai fait remarquer que j'avais quand même envie de faire rire les gens, pas de faire une BD trop sérieuse. Il m'a rétorqué qu'on pouvait traiter d'un thème sérieux tout en s'amusant, et c'est ce qui m'a plu. Sans être uniquement une BD de cow boy qui se tirent dessus et qui n'aurait intéressé personne, et sans être une BD uniquement de gags…

Olivier : Maintenant dire d'où m'est venue l'idée du scénario, c'est difficile. C'est assez flou. Je sais d'où me viennent les influences du western. En ce qui concerne les influences "spirituelles", les réflexions philosophiques, je pense que c'est davantage le fruit de lectures, de travaux assez récents, de rencontre…

Ma chère belle-mère est nonne bouddhiste du côté de Bordeaux. Nous avons dans notre entourage familial une personne qui a beaucoup compté pour nous et qui est prêtre. J'ai eu des influences religieuses multiples, j'ai donc été confronté très tôt à des réflexions sur ce thème-là. J'avais envie de travailler le scénario sur le ton de l'humour tout en ayant des choses à dire qui me semblaient importantes, qu'elles soient autobiographique, issues d'expériences personnelles, ou autre…

Mon idée était donc de confronter le point de vue de Lincoln à Dieu directement, avec comme principe de départ l'idée que Dieu a fait l'homme à son image, comme le dit la Bible… Dieu devait donc fortement ressembler à l'homme en général, avec ses travers, ses doutes, son côté parfois un peu flou, un peu manipulateur. Je crois que c'est comme cela que m'est venu le début de l'histoire.

C'est également un dieu très amateur, il joue un peu l'apprenti sorcier. C'est un peu comme Merlin l'enchanteur qui mettait quelques gouttes dans un chaudron en se disant : "On verra bien ce que cela donnera !" Forcément, c'est amusant et c'est le but bien sûr.

Olivier : C'est un Dieu qui accepte l'idée d'être surpris par sa propre création. Dieu n'est pas présenté comme quelque chose ou quelqu'un en qui on doit croire obligatoirement. Même s'il est représenté graphiquement dans la bande dessinée, le doute persiste…

On n'a peu de preuves tangibles qu'il se passe quelque chose !

Jérôme : Exactement. Encore qu'on peut se dire que, pour lui, c'est normal. En dessinant les séquences, je dessinais Lincoln comme s'il avait à l'esprit que tout ce qui se passait était normal… Ca ne l'étonne pas plus que ça.. En fait, il s'en fout !

On a l'impression qu'à la fin de l'album, il s'en fout toujours…

Olivier : En tant que scénariste, cela m'intéressait de connaître ou d'imaginer les réactions que Dieu pourrait avoir devant telle ou telle réaction, mais j'avais envie de focaliser ce genre de situation face à un personnage, Lincoln, qui, lui, refuse et a beaucoup d'indifférences vis-à-vis de tout ça.

C'est forcément vis-à-vis de Dieu mais aussi vis-à-vis de tout ce qu'il y a autour : faire le bien, cette mission de justicier que Dieu lui confie, etc.. Tout cela l'emmerde…

Olivier : Oui, il n'y voit pas d'intérêt !

Quelque part c'est une métaphore de la moralité, tout en étant pas un type amoral.. parce qu'au fond, qu'a-t-il d'amoral… ?

Olivier : Rien. En fait, on recherche toujours un sens à sa vie… et peut-être que la vie n'a strictement aucun sens, pour certaine personne. Lincoln ne voit pas pourquoi il chercherait un sens à sa vie. Advienne que pourra. Après, on verra si la vie elle-même a une influence sur sa personnalité et sur son mental, et va l'amener à évoluer, à avoir plus de respect ou d'indifférence… ou je-ne-sais-quoi vis-à-vis de ce qui l'entour, c'est lui qui me le dira… (rires)

C'est une série prévue pour durer ?

Jérôme :On a l'idée d'une série qui peut continuer 10 ou 15 albums, on n'en sait rien ! Ça nous plairait bien ! Dès le début du projet, l'éidée était de faire évoluer le personnage dans le temps, pas seulement rester au western, mais peut-être aller un peu plus loin, aller ailleurs aussi,… Rien n'est vraiment prévu.. C'est aussi pour ça qu'il est immortel. C'est déjà intéressant au niveau de l'histoire mais également très pratique parce que cela nous permettra de faire évoluer Lincoln à d'autres époques, dans d'autres milieux, dans d'autres circonstances, avoir une grande liberté d'expression.

Olivier : On me demande souvent pourquoi le choix du western, pourquoi les Etats-Unis, etc… C'est très pratique au niveau du scénario. Si j'avais voulu installer une histoire dans ma région d'origine, par exemple, à Lyon, en Normandie, ou je ne sais où,.. il aurait fallu justifier les régions et les choses qui s'y passent en fonction de l'histoire de ces régions, et des références qu'on en a… Tans dis qu'aux Etats-Unis, quelque soit l'histoire qu'on y raconte, elle semble toujours plausible, parce que c'est un pays qui n'a que très peu d'histoire. On a un peu l'impression que c'est un pays où tout est possible. C'est donc très pratique et moi, ça m'arrange bien, surtout avec le thème du western...

En fait, on a un peu l'impression que si tu n'avais pas eu le déclic ou l'envie de travailler une histoire "drôle" et légère par certains côtés, tu aurais très bien pu te mettre à faire un "Troisième Testament" bis ou quelque autre ouvrage à la Loge Noire. Tes idées sur les questions que se pose Dieu, la confrontation entre Dieu et l'homme, etc auraient finalement pu déboucher sur une BD très sérieuse et philosophique…

Olivier : Oui, mais je crois que je suis incapable de le faire correctement. Il y a des gens qui savent le faire beaucoup mieux que moi…

Jérôme : Connaissant Olivier, même s'il se pose ce genre de questions et aime discuter sur ces thèmes, et toujours très sérieusement, il garde toujours néanmoins un certain recul et un certain second degré par rapport à tout ça. S'il m'avait proposé une bande dessinée sérieuse sur le thème du sens de la vie, de la place de l'homme dans l'univers, et Dieu dans tout cela, je pense que je lui airais conseillé de prendre un autre dessinateur. Ce second degré et cet humour font partie du caractère d'Olivier et il fallait donc que ça passe dans l'album pour qu'il puisse le faire.

Olivier : Généralement, dès qu'on parle de religion ou de philosophie, soit on fait des bouquins très sérieux où il faut être initié ou avoir une certaine culture pour comprendre, soit on parle carrément par parabole… Je trouve que l'humour est un très bon moyen justement pour garder du recul par rapport à tout ça. Si l'on parle par parabole, cela peut parfois être mal interprété, si on parle très sérieusement, ça veut dire qu'on affirme une vérité ou des hypothèses qui peuvent, entre autres, être mal utilisées.. et je trouve ça dangereux la plupart du temps.

Jérôme : On ne veut surtout pas non plus passer pour des donneur de leçons. On a envie de parler de choses comme la peine de mort, etc, - on ne veut pas non plus ne faire qu'une bd légère - mais en les enrobant dans l'humour et le second degré, cela permet de garder un certain recul, et nous pensons que c'est ce qui nous permet d'en parler plus correctement.

Parlons du dessin. Le début est évidemment assez sombre, le héros ainsi que ses perspectives d'avenir le sont forcément également… Il y a plusieurs cases sous la pluie, et ce, dans tout l'album, de même d'ailleurs que la couverture. On a l'impression que c'est vraiment là que tu t'amuses le plus, dans des ambiances où le décor est pratiquement oublié mais où ce décor est remplacé par l'ambiance..

Jérôme :Cela pourrait paraître un choix délibéré d'avoir fait la séquence entière de l'attaque du train sous la pluie, mais, en fait, c'était presque une obligation. Pour la couverture, j'ai voulu dessiner Lincoln assis sur ce tronc d'arbre en train d'attendre le train… On l'a dessiné, on a mis en couleur.. c'était pas mal mais il manquait quelque chose, ce n'était pas assez représentatif de l'état d'esprit de l'album… Et on s'est dit que la pluie rajouterait beaucoup… Du coup, j'ai été obligé de dessiner la séquence de l'attaque du train sous la pluie. Je ne l'ai pas regretté, ça rajoute une ambiance particulière à cette séquence...

Olivier : On était tous d'accord là-dessus. Il y a beaucoup de bande dessinée où il fait toujours beau, où les saisons n'interviennent jamais, peu jouent avec les saisons.

Jérôme : C'est vrai que c'est peu chiant de dessiner de la pluie, de la neige, etc.. En dessinant "La Région", je ne m'étais pas posé la question, il fait toujours beau, tout au plus il y a quelques nuages. En dessinant Lincoln, notamment au début où on le voit marcher avec son cheval et jurer sous la pluie, puis la scène du train, la couverture, etc… la pluie et le temps font vraiment partie du scénario.

On a déja parlé de Dieu tout à l'heure : "Il a fait l'homme à son image" et forcément à l'image de l'homme, mais il a tout de même une tronche d'une espèce de gentil papy…

Jérôme : En lisant et en discutant du scénario avec Olivier, je lui ai assez vite montré comment je l'imaginais et Olivier m'a dit que c'était à peu près ça. Un personnage qui s'étonne de tout, qui est curieux de tout, qui a une espèce de naïveté… C'est notamment pour cela qu'on voit assez rarement sa bouche.. . Dessiner un personnage sans bouche et faire passer essentiellement ses expressions par les yeux rajoute à la naïveté au personnage. C'est un code graphique assez pratique pour faire passer ce type de caractère… excepté bien sûr lorsqu'il rigole ou lorsqu'il a vraiment une expression particulière, mais sinon dans l'ensemble il a toujours cet air un peu ahuri qui convenait bien avec le caractère du personnage que j'avais lu dans le scénario.

Il y a aussi, sur une page ou deux l'intervention du diable… J'avoue qu'il m'a fallu quelques secondes avant de comprendre qui était le personnage…

Jérôme : C'est parfait. On ne voulait pas non plus qu'il arrive avec sa fourche et sa longue queue, mais qu'il ait un peu la même allure que Dieu finalement… et que ce soit par le dialogue et éventuellement par un ou deux détails du dessin que le lecteur se rende compte au bout d'un moment de qui il était.

Olivier : Même s'il faut un peu de temps au lecteur pour s'en rendre compte, même si d'ailleurs il reste encore un doute… On n'affirme pas… C'est qui vous voulez ce gars-là, c'est marqué nulle part que c'est lui. On pense, on devine.

Oui, au début, on a un doute… On a l'impression qu'il y a une plus grande homogénéité dans le dessin que dans ce que tu as fait auparavant, qui est voulu, j'imagine ?

Jérôme : Oui. En fait, le tome 1 de "La Région" a été dessiné sur une longue période entrecoupée de moments où je travaillais sur d'autres projets. Il y a effectivement quelques différences de dessin dans cet album. Le tome 2 de la "Région" a été fait dans un laps de temps beaucoup plus court avec un dessin déjà plus évolué et un graphisme qui se tient à peu près tout le long. Quant à Lincoln, il a été dessiné en trois mois environ, donc dans un laps de temps très court qui fait qu'il y a une énergie aussi dans ma façon de desssiner où j'essayais d'être rapide et efficace

Il y a des moments, par exemple dans cette scène de bagarre dans le saloon, où tu arrives à conserver l'énergie du crayonné dans ton encrage. C'est parce que tu fais le moins d'encrage possible par rapport à ce qui est utile ?

Jérôme : Ce n'est pas le fait de faire plus ou moins d'encrage, mais plutôt plus ou moins de crayonnés. Plus je pousse mon crayonné et plus mon encrage va être appliqué, propre et léché… A l'inverses, plus mon crayonné sera un peu torché et "vite fait", plus je serai obligé de le compléter et de le finir avec de l'encrage. C'est souvent plus efficace parce que plus énergique, plus rapide avec un aspect un peu plus "croquis", quelques hachures avec un peu de matière, et finalement un dessin un peu plus vivant.

Olivier : On ne voulait pas le dessin de la "Région".

Jérôme : C'est vrai que je ne voulais pas non plus le dessin de la Région où les personnes sont plus "ronds", plus "cartoon's". J'avais envie d'un dessin plus mature, avec des personnages aux proportions plus réalistes, etc… J'ai mis beaucoup de temps à réliser les trois premières pages de Lincoln, j'ai fait un nombre incalculables de croquis avant d'arriver à ce que je voulais… et ensuite, le reste de l'album est venu beaucoup plus facilement.

Trois mois pour un album c'est quand même pas mal… Il y a beaucoup de dessinateurs qui en rêveraient… !

Jérôme : Ça a été assez terrible au niveau heures de travail. Je ne suis pas sûr que je conserverai ce rythme pour mon prochain album. Pour finir sur la question précédente, j'avais donc envie, depuis le début de Lincoln, de conserver cette énergie et cette liberté dans le trait, qui sont proches du croquis. La mise en couleur ramène de la stabilité, à l'aide d'aplats assez simples, avec un peu de matière dans les ombres… Je trouve que le compromis du trait vivant soutenu par une couleur plus classique fonctionne bien.

Il y a manifestement, au vu des dessins et des décors, un souci et une volonté d'économie. Rien n'est superflu par rapport à la narration, tant dans les décors intérieurs qu'extérieurs. Tout élément n'ayant pas son intérêt dans le processus narratif est écarté, et il n'y a jamais de surcharge…

Jérôme : C'est un mélange entre volonté de clarté et puis flemme aussi, des fois (rires). Il ne faut pas se leurrer, peu de dessinateurs de BD vont s'amuser à faire des décors hyper détaillés dans chaque case. Je mets en place le décor dans les deux ou trois premières cases de la scène et puis après, en général, on suggère.

J'ignore si c'est une référence dans ma façon de travailler mais ça me fait penser au travail de Morris sur "Lucky Luke". Il va réaliser une scène en plantant le décor sur une première case, avec les rochers et trois cactus, et dans les cases d'après, les personnages seront sur des fonds rouges, verts unis sans décor,.. Ce n'est plus la peine. Le décor est planté le décor, ça suffit. Suivant la séquence, le lecteur sait où sont les personnages.

J'approche souvent une scène de cette manière-là, d'abord par une vue générale, pour avoir un peu l'ambiance, et ensuite, en focalisant davantage sur les personnages pour suivre l'action et les dialogues de plus près. Il n'est pas utile de surcharger le décor. … Je préfère privilégier l'ambiance. Je n'ai pas la prétention de faire les plus beaux dessins du monde. Je suis content que cela plaise graphiquement mais je ne cherche pas à ce que les lecteurs s'arrêtent sur une case pendant deux jours. Je préfère qu'ils suivent l'histoire et les emmener au même rythme que l'action qui s'y déroule.

Tu as l'impression que l'humour de Lincoln passe à la fois par le dessin ET par le scénario ?

Jérôme : Oui. Un peu plus par le scénario étant donné que beaucoup de cet humour passe par le dialogue. Mais certaines séquences fonctionnent aussi par leur mise en scène. Par exemple, la séquence où Dieu vient chercher Lincoln au cimetière : c'est en cinq petites cases identiques, du même point de vue, cela donne un rythme de lecture qui amène le petit gag à la manière d'un strip, presque comme une bd qui se lit en strip, gag par gag.

Olivier : J'aime l'humour qui passe par le dialogue et par les beaux mots à la Audiard, etc… mais on adore également le comique de situation, les tartes à la crème, les bons casse-gueule, etc… ça nous a toujours fait rire. Des scènes comme celle de la banque où il s'attaque aux trois bandits, lorsqu'il se casse la gueule dans l'escalier,… devaient visuellement me faire rire, c'était indispensable pour que le reste du scénario fonctionne bien. D'ailleurs, il y a pas mal de pages où personne ne dit rien, où il n'y a pas de dialogues, pas de paroles… Ce n'est que du comique de situation. Je me rappelle les Gaston Lagaffe où Franquin arrivait à mettre en scène des comiques de situation qui me tordaient de rire ; j'avais envie de retrouver ça dans Lincoln. Donc oui, par rapport à la question, nous avions vraiment envie d'apprécier le comique de dialogue avec le comique de situation… et ce n'est pas toujours évident…

Jérôme : Apporter de l'humour à une dynamique, sans y ajouter de dialogue mais avec beaucoup d'action, on voulait faire fonctionner le tout, et c'est là-dessus qu'on a le plus travaillé.

Ce sera le mot de la fin, merci à vous.

Merci beaucoup.

Participez au concours : 20 albums de Lincoln à gagner !!!

 

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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