Interview de Joann Sfar



Joann Sfar répond aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio

Joann Sfar, contrairement à ce que certains croient, "Urani" n'est pas une ville hollandaise.

Sfar : Non, non, pas du tout. Ce sont les Américains qui croient cela parce qu'ils sont mal documentés ! Urani est une cité imaginaire qui se situe aux confins de la Prusse Orientale et de la mer Baltique et c'est le cadre du thriller fantastico-policier qu'on commence avec David B.

Un thriller qui vous permet de fondre vos styles ?

Sfar : Oui, ça nous permet de dessiner tous les deux sur la même histoire mais l'un après l'autre. On a conçu cette histoire un peu comme "Un Cadavre Exquis"… Bon, je vous vends le morceau : on a utilisé les têtes de chapître des Harry Dickson de Jean Ray comme guide pour notre histoire - nos chapitres sont, les uns après les autres, les titres des chapitres de Jean Ray. Après, on a rempli les vides. On s'est dit: " Bon ben… qu'est ce que ça t'inspire ce titre-là ? " Alors, hop ! J'invente un épisode de deux ou trois pages et après je passe à mon copain. Le chapitre d'après (chez Jean Ray, ndlr) s'appelle "Supplice dans la Tourbière"… bon ben, il faut torturer quelqu'un dans un quartier qui s'appelle "la Tourbière", et hop, c'est parti. L'originalité d'Urani : c'est que c'est une histoire policière sans enquêteurs. On a pris le parti, dans le premier livre, de balancer le lecteur au milieu d'un foisonnement de personnages tous plus méchants les uns que les autres et qui se succèdent dans les pages sans qu'on comprenne bien ce qui les lie. A la fin de l'album, on n'y comprend rien ! Les héros arriveront dans le deuxième album.

Dans toutes les histoires policières, il y a un type qui vous rassure ; c'est le héros. Parce qu'on sait qu'il faut s'identifier à lui et que si on lui tient la main, on a des chances de résoudre les choses. Nous, on s'est dit qu'on allait retarder le moment où il arrive. Pendant tout le premier livre, on est en Europe de l'Est, dans une ville de dingues, avec un savant fou qui est lâché au milieu de la ville, avec une géante radioactive qui se balade partout, qui a l'intelligence d'un enfant de deux ans et qui ne sait pas ce qu'il va lui arriver, avec un tigre catcheur qui est poursuivi par toutes les polices du monde, avec les Américains qui coursent tout le monde, avec un gitan taxidermiste qui a des pouvoirs magiques qu'on ne connaît pas bien, avec un type qui ressemble à Yvan le Terrible qui tient la pègre de la ville - quand on le "fout" en prison, il ressort deux pages après et on ne sait pas pourquoi -, … voilà !

Et qu'aura-t-on dans le deuxième livre qui viendra l'an prochain ?

Sfar : Deux types de la C.E.E. ont été mandatés pour essayer de démêler l'écheveau. Ils sont dans la même position d'étrangeté où le lecteur a été laissé à la fin du premier livre. On a pris le parti de raconter une histoire à l'envers. Le héros de cette histoire, c'est Urani, la ville des mauvais rêves, c'est une ville dont le centre est un cimetière et qui génère des cauchemars. Etant donné qu'on veut avoir une optique très psychanalytique dans notre premier livre, on va raconter la matière du cauchemar. On met tous les éléments qui vont fabriquer notre histoire, tous les mythes, tous les personnages : ce savant qui s'appelle Odin et qui a sacrifié un œil pour la connaissance, cette géante qui est radioactive et qui brûle la gueule des malfrats comme "Diabolique" dans les romans-photos italiens des années 60, etc. Et à partir du deuxième livre, on va commencer un roman policier bien construit, gentil, qui commence à la première page et qui finit à la page 46. Ce livre-là sera une exégèse du premier livre. Les quatre livres suivants (il y en aura cinq au total) vont être une exégèse du premier livre. On va examiner les uns après les autres les différents thèmes qui peuvent paraître tout à fait gratuits et qui ont été abordés dans le premier album. En d'autres termes, c'est une rencontre entre le polar et la méthode paranoïa-critique.

C'est aussi une rencontre entre deux dessinateurs dont les styles ne sont a priori absolument pas semblables. Or, l'osmose est pratiquement parfaite. Les connaisseurs reconnaîtront évidemment les styles de l'un et l'autre; notamment le tien qui est très facile à retrouver lorsqu'on voit que tu grattes avec ta plume comme toujours les fonds de décors et les personnages. Mais vous avez voulu qu'il y ait cette osmose entre les deux styles graphiques, pourquoi ?

Sfar : C'est presque plus du syncrétisme que de l'osmose puisqu'on a choisi de superposer nos dessins plutôt que de les fondre l'un dans l'autre. David, c'est avant tout la rigueur, la cruauté et, en dernier lieu, c'est vraiment Thanatos. Et moi, je me suis fait remarquer plutôt par mes scènes de tendresse, de bizarreries, de tremblement… L'idée était de mélanger mon évanescence à la rectitude du dessin de David - parce que David a un dessin symbolique et typographique et, moi, j'ai un dessin qui est sensuel et qui se perd dans ce que je dessine. Quand quelque chose m'intéresse, je vais passer dix heures à gratter dessus et quand cela ne m'intéresse pas, je vais faire une case en dix minutes parce que j'essaye de retrouver le rythme de la vie dans mes bandes dessinées. Faire voisiner mon bordel et l'organisation de David, on s'est dit qu'à deux, ça pouvait faire presque un dessinateur normal. On va essayer !

Pour toi, ça a été dur par exemple d'avoir des cases, des vrais cases avec des bords droits ?

Sfar : Non, non, ça je sais faire. Des fois, je déborde mais je mets du blanc !… Non, le plaisir c'est de travailler avec David. On se connaît bien, on a passé trois ans dans le même atelier, il ne se passe pas deux jours sans qu'on ne se voie dans un salon de thé ou autre… Mélanger nos deux styles nous a prodigieusement amusés. C'est très difficile d'écrire à deux. Parfois, quand j'écris avec d'autres camarades, j'impose le rythme de l'histoire ou eux m'imposent leur histoire. Donc, l'un des deux doit faire allégeance en quelque sorte. Avec David, c'est différent. Chacun entend écrire autant. Cela veut dire que des fois, on est en bisbrouille. Des fois, on arrive tous les deux avec notre truc et on essaye de fourguer nos deux univers aux lecteurs. On essaye de se débrouiller pour que cette rencontre ne soit pas un appauvrissement mais vraiment que cela nous enrichisse. C'est compliqué à faire, c'est casse-gueule mais on s'amuse bien.

Bien qu'il y ait deux univers qui se superposent, on retrouve partiellement ton propre univers. Il y a beaucoup d'éléments de cet univers qu'on retrouve d'un album à l'autre mais, en même temps, celui-ci est très… éclectique. On peut le résumer de quelle manière ?

Sfar : Je ne sais pas si je peux résumer ce que je raconte. J'ai coutume de dire que je suis spectateur de mes propres histoires. Je vais faire de la bande dessinée comme on allume une télévision. Il y a des soirs où j'ai envie d'assister à des tragédies et d'autres soirs où j'ai envie d'assister à des choses rigolotes. Selon mon inspiration du moment, je vais utiliser mon vocabulaire imaginaire et graphique pour raconter soit des histoires pour petits enfants, soit des drames. La constante est probablement la recherche de la surprise. Mon maître en bande dessinée ; c'est Fred. Il m'a appris qu'il faut se surprendre soi-même quand on écrit une histoire. Si je raconte une comédie, je ne vais pas hésiter à faire mourir un personnage en plein milieu ; comme on l'avait fait dans "La fille du professeur", pour montrer : attention, on est là pour rigoler mais on est des hommes, donc, on est mortels. De même, quand je raconte une tragédie ou une histoire dure, je n'hésite pas à insérer une scène d'humour qui ne sera du tout pas là pour faire du second degré ou ridiculiser les personnages, mais au contraire pour amener un peu d'imprévu, de vécu.

S'il y a un point commun entre toutes mes histoires, c'est la structure narrative que j'emploie qui est le contraire de l'architecture. Beaucoup de scénaristes savent comment leur histoire se termine en la commençant parce qu'ils ont une architecture de récit. Moi, je travaille comme un jardinier, je plante une graine. Je ne me contente pas de la regarder pousser. Je l'entretiens et je regarde comment ça pousse, puis je vais couper une petite branche… Je n'irai pas jusqu'à dire que le hasard a une rôle important dans mon travail mais en tout cas, j'essaie de trouver les aléas de l'existence dans mes fictions. Je ne fais pas d'autobiographie parce que c'est un genre qui ne m'intéresse pas, mais mes récits fictifs se nourrissent de scènes vécues. Quand j'assiste dans la vie à un événement bizarre, à un truc où je me dis ; ça, on n'aurait pas pu l'écrire, alors, je le note et je m'efforce de le faire ressortir soit dans une histoire pour enfants, soit dans une histoire d'aventure, soit dans des histoires plus expérimentales que je peux faire pour des éditeurs comme l'Association.

Parmi les deux éléments biographiques qui me viennent à l'esprit, il y a d'une part la religion, qui ressort pratiquement de tous tes livres ; il y a presque toujours au moins une allusion à la judaïcité. Si je prends, par exemple, « Paris-Londres », il y a ces trois héros, ces trois caballeros… Et puis, il y a l'art, en tant que tel.

Sfar : Trois choses reviennent beaucoup dans mes histoires. Je suis issu d'une famille juive très religieuse mais très ironique. On m'a beaucoup envoyé au cours d'hébreu quand j'étais petit mais dès que j'en sortais, mon grand-père me disait que c'étaient des conneries. Mon grand-père a fait des études pour être rabbin ce qui n'a pas empêché toute sa famille de mourir en camp de concentration… donc, cela le faisait beaucoup rigoler tout ça…Bref, j'ai une culture juive, j'ai beaucoup de tendresse pour la religion juive, les traditions et les pratiques. Mais je suis un sceptique par nature et un ironique, donc, je parle bien de ce que je connais bien. Je n'ai pas une passion exclusive pour le judaïsme, je parle des gens que je connais. J'aimerais beaucoup faire un livre sur l'Afrique mais je ne connais pas bien l'Afrique. Tant que je ne la connaîtrai pas, je n'en parlerai pas. Ca c'est pour la première question.

La deuxième, sur l'art… C'est vrai que c'est un questionnement… par rapport au dessin, par rapport à la façon dont on peut se mettre en scène soi-même. J'aime le dessin parce que je trouve que c'est une posture idéologique face à l'existence. Le dessin, ça veut dire, il n'y a rien entre les choses et moi. Ca veut dire, je dessine une chose et il n'y a pas d'idéologie, il n'y a pas de pensée, il n'y a pas de théorie entre la chose et moi. J'arrive à me l'approprier simplement par le fait de mon regard.

Mais il y a une troisième chose qui est présente dans mes histoires, c'est peut-être le centre de tout mon travail, c'est que j'ai perdu ma maman quand j'étais tout petit et que je fais des histoires pour lui parler. Et je me dis que plus mes histoires seront connues, plus elle aura des chances de les lire. Ce vide que j'essaie de combler en dessinant trois pages par jour et en en écrivant deux, plus j'avance dans l'existence, plus il me semble béant. C'est le centre de toutes mes histoires, c'est un immense vide, une immense tendresse. Romain Gary, auteur que j'admire beaucoup, dit que les hommes ont besoin de toute la tendresse du monde et que les chats et chiens, cela ne suffisait pas… qu'il a fallu en plus les éléphants. Et bien moi, je suis vraiment comme ça. Je suis une espèce de grosse boule de gentillesse, de tendresse, d'énervement et c'est cela qui transparaît dans mes histoires, c'est l'envie de dire "merde, c'est trop court, on n'est pas là assez longtemps". J'ai envie de vivre plein de vies à la fois, et comme dans ma vie, ben… finalement il se passe des choses chouettes mais il ne se passe qu'une vie, je veux raconter dix bandes dessinées à la fois pour vivre dix vies à la fois. C'est ça le moteur de mes histoires. Et c'est un moteur très égoïste. C'est pour ça que je n'ai pas peur de louper un livre, je n'ai pas peur de faire une histoire qui ne plaira pas aux gens parce que mon moteur est extrêmement égoïste.

Mon moteur est simple : c'est que quand je ne dessine pas pendant deux jours, je suis malheureux. Donc, je me mets derrière ma feuille et je dessine. Souvent les gens me reprochent de publier trop depuis peu de temps mais je ne dessine pas plus maintenant qu'il y a dix ans, j'ai toujours dessiné autant. Il se fait que maintenant les éditeurs acceptent de publier mes travaux alors qu'avant, ça remplissaient mes carnets. Donc… pourquoi pas ? Stevenson disait que les livres, ce sont des lettres qu'on fait pour les gens qu'on aime et que le lecteur est là pour affranchir le timbre. C'est pas du cynisme, c'est pas du mépris du lecteur, c'est au contraire l'élever très haut parce que c'est l'élever au rang des amis. Je crois qu'il n'y a rien de pire dans l'écriture que "d'écrire pour". C'est ce que fait le cinéma américain, il écrit "pour" une tranche d'âge. Alors dans ce cas, il ne fait que des œuvres qui vont séduire, mais pas d'œuvres qui enthousiasment. Moi, je n'ai pas peur de louper un bouquin si je sais qu'un jour j'en ferai un qui va vraiment enthousiasmer les gens. Je vais faire les autres les plus bizarres et les plus personnels possibles tout en restant linéaire.

Il y a aussi des interpénétrations entre les différentes séries, les différents personnages. Si je prends par exemple le nouvel album qui est paru à l'Association, "Le Borgne Gauchet", il y a des personnages qu'on retrouve dans "Petrus Barbygère", entre autres. Il y a une espèce de toile qui se crée entre tous tes personnages, c'est parce que cela fait partie d'un seul même grand rêve ?

Sfar : Oui. La question c'est : qu'est-ce qu'un personnage pour un auteur ? Pour moi, on a des petites voix dans la tête qui parlent en permanence. Il y en a qui disent des conneries, il y en a qui disent des choses intéressantes. Et quand on cultive ces petites voix, on en a de plus en plus. Moi, je me suis mis à essayer de leur trouver des visages. Je me dis "Tiens, ça c'est la voix qui ressemble à ça… ça c'est la voix qui ressemble à ça…" et au bout d'un moment, ces voix-là, quand on ne les fait pas parler régulièrement, elles ne sont pas contentes. Par exemple, j'avais créé à l'Association un mousquetaire qui s'appelait le Borgne Gauchet et dont je fais vivre 120 pages d'aventures qui ont été mises maintenant en recueil mais c'est artificiel, ce sont des petites pages que j'ai faites pendant des années et des années. Ce personnage, je n'y ai pas touché depuis quatre ans et il en a marre que je ne le fasse plus parler et je l'entends qui s'agite. Je ne suis pas fou… J'ai compris qu'il n'existe pas, mais il a envie que je raconte ses aventures. Donc, je vais le ressortir, je vais refaire une série avec lui, je vais raconter des trucs avec lui.

Mon "Petit Vampire" qui devient un grand vampire et qui avant, était dans le petit monde du Golem un vampire dépressif.. bon, c'est une voix qui ressemble à un vampire chauve à l'allure mince sauf qu'il est dépressif, il est malheureux, il ne veut pas tuer des gens alors il va mordre des chiens ou des policiers, enfin des gens sans importance, tout ça… Et il y a des personnages qu'on retrouve dans plusieurs livres, mais dans ce cas-là, il faut être cohérent. On ne retrouve pas n'importe qui n'importe où. Par exemple, quand je dois dédicacer un album de "Donjon" et qu'on me demande de dessiner "Petrus Barbygère", je dis non, parce qu'ils ne font pas partie du même monde. Mais par contre, "Petrus Barbygère" je pourrais tout à fait le mettre dans le monde du "Petit Vampire" parce que c'est un univers compatible. "Petit Vampire" n'ira pas chez le "Professeur Bell" parce que ce n'est pas cohérent. Mais il y a des personnages qui ont le droit de faire des passages. "Le Capitaine des Morts" a sa raison d'être dans "Petit Vampire", il l'a dans "Petrus Barbygère", il pourrait aussi être présent dans "Professeur Bell". Il y a des choses que les personnages ne veulent pas faire et il y a des choses qu'ils font d'eux-mêmes. C'est ça les personnages.

Alors, un mot peut-être sur le projet le plus atypique ou le plus ambitieux, je ne sais pas, la biographie de Pascin ?

Sfar : En fait, il s'appelait Pincas. Son papa lui avait interdit de signer ses toiles ; donc il les a signées "Pascin". C'est un peintre qui vivait dans les années 20 à Paris, qui était hérotomane, alcoolique, fêtard, qui a beaucoup aimé les gens et qui n'a peut-être pas beaucoup été aimé en retour. C'était un des rares peintres "maudits" qui avait beaucoup d'argent parce qu'il était également dessinateur de presse. Il a passé sa vie à organiser des fêtes très dispendieuses et dès que la fête était finie, il se retrouvait tout seul. Ce personnage-là, je l'aime beaucoup. Je l'aime pour ce qu'il peint, je l'aime pour ce qu'il était, et j'ai envie de raconter une vie imaginaire de Pascin. Je me suis beaucoup documenté sur lui mais les faits historiques et avérés sur lui, je ne vais pas les raconter. Je le mets en scène avec deux autres peintres qui me tiennent beaucoup à cœur : Chaïm Soutine et Marc Chagall. Je leur fais vivre à tous les trois des aventures à la Pagnol ou à la Albert Cohen dans le Paris et le Marseille des années 20. Cela me permet de parler de virilité, de peinture, de judaïsme - pour changer - et aussi beaucoup de sexualité.

A ce propos, il y a une anecdote qui est rigolote sur le premier Pascin. On le voit à moitié nu sur une chaise, sans être du tout en érection, bêtement assis sur sa chaise donc. Et bien, les libraires l'ont souvent mis au rayon pornographique parce qu'il est tout nu sur la couverture. Mais au rayon porno, cela ne se vendait pas parce qu'il n'était pas en érection. Cela permet de découvrir que le lecteur de bande dessinée aime voir un homme dénudé s'il est en érection. S'il ne l'est pas, cela lui pose un réel problème…

Les femmes nues plaisent aux lecteurs de bandes dessinées, il n'y a pas de problème. Mais un homme nu qui n'est pas à son avantage, ça ne leur plaît pas. Pascin ; c'est également une mise en question de la virilité. On s'est abondamment plaint en bande dessinée qu'il n'y avait pas de personnages féminins intéressants - et c'est vrai qu'il y a peu de personnages féminins auxquels une femme aurait envie de s'identifier - mais il y a également peu de personnages masculins crédibles. Les personnages masculins de bande dessinée sont parés des oripeaux du héros : ils ont une épée, ils sont forts, grands, "machos",.. mais on ne les voit jamais quand, par hasard, ils ont un problème d'éjaculation précoce ou une difficulté d'érection ou quand, comme Pascin, ils préfèrent dessiner ou peindre que d'avoir des relations sexuelles parce que c'est une façon de se mettre moins en danger. Il y a une scène que j'aime bien où Pascin se retrouve au bordel, en train de dessiner des femmes qui sont là et qui lui disent: "Avec toi, on aime bien parce qu'avec nous tu ne bandes pas beaucoup". En fait, quand il va là-bas, il va pour dessiner. J'aime bien l'idée de mettre en scène des personnages masculins qui ne soient pas des virils agressifs ou alors qui se donnent des aspects du viril agressif mais qui en fait, au fond se comportent autrement. Je crois qu'on vit une crise du mâle assez sérieuse en ce moment et la bande dessinée ne s'en est pas tellement fait l'écho. J'aime bien montrer des hommes vulnérables et je crois que c'est une façon de les rendre aussi très attachants.

Un dernier mot. Ton dessin est particulièrement spécial et ne correspond à rien d'autre dans le petit monde de la BD franco-belge. D'où viennent tes influences ?

Sfar : Je ne sais pas trop. Mon dessinateur préféré c'est Fred. Je n'ai jamais appris à dessiner en regardant des bandes dessinées. J'ai appris à dessiner en regardant la nature, en me promenant avec des carnets et en essayant d'établir un contact direct entre les choses et moi, de les dessiner comme je les vois. Souvent, il y a des dessins de bandes dessinées qui ne vont pas gêner le lecteur parce qu'ils ressemblent à d'autres dessins de bandes dessinées. Il y a des auteurs comme Franquin qui ont laissé une grande filiation. Moi, je suis peut-être trop maladroit pour être dans cet héritage-là. Je me situe dans un travail direct de contact avec la réalité soit par l'intermédiaire de dessin d'après nature soit par l'intermédiaire de documentation. Le centre de mon activité en dehors des bandes dessinées, c'est que je passe quatre heures par jour dans les cafés à dessiner des gens. Et de ce dessin d'après nature, de ce dessin foncièrement utilitaire vient mon envie de dessiner, de raconter, de mettre en scène et de regarder des peintures aussi; parce que je vais beaucoup au musée. J'essaie de regarder tout autre chose que les bandes dessinées pour faire des bandes dessinées.

Merci beaucoup Joann

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

Images Copyrights © Joann Sfar & David B.- Editions Dargaud 2001
Images Copyrights © Joann Sfar - L'Association 2001
Images Copyrights © Joann Sfar - Editions Delcourt 2001


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