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La Lettre (de Dargaud) N° 56 (Novembre-Décembre 2000)
de Damien Perez

Patrick Gaumer, auteur comblé d'une volumineuse biographie de Tibet, "La fureur de rire" (aux éditions du Lombard) lève le voile, au fil d'un article amplement illustré, sur les coulisses d'une machination festive dont Tibet fut l'heureuse victime à l'occasion d'un anniversaire mérité, celui de 50 années de collaboration sans taches entre le père de Ric Hochet et son éditeur fétiche. De son enlèvement en Rolls Royce à la haie d'honneur des masques blancs, en passant par de dangereuses joutes où quelques auteurs réputés (Dany, Van Hamme, Roba) s'affrontèrent sans merci à la pétanque, au billard, voire au jeu de la cuiller, vous saurez tout de cette grande fête organisée dans un palace en l'honneur du dessinateur qui restait le seul à n'en pas être averti. La reconnaissance académique d'une bible que l'on vous consacre de votre vivant pesa-t-elle en cet instant aussi lourd que l'affection de vos vieux camarades et collaborateurs ? Sans doute pas. Alors bon anniversaire M. Tibet. Doublement. Car n'est-ce pas également celui de votre rencontre avec ce public qui ne vous a jamais abandonné ? Et à qui vous l'avez si bien rendu.

Puisque les éditions Dargaud ont l'excellente idée de compiler un prénom de renom, un des plus grands prénoms de la Bande Dessinée ("Fredissimo", le meilleur de Fred), le plus célèbre des auteurs à moustache nous rend une visite (à dos de requin-cigare, bien évidemment) dans les pages de la Lettre. Mais plutôt que de vanter les qualités évidentes de cet ouvrage, Isabelle Danel a le bon goût d'entraîner l'auteur vers les souvenirs d'une époque que l'on n'imaginait pas : celle où Fred, vierge de toute pilosité faciale, construisait sa réalité d'enfant sur l'imaginaire des autres (Walt Disney, Lee Falk), lui dont on s'est habitué à ce qu'il construise le nôtre au gré de ses nombreuses publications ( Le Corbac aux baskets, Philémon, Le conteur électrique). Une belle occasion de parler d'un homme qui page à page s'est livré dans ses dessins sans jamais vraiment nous parler de lui ni de son enfance. Un bien bel entretien, ponctué de "Hum", dont la justesse du propos n'a d'égale que la finesse de la plume.

Quelques esprits chagrins ont beau crier au XIII de trop, rien n'entame sa crédibilité. Alain de Kuyssche nous propose un entretien avec un empire, avec un de ces auteurs qui vous régale autant qu'il vous ruine, Jean Van Hamme, dont les intrigues musculeuses et diablement prenantes vous laissent la bouche ouverte et les yeux tout écarquillés de bonheur. L'ultime ironie du surdoué n'est-elle pas cette modestie qui, même un court instant, pourrait vous convaincre que sa recette miracle est à votre portée ? A l'en croire, celle de Jean Van Hamme est d'une simplicité confondante : pour élaborer un scénario génial, il suffit de partir d'un complot inattaquable que l'on s'évertuera à compliquer. "Le tout, c'est de préserver la cohérence." Van Hamme n'est pas un grossiste. Il reste un artisan. Une multinationale qui la joue Start-Up dans le jardin secret de son imagination. L'inextricable est la respiration du scénariste qui avoue ne jamais autant s'amuser que quand il se rend compte qu'il s'est piégé lui-même dans les méandres de son intrigue. Van Hamme, tout comme ses lecteurs, semble ne pas savoir où le mènera son personnage. Tout le plaisir pour lui reste de jouer avec un coup d'avance. Rassurant non ?

Il est à noter que cette entrevue se complète d'une demi-page consacrée à William Vance, ce qui, quand on connaît la volubilité légendaire de l'homme, inversement proportionnelle à ses talents de dessinateur (XIII, Bruce Hawker) n'est déjà pas un mince exploit.

Il aura fallu la mort du maître pour assister à la naissance de "L'arbre des deux printemps", signé par Rudi Miel, le regretté Will et un modeste "and Co" qui dissimule derrière ses syllabes anodines une liste de dessinateurs réputés au rang desquels Maltaite (le fils de Will), Hermann, Walthéry, Roba, Le Gall, Dany, Mézières, liste que j'interromprai d'un "et cetera" bien incongru au vu de l'impressionnante palette de plumes prestigieuses qui ont ainsi voulu rendre hommage au gardien de Tif et Tondu et au père d'Isabelle en terminant cet ouvrage pour lui. Jean-Louis Lechat nous conte la genèse de ce nouveau titre de la prestigieuse collection "Signé" (Editions du Lombard) et pour lequel Will, avant que la maladie n'ait la désagréable idée de l'emporter, avait eu le temps de réaliser six planches en couleur directe dont la musicalité picturale résonne déjà comme le testament d'un auteur profondément humain et dont le trait faussement candide cachait une sacrée profondeur d'âme.

Frank Le Gall a du goût, c'est du moins la constante qui se dégage à la lecture de l'article que lui consacre la Lettre. Aucune envie promotionnelle pressante ne le démangeant, malgré la sortie du dernier Poussin ("Novembre toute l'année", prépublié dans Bo Doi), Le Gall pend le temps de réagir à divers mots clés, tels que "peur", "rêve", "jeunesse" ou "littérature". Ses réponses, si elles ne manquent jamais d'humour ("Mon panthéon est décousu"), dessinent en arrière-fond une personnalité riche, douée d'une solide culture, et sans doute pas prétentieuse pour deux sous, au gré de références référencées qui vous le rendent familier et d'autres plus obscures et personnelles qui vous le rendent intéressant. Un auteur reconnu se considérant "conscient et fier de la merveilleuse sentence d'Oscar Wilde : "L'art est inutile"", ne saurait être foncièrement mauvais.

Si Lucien Rollin (dessinateur de la série "Ombres" scénarisée par Jean Dufaux) a renoncé à l'enseignement, ce n'était pas pour se faire fonctionnaire du pinceau. L'interview accordée à François Le Bescond lui permet non seulement de parler de cette série contemporaine, mystérieuse et inclassable, mais aussi de nous livrer sa vision de la Bande Dessinée. Car même s'il se réserve la chance de sortir de ses planches pour grimper sur celles du prestigieux festival du Quai des bulles de St Malo, où il exerce les fonctions de directeur de la communication, Lucien Rollin, est un de ces hommes pour lesquels la BD reste une communion enivrante et rafraîchissante entre deux auteurs ("Je ne pourrais pas travailler avec quelqu'un que je ne connaîtrais pas"). Une passion plus qu'un métier, quoi.

Et pour finir, François Le Bescond, interviewer infatigable, reçoit à la table des invités de la Lettre un stakhanoviste de la bulle, Bercovici ( Femmes en blanc, Cactus Club, Le Boss) que le talent précoce obligea à contourner les règles les plus élémentaires de la législation du travail, puisqu'il publia ses premières planches dans Spirou à l'âge de... quinze ans. Anniversaire toujours, donc, puisque cela fait vingt ans que M. Bercovici nous déforme la bouche en sourires rageurs au fil de ses nombreuses séries, généralement à succès. Tout ça pour une seule et unique satisfaction : plus que la connaissance du nombre exact de ses albums publiés, c'est la reconnaissance de son "lectorat varié" qui le touche, ce qui ne l'incitera guère, fort heureusement, à lever le pied ni à prendre une retraite satisfaite et anticipée.

Et en plus, le croirez vous, une présentation du CD de la Bande Originale de Thorgal, un texte consacré à André Taymans (Caroline Baldwin, Les filles d'Aphrodite), les critiques d'albums, et toutes les news du monde foisonnant du neuvième art. On n'est pas "l'officiel de la Bande dessinée" pour rien.


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