Cyclone BD
Saint Denis de la Réunion : le festival préféré des auteurs



La Réunion : l'eden aux mille pluies
Portrait d'un auteur de bande dessinée atypique : Charles Masson

Prenez une trentaine de dessinateurs parisiens par une froide journée de fin novembre. Mettez-les dans un avion. Secouez pendant onze heures. Débouchez à l'arrivée, ajoutez-y une rondelle de citron, un peu de sucre de canne, du rhum Charrette, du soleil et de la pluie chaude, des paysages à couper le souffle, un public chaleureux. Des auteurs locaux. Quelques Malgaches, Mauriciens et Sud-Africains. Vous obtenez un cocktail appelé "Cyclone BD", qui fait un malheur. Certains se damneraient pour se faire inviter. D'autres, qui ont peur de l'avion, s'en veulent d'avoir refusé. Mais ceux qui y sont allé savent pourquoi aucun autre festival ne les comblera autant.

"Cylcone BD", quatrième édition. Deux ans d'attente pour Lewis Trondheim. Il fut du premier voyage. Il l'immortalisa avec humour dans l'un de ses Carnets, paru à L'Association. Depuis, il fait partie des invités incontournables. Lui qui détestait voyager, voilà qu'il en redemande. Il y a donc quelque chose ici que les auteurs ne trouvent pas ailleurs. Mais quoi ? Tout d'abord, le dépaysement. La Réunion, ce n'est pas la France. Et c'est la France quand même. Ce département d'Outre-Mer est exceptionnel à plus d'un titre. Avec son demi million d'habitants de toute origine et de toute religion, c'est sans doute l'une des terres de tolérance et de métissage parmi les plus intéressantes. Rien à voir, par exemple, avec la Martinique et la Guadeloupe, à l'autre bout du globe. Ici, tout le monde vit en parfaite harmonie et même l'imam de la Grande Mosquée de Saint Denis -cent ans cette année, la plus vieille de France- a prié après le 11 septembre 2001 avec tous ses fidèles pour que l'intégrisme n'accoste jamais l'île. Des choses comme celles-là se sentent. Les "Zoreilles", comme on les appelle ici, autrement dit les Français, sont accueillis dans la bonne humeur et avec le sourire. On ne se moque pas d'eux, ils ne se moquent pas non plus des Réunionnais. A croire que tout le monde a bu une potion magique qui ne donnerait pas une force surhumaine mais bien un sentiment de tolérance supérieur.

"Cyclone BD" est désormais une biennale. Trop de travail et d'investissement pour le petit groupe d'organisateurs à la tête desquels on trouve Jean-Luc Schneider, libraire à Saint Denis (il y possède deux librairies) et passionné de bande dessinée. En deux ans, les organisateurs ont peaufiné leur affiche. Non seulement, cette édition 2005 a permis aux Réunionnais de rencontrer la crème des dessinateurs du moment. Des noms ? Il y en a tant. Loustal. Mattotti. Juillard. Ferrandez. Blain. Trondheim. Bonhomme. Sattouf. Rochette. Cestac. Coyote (un habitué des lieux). Dany. Dumontheuil. Wazem. Tanquerelle. Bouzard. O. Groj'. Mourier. Oiry. Mandel. de Bonneval. Et tant d'autres. Mais encore ? Des expositions. Elles constituaient un véritable événement dans cette île de l'Océan Indien, perdue à dix mille kilomètres de la métropole. Expo Blake et Mortimer, expo Décalogue, expo Scorpions du Désert, autant d'espaces montés par ou pour le Festival d'Angoulême que les visiteurs ont -enfin- pu découvrir chez eux. Et ça n'a l'air de rien, mais faire venir des originaux de Luca, de Paris ou d'ailleurs n'est pas une mince affaire. L'avion, trop cher, a été abandonné au profit du bateau. Car il y avait des centaines de kilos de matériel à acheminer. Résultat, les organisateurs ont dû attendre plusieurs semaines une cargaison qui aurait pu leur parvenir en un jour et refaire en quelques heures les cadres sur mesure qui n'ont pas pu être embarqués. Le résultat est à la hauteur. Patricia Zanotti, ayant-droit de Pratt, qui a fait le déplacement à Saint Denis pour l'inauguration en repartira enchantée. Le lieu, l'un des rares hangars industriels de l'île reconvertis en espace artistique, lui a beaucoup plu. "Les dessins d'Hugo sont à leur place, ici. Et l'exposition a quelque chose de profondément authentique", dira-t-elle. A ces expositions, il faut bien évidemment ajouter un large espace réservé au président de cette édition, Jacques de Loustal. Et une présentation très ludique du travail des auteurs du magazine Capsule Cosmique, présents pour la plupart, sur les lieux du festival. Mais tout cela ne vous dit pas pourquoi "Cyclone BD" est le festival préféré des auteurs.

A l'instar de ce qui se pratique depuis des années à Bastia, les organisateurs du festival réunionnais ont su trouver la formule magique qui plaît à leurs invités. Même s'il a grossi, le "plateau" d'auteurs -un peu plus de cinquante, cette année- reste de taille très modeste. Chacun a la possibilité de découvrir des collègues qu'il ne verrait pas dans un autre festival. Et c'est d'autant plus vrai que cette cinquantaine d'auteurs est présente sur place pendant une semaine, alors que le festival proprement dit dure un peu plus de trois jours. A quelques dîners près, du lundi après-midi au vendredi matin, tous les auteurs ont quartier libre. Ils se groupent pour visiter l'île, d'autant que des voitures sont mises à leur disposition par le festival. Ils imaginent des expéditions et des excursions. Ils font connaissance, ou approfondissent leur amitié. Bref, ils sont en vacances. Et l'hôtel Creolia où ils sont logés -l'un des principaux partenaires du festival- n'est pas de nature à les pousser à la neurasthénie. Dominant la capitale, ce palace du groupe Mercure déroule sa piscine sur les Hauts avec vue sur l'océan, juste en-dessous. Même après une harassante séance de dédicaces -certaines durent jusqu'à quatre heures d'affilée, c'est dire si le public local répond présent-, piquer une tête dans ce décor remet n'importe qui d'aplomb.

Bref, tourisme et travail font bon ménage à la Réunion et aucun des auteurs invités n'aurait l'idée de s'en plaindre. D'autant que l'île regorge de trésors plus ou moins cachés. Mais il faut dire que le tourisme n'est pas le seul argument qui fait le succès de ce festival. L'autre principal atout de "Cyclone BD" est son éloignement de la métropole. Pas d'éditeur présent. Pas -ou presque- de journaliste. Les auteurs sont comme en récréation. Ce qui donne lieu à des scènes inédites. Ainsi, lors d'une des soirées du festival, assiste-t-on à un concert totalement improbable. Dans un bistrot de Saint Denis, José Parrondo et Lewis Trondheim se laissent aller à un petit concert de ukulele. Hervé Tanquerelle les rejoint, qui siffle, qui chante, qui mime d'impossibles solos de guitare. Christophe Blain chante un air country sous les applaudissements de ses pairs, Riad Sattouf se lance dans une version très personnelle d'un tube disco sous les sifflets et les encouragements, allumant définitivement la salle. Dans le public, Wazem, Bouzard, Lisa Mandel ou Jean-Christophe Menu en redemandent.

Et la Réunion, dans tout ça ? Qu'est-ce qu'elle a à voir avec la bande dessinée ? Tout d'abord, il faut se souvenir du nombre d'auteurs ou de dessinateurs qui y sont nés, qui y ont séjourné ou qui s'y trouvent toujours aujourd'hui. Le plus remarqué, ces dernières années, est sans doute Appollo, scénariste de "La grippe coloniale", qui a remporté le Prix de la Critique il y a deux ans. Mais il y en a bien d'autres. Michel Faure, qui a longtemps séjourné en Réunion, où il a laissé ses enfants. Li-An, dessinateur du dernier scénario d'Appolo chez Vents d'Ouest mais aussi et surtout, des adaptations de Jack Vance chez Delcourt (Le cycle de Tschaï). C'est lui qui remporte le Grand Prix de la Ville de Saint Denis cette année. Il illustrera donc l'affiche du prochain festival, dans deux ans. Li-An est né en Loraine, mais il a beaucoup voyagé. En Allemagne, à Tahiti, à Madagascar. Et bien sûr, à la Réunion, où il fut l'une des chevilles ouvrières du magazine de BD local "Le cri du margouillat", en 1986. Aujourd'hui, il habite Orléans. C'est donc un dessinateur réunionnais sans l'être. Tout comme ces "Zoreilles" qui ont établi ici leurs quartiers. Charles Masson, par exemple. Médecin ORL, il pratique tantôt sur l'île, tantôt à Mayotte, à quelques heures d'avion. Tout son temps libre, il le passe à sa table à dessin, à quelques dizaines de kilomètres de Saint Denis, sur les hauts de Saint Paul. On l'aura compris, et il ne s'agit là que de quelques exemples, la BD en Réunion est une affaire sérieuse, même si rien, décidément, dans une île qui a inventé le "rhum arrangé" ne peut être totalement sérieux.

par Thierry Bellefroid

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La Réunion : l'eden aux mille pluies
Portrait d'un auteur de bande dessinée atypique : Charles Masson


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