Interview de François Schuiten
à l'occasion de la sortie de "La Frontière Invisible"



Interview de François Schuiten, à l'occasion de la sortie de "La Frontière Invisible" (sur un scénario de Benoît Peeters, aux éditions Casterman).

" Les gens attendent que je fasse éternellement le même album"

Ceci est la première partie de l'interview de François Schuiten, à l'occasion de la sortie de "La Frontière Invisible". Une seconde partie, consacrée à son rôle en tant que Président du Festival d'Angoulême, sera mise en ligne début mai.

Quand on termine la lecture de "La Frontière Invisible", on s'étonne de découvrir que la fin est annoncée dans un second tome. Schuiten et Peeters font dans les albums à suite, maintenant ?… Sérieusement, vous n'aviez pas la place, en 62 pages, pour installer l'univers complet ?

Schuiten : Je me suis posé beaucoup de questions à ce propos, ça m'a tracassé. L'éditeur n'a pas fait pression sur nous, mais il nous a mis en garde en nous faisant remarquer qu'au rythme où nous étions partis, le livre aurait 140 ou 150 pages. Pour un livre en couleur, cela signifie un certain coût. Or, c'est peut-être surprenant, mais le succès des livres est directement lié à leur coût. Un exemple : "L'enfant penchée", qui fait 150 pages, est l'un de nos livres qui a le moins bien marché… et moi, c'est celui que je préfère !

Tu penses que c'est uniquement en rapport avec le prix ?

Schuiten : Sans doute, pas seulement.

Mais c'est dissuasif ?

Schuiten : Oui, c'est certainement un élément dissuasif. Le noir et blanc en est un autre.

Quoique. "La fièvre d'Urbicande" est un succès énorme…

Schuiten : Oui, mais l'album est paru dans une édition souple. Et le noir et blanc est encore beaucoup moins accepté par le lecteur aujourd'hui qu'à l'époque ! Benoît et moi venons de passer trois ans sur un livre, nous y croyons énormément… et curieusement, on ne nous parle que d'une chose : le prix. Les gens te disent qu'ils préfèrent trois livres plutôt qu'un. Tu as beau leur dire que ça va leur coûter plus cher, puisqu'il faudra payer trois reliures, trois couvertures, etc… ils restent sur leur idée. C'est un truc que je ne comprendrai jamais ! Nous étions tout heureux de pouvoir donner aux lecteurs non pas une découpe, un morceau d'histoire, mais un seul et vrai long roman, avec de la densité, de l'épaisseur…. C'est évident, il y a une résistance de la part du monde de la bande dessinée. Alors, on peut s'obstiner, on peut dire que cela n'a aucune importance. Cette fois-ci, on s'est plutôt dit qu'on allait accepter les règles, que le monde avait changé et qu'il fallait peut-être qu'on s'y fasse ! On va voir ce que ça donne. Mais ce qui est sûr, c'est qu'on ne fera jamais plus de deux tomes. Et qu'on essaiera de les réunir après ; on va tenter de leur donner une autre existence, en faisant un coffret ou quelque chose comme ça.

Après tout, Hergé aussi a fait des albums en deux tomes…

Schuiten : C'est un des arguments de Benoît.

"On a marché sur la lune", "Le Temple du Soleil", "Le Secret de la Licorne"… toutes ces histoires n'auraient pas pu tenir en un volume. Et Jacobs a fait ça aussi, que ce soit avec "Le mystère de la Grande Pyramide" ou "Le secret de l'Espadon"…

Schuiten : C'est exactement ce qu'on se dit ! Pourquoi pas ! Mais cela n'a pas été sans questionnement.

Dans "La Frontière Invisible", il y a une chose qui saute aux yeux, c'est le rapport avec la Yougoslavie. Le contexte de guerre ou de préparation de guerre yougoslave, le rêve de "Grande Serbie" qui est transposé tel quel, l'utilisation de l'Histoire et de la géographie à des fins nationalistes… et puis le nom du dictateur, Radisic, qui évoque forcément Milosevic. Qu'est-ce qui vous a pris de vous pencher sur un problème contemporain si grave et de le transposer dans les Cités Obscures ?

Schuiten : Quand on voyage beaucoup, ce sont des idées qu'on rencontre forcément. Et même en Belgique, le problème des frontières est très présent (non pas par rapport aux pays voisins, mais à l'intérieur même du territoire, avec la frontière linguistique, qui sépare la Belgique francophone -ou Wallonie- de la Belgique néerlandophone -ou Flandre. Ndlr). Les nationalismes surgissent ou resurgissent de partout, ils ne se limitent pas à l'ancienne Yougoslavie. Donc, le mot "frontière" nous a brusquement sauté aux yeux… mais à travers un prisme qui nous est personnel, comme toujours. On ne veut pas faire un portrait de la Yougoslavie, nous en sommes incapables et j'estime ne pas avoir le droit de le faire. J'ai un regard tellement superficiel sur un problème aussi grave et complexe que je ne me permettrais jamais de le traiter en BD. Mais à travers une métaphore qui aborde cette page d'Histoire tout en traitant de nos problèmes à nous, je crois qu'on peut se le permettre ! Quant aux frontières, elles sont également très mouvantes. Dans la cartographie, il y a cette idée de contenir le monde, qui nous a beaucoup intéressée. J'ai déjà abordé cette idée dans mon travail de scénographe, notamment à travers l'expérience du mondanéum, avec cette espèce de grand panorama que je réintègre dans le livre à la manière d'une carte en trois dimensions.

Et puis, à travers ces thèmes horizontaux vient se greffer une thématique verticale : le rapport à la modernité ou plutôt, à l'irruption de la modernité. C'est le télescopage entre deux époques, l'époque des "artisans" qui travaillaient à la main, qui déduisaient de l'observation les informations nécessaires à l'élaboration des cartes, et celle des "petits jeunes" qui débarquent avec des machines plein les yeux.

Schuiten : C'est précisément ce basculement qui nous intéresse. Quand on voit arriver l'espèce de fascination pour les nouvelles technologies, le jeunisme. On a tellement vu ça chez Casterman : des graveurs, des chromistes qui avaient du talent et qui ont été balayés par un audit. Un réviseur d'entreprise arrive et décrète que pour celui-là, c'est fini, il a 54 ans ; à sa place, on va mettre un jeune gars qui travaille sur les ordinateurs. Un domaine abordé dans le livre et qui m'intéresse beaucoup également, c'est l'adolescent qui cartographie le corps de la femme dans ses premiers émois. On avance avec beaucoup d'intuition en essayant de voir ce qui nous touche, en espérant que cela touche le lecteur. Et puis, il y a également tout le fantasme - qui ne se verra que dans le deuxième tome (en fait, le premier livre est un grand planting) -, fantasme d'un jeune homme qui n'est pas encore confronté au monde mais qui a fait des études et qui va découvrir la différence entre ce qu'il fait sur le papier, ce qu'il fait en carte et la réalité. Même les maquettes, qui ont cette apparence de réalité, sont construites dans ce monde fermé, clos. J'aime l'idée de cartographier des états d'âmes. Il y a les cartes des rumeurs, celles des rêves, etc… On retrouve cette idée de contenir le monde dans l'utilisation du dôme aussi. Il y a plein d'éléments qui se complètent - ou qui se télescopent. Un peu comme dans "Brüsel", où on avait voulu mettre beaucoup de choses, parfois trop peut-être… mais on n'arrive pas à travailler autrement.

La preuve, c'est que l'album ne vous a pas suffi. "Brüsel" a eu un prolongement tout à fait séparé dans un film télévisé ("Le dossier B", ndlr) où vous avez poursuivi vos "explorations". L'occasion d'aller encore plus loin que dans la BD…

Schuiten : On fait la même chose avec "L'enfant penchée", qui devrait connaître une nouvelle existence aux Etats-Unis. On donne plein d'idées aux Américains qu'on n'a pas pu mettre dans le livre.

Qui sont ces "Américains" et de quelle nouvelle existence parles-tu ?

Schuiten : C'est une boîte de production indépendante. Attention, ce n'est pas Spielberg, hein ! ! Par contre, ils sont très motivés. Le premier script n'était pas tout à fait bon. Mais le second est vraiment très bien. Ce qui ne veut pas dire que ça débouchera sur quelque chose. En cinéma, on ne sait jamais où on va… Ce que je voulais dire, c'est qu'il y a tellement d'insatisfaction dans une histoire - on fait un trajet mais il y a beaucoup de choses qu'on laisse sur le côté - que donner une nouvelle forme au récit original permet d'aller rechercher des éléments écartés lors de l'écriture. C'est ça qui nous intéresse.

Revenons au livre, il y a ce dôme et puis, on a l'impression qu'autour du dôme, il n'y a plus rien. Graphiquement parlant, il y a une espèce de désert rocheux avec des formes qui ne sont pas toujours inhumaines dans le sable. Mais en plus, on entend les personnages dire que le monde a pratiquement cessé d'exister ; en tous les cas, toutes les cités qu'on a connues sont sur le déclin.

Schuiten : Oui, on voulait vraiment essayer de travailler sur une espèce de microcosme qui est comme le résumé du monde et voir comment, à travers tout ça, on retrouvait tous les enjeux d'une grosse société. L'arrivée du dictateur qui veut utiliser les cartographes à l'accomplissement d'un projet personnel tout différent de leur mission première… C'est une image de ce qui se produit fréquemment autour de nous. Quel est l'objectif de Vivendi pour Canal ? Et celui de Rizzoli pour Casterman ?

Autre particularité du dôme où se situe l'action de cette histoire : les femmes y sont réduites à un rôle particulièrement dégradant, ce qui n'est pas dans vos habitudes.

Schuiten : Oui, elles travaillent toutes dans un bordel, c'est un monde assez impitoyable ! De manière générale, cette histoire va être plus dure que ce qu'on a fait jusqu'ici. Il y a des protagonistes plus durs, des manipulations… C'est curieux, on s'est rendu compte, Benoît et moi, qu'on faisait des histoires où il n'y avait pas de "mauvais". Il y a des pauvres types, un peu perdus, ou le promoteur immobilier dans Brüsel, mais jamais jusqu'ici de "vrais" mauvais. Cette fois, par contre, on est en train de faire une vraie "salope", ça c'est une étrangeté. C'est peut-être parce qu'on est nous-mêmes confrontés à un monde plus dur.

Paradoxalement, il y a un rapport à la nature qui est plus fort qu'avant. De Cremer s'en va souvent à l'extérieur du dôme, il a besoin de respirer, de voir l'horizon, de se promener avec Kalin, son chien. Ça correspond à ton état d'esprit ?

Schuiten : Oui, et la seconde partie sera une véritable ode à la nature, une ode à la force et à la puissance de la nature qui n'a rien à voir avec la photographie, la cartographie …

Ce qui nous éloigne forcément du principe de base de cette série ; "Les cités obscures".

Schuiten: Oui, tout à fait ! D'ailleurs, j'en ai un peu marre !

Marre des villes ?

Schuiten : Oui, ça m'ennuie maintenant. Tu vois, les gens viennent vers toi avec ce qu'ils connaissent de toi ; c'est normal, mais il y a toujours un décalage. Il ne faut pas se faire d'illusion, on ne change pas complètement. On ne peut pas devenir un auteur, je ne sais pas moi, comique du jour au lendemain… mais il y a l'espoir d'évoluer, de s'aventurer sur de nouvelles terres, de continuer à être en état d'exploration. Je trouve que la plus belle chose qui puisse arriver à un auteur - pour reprendre la métaphore de la cartographie - c'est de continuer à explorer et à cartographier son imaginaire. Le problème, c'est que tout est là pour vous fossiliser, les gens attendent que vous fassiez le même livre parce qu'ils l'ont aimé. Et toi, tu DOIS les décevoir pour pouvoir survivre. C'est une telle équation ! Et tellement douloureuse ! Les gens me disent : est-ce que tu ne pourrais pas me dessiner quelques immeubles, quelques bâtiments Art Nouveau, etc… Et j'ai envie de leur répondre : c'est presque vulgaire, ce que vous me demandez ! Pour moi, tout ça, c'est le résultat de récits et de personnages, mais ça ne m'intéresse pas de dessiner des briques !

Mais tu as longtemps été considéré comme un dessinateur architecte ou comme un architecte dessinateur. On t'a souvent présenté en référence à ton père et ton frère (tous les deux architectes, ndlr). En plus, tu dessinais des villes dans toutes les pages, on a presque eu l'impression que tu avais raté ta vocation.

Schuiten : Je sais. Donc, je n'ai eu que ce que je méritais, quelque part…

Mais aujourd'hui cela t'ennuie ?

Schuiten : Je trouve que c'est réducteur. Sans doute, est-ce au moins en partie justifié. Simplement, je dois tout faire pour ne pas me laisser piéger. Si j'écoute ça, je suis mort, mort parce que je ne peux rien faire avec ça ! Je ne vais pas recommencer mes propres tableaux comme le faisait de Chirico. Je dois faire autre chose, avancer. Regarde les livres qui sont autour de moi. Ma collection de bouquins sur l'architecture est en train de péricliter ! Aujourd'hui, ma collection de photographies de nature s'agrandit indéfiniment. Et je vis au milieu de livres de peintres naturalistes.

Tu es en train de tomber amoureux de Turner ?

Schuiten : Lui et d'autres peintres naturalistes, particulièrement les peintres voyageurs, qui font référence à cette notion d'exploration dont je parlais tout à l'heure. Quand les peintres sont devant quelque chose qu'ils ne connaissent pas, quand ils perdent leurs repères, c'est l'émotion, c'est un moment de grande beauté. Je dois partir au Japon pour "Géo", dessiner le Mont Fuji. Au départ, ils m'ont proposé un site architectural en Egypte. Je leur ait dit que ça ne m'intéressait pas, mais par contre, que je voulais bien dessiner le Mont Fuji.

Si je te suis bien, dessiner est le reflet de toutes tes préoccupations du moment ?

Schuiten : Oui.

Benoît a les mêmes préoccupations que toi ? Vous avez glissé en même temps vers les mêmes choses ? Ou bien, de temps en temps, il y a des options qu'il faut choisir difficilement en les imposant ou en persuadant l'autre ?

Schuiten : Non, non, avec Benoît c'est incroyable. C'est gai parce que, même au pire moment, même quand on est vraiment crevés, il y a toujours le plaisir de se renvoyer la balle, d'inventer à deux. On démarre au quart de tour. Ce qui est intéressant c'est le dialogue. Benoît aspire, il prend, il dispose, il me renvoie.

Longtemps, tu as été considéré à l'extérieur comme le dessinateur d'un scénariste. Or, vous faites les scénarios des Cités Obscures à deux.

Schuiten : Oui, tout à fait. Et à l'inverse, je trouve qu'on sous-estime souvent le regard que Benoît a sur le visuel ; il a un regard très pointu sur l'image. Quant à moi, j'ai un besoin viscéral de travailler l'histoire. D'ailleurs, je suis co-scénariste du spectacle sur lequel je suis en train de travailler avec Franco Dragone.

Spectacle qui sera joué à Las Vegas, vers 2004-2005 ?

Schuiten : 2005. C'est un projet très lourd. Donc, on rencontre d'énormes difficultés, il faut construire beaucoup de choses. En fait, on doit construire l'hôtel, la salle aussi, en plein désert. (Franco Deagone n'est pas à cela près. Il prépare en ce moment un spectacle permanent à Las Vegas avec Céline Dion, ndlr) Ce sont des projets "mammouthiens" mais, mon plaisir à moi, c'est de raconter une histoire. Dans ce projet-là, je fonctionne sans Benoît. Mais mon travail est le même.

Votre collaboration remonte pratiquement à l'enfance.

Schuiten : Oui, quand on avait douze ans, on a commencé à dialoguer ensemble. Aujourd'hui, rien n'a changé, si ce n'est qu'à l'époque, on se battait parfois dans la cour de récréation. Benoît est très têtu. Depuis qu'on travaille ensemble, on ne s'est jamais disputé, on s'amuse toujours autant.

Le soir où tu as reçu le Grand Prix d'Angoulême, il a raconté une petite anecdote assez étonnante sur vos années d'enfance, justement. Ça concernait ton père. Tu t'en souviens ?

Schuiten : Il y a beaucoup à dire sur mon père. Je ne sais pas si tu as vu l'expo à la Fondation pour l'Architecture (à Bruxelles, ndlr), mais elle est intéressante, car elle présente un homme qui a très peu montré ce qu'il faisait. On a vu ce qu'il faisait dans le domaine de l'architecture, mais toutes ses peintures, il refusait de les exposer. C'est beau, un père qui donne ça à son fils, qui, durant toute sa vie, a voulu rêver, construire quelque chose, sans le montrer. Je lui dois beaucoup, il a été mon premier maître. Il nous demandait de copier des tableaux. Benoît avait moins de facilité que je n'en avais alors ; pour lui, c'était beaucoup plus laborieux. Je me rappelle un tableau de Delacroix avec un lion. Benoît avait passé deux dimanches à faire le lion. Et mon père a pris la brosse, il lui a montré qu'il devait brosser, s'éclater sur la toile. Benoît était complètement découragé. Il a dit : je crois que je ne suis pas fait pour la peinture !

L'autre anecdote que citait Benoît, c'était à propos de tes devoirs de classe.

Schuiten : Oui, mon père voulait que je termine d'abord mon travail à l'aquarelle avant de faire mes devoirs. Ma mère a finalement laissé faire… C'était une manière très simple, pour lui, de poser une hiérarchie dans les valeurs. L'école, c'est une chose. Mais un dégradé d'aquarelle, c'est tellement plus important, c'est magnifique ! Il nous a beaucoup donné, c'est un personnage très impressionnant et sans doute par le fait qu'il n'a pas lui-même réalisé l'œuvre qu'il espérait faire, ils nous a sans doute poussé à nous réaliser.

On vient de parler de ton père. Dans "La frontière invisible", c'est ton fils qui sert de modèle au personnage de De Cremer.

Schuiten : Oui. C'est une façon de dialoguer, de parler à son fils. Quand tu parles à quelqu'un, peut-être que tu as l'espoir de toucher tout le monde. Mais l'essentiel est au moins de toucher cette personne-là. Je trouve que le problème de la BD, c'est qu'elle est autarcique. Le public, je ne le connais pas. Mais quand Benoît et moi faisons une conférence-fiction, on sent lorsqu'on ennuie les gens. C'est un excellent exercice qu'on a longtemps pratiqué tous les deux : raconter des histoires et de les improviser en public. La BD doit sortir de la BD, elle doit raconter une histoire, tout simplement.

Il est très seul, tout de même, ce jeune garçon qui débarque avec ses rêves de cartographe, qui veut se frotter au monde. Il y aura juste Kalin, son chien, et la belle Shkôdra pour tromper sa solitude.

Schuiten : Et encore, c'est un fantasme. Parce qu'en fait, il est incapable de la comprendre, cette jeune femme. Mais c'est vrai, je trouve que l'adolescence peut être un moment de grande solitude. C'est un moment très beau et terrible à la fois. Je crois, moi, que c'est une période de ma vie où j'en ai pas mal bavé.

L'album est très dépouillé, ça correspond à tout ça ?

Schuiten : Oui, sans doute. Il faut se construire, mais on nourrit des doutes tellement intenses. Ce monde est tellement effrayant. Il n'a pas l'air d'être fait pour les adolescents. On essaye de parler de tout ça, à notre façon.

Il y a un gros travail sur les couleurs.

Schuiten : Oui, j'ai dessiné en très grand format, pour qu'il y ait de la matière à travailler.

Tu travailles avec des crayons de couleurs ?

Schuiten : Pas seulement. Je travaille d'abord à l'acrylique. Puis je passe au crayon de couleur par-dessus, pour amener de la matière, du relief, créer la différence avec l'ordinateur. L'ordinateur peut réaliser de très belles choses. Alors, si on ne l'emploie pas, c'est justement pour faire soi-même ce qu'il fait le moins bien. Et puis, à la main, il y a des choses qui nous échappent. A l'ordinateur, tu dois construire la matière. Tu dois dire : je veux mettre ceci là, cela là. Quand tout ça vient par le frottement du papier et du crayon, par l'interaction de la couleur avec la main, à travers cette espèce de cuisine un peu infernale, là tu peux avoir une identité qui t'appartient. Ce qui me fait très peur avec l'ordinateur, c'est que l'outil est trop fascinant.

Tu parlais tout à l'heure des dégradés d'aquarelle que ton père te faisait faire. Tu n'as jamais travaillé tes planches à l'aquarelle ?

Schuiten : Non, pas à l'aquarelle, uniquement à l'acrylique. C'est un peu comme faire de l'aquarelle mais en aplats.

Tu n'aimes pas le rapport à l'eau ?

Schuiten : Si si, j'utilise toujours de l'eau. Mais il est difficile de revenir sur de l'aquarelle. Or, j'ai besoin de faire des couches et des couches, je n'arrive jamais à terminer mes planches, je reviens toujours dessus. J'ai le sentiment que ce que je fais la première fois n'est pas terrible. Je mets presque trois jours par planche, rien que pour la mise en couleur. Certains diront : quoi, il a passé trois jours là-dessus ? Ça ne se voit pas ! Mais je sais que j'ai besoin de ça, peut-être à cause des doutes que j'ai quand je travaille. De toute façon, c'est tout ce que j'espère, que le travail ne se laisse pas voir.

C'est comme pour le scénario. J'aime bien cette métaphore de Stephen King sur ce que doit être le travail du scénariste. On sait qu'on doit exhumer un squelette enfoui dans le sable. En fait, quand tu fais un scénario, ton histoire doit apparaître tout doucement, elle doit sortir naturellement. Si tu y vas à la pelleteuse, tu casses tout. Parce que tu ne sais pas où est la queue, où est la tête. Mais par contre, si tu prends ton temps, le sable laisse doucement apparaître l'iguanodon, qui est ton histoire. En fait, on n'invente rien, tout est là, elle existe ton histoire. Moi, je suis convaincu qu'il faut juste attendre qu'elle vienne. J'adore ce moment où les choses s'imposent d'elles-mêmes. En fait, je déteste sentir les outils du scénariste. Chez beaucoup d'entre eux, je vois la pince, je vois la clef à molette, je vois le tournevis et ça m'emmerde. Au cinéma aussi, je vois tous les instruments pour faire le scénario. Je trouve que ça ne met pas le spectateur dans une position intéressante.

Une dernière chose : Shkôdra, c'est une ville d'Albanie, c'est voulu ?

Schuiten : Oui, j'ai une certaine fascination pour l'Albanie et surtout pour Ismaïl Kadaré (écrivain albanais, ndlr).

Suite de l'interview de François Schuiten sur son rôle en tant que Président du festival d'Angoulême ainsi qu'un petit regard en arrière sur son oeuvre et sur sa vision de la BD...

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

 
 

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