Interview Christian Cailleaux
"Le Troisième Thé"



Interview de Christian Cailleaux pour la sortie de son superbe album en bichromie "Le Troisième Thé" il y a quelques mois chez Treize Etrange.

Il y a une constante dans tous tes albums, c'est le rapport à l'Afrique. C'est aussi une constante dans ta vie... ?

Cailleaux : Effectivement. Disons que c'est de l'autobiographie largement romancée. Je passe pas mal de temps en Afrique depuis dix ans. Ça a commencé lorsque j'ai fait mon service militaire dans la coopération. Je travaillais au centre culturel français à Brazzaville au Congo et depuis, je suis retourné en Afrique à raison de quatre ou six mois par an. Surtout dans le cadre de missions dans les centres culturels français et les alliances françaises.

Tu as donné des cours de dessins ?

Cailleaux : Oui, des ateliers avec des dessinateurs adultes professionnels dans une quinzaine de pays en Afrique. A chaque fois, je partais en mission pour un mois et je restais trois mois !

C'est devenu davantage ton métier que la bande dessinée ou les deux se conjuguent ?

Cailleaux : Tout ce que j'ai fait a tellement alimenté mon inspiration pour faire des albums. Il y a eu l'Afrique. Mais il y a eu aussi le Canada. J'y ai vécu deux ans, j'étais installé à Montréal, je suis rentré il y a six mois seulement.

Ce qui explique d'ailleurs le passage de ton héros par Montréal ?

Cailleaux : Tout à fait. L'idée du voyage me plaît. Le "Café du Voyageur" c'était ça aussi et puis il y a le voyage à travers les livres … Mais je commence à y renoncer. Depuis quelques mois, le moment est venu ; j'ai arrêté ces voyages-là. Je vais partir autrement, par exemple comme je l'ai fait l'an dernier, lorsque je suis resté au Sénégal pendant six mois de mon propre chef, sans être en mission. J'ai loué une maison, je suis resté là-bas six mois et j'ai travaillé pour moi. Ce serait un peu long à expliquer mais faire des missions dans les centres culturels français, être le porte-parole d'une certaine idée de la culture, qui plus est dans le cadre du développement, c'est une série de choses dont je suis revenu !

Tu aspires à plus de liberté ?

Cailleaux : De liberté puis…

De vérité ?

Cailleaux : Oui, c'est un peu douteux tout de même, cette façon de travailler. Disons que la coopération internationale est tout de même un sacré sac de nœuds et je me suis rendu compte que j'en faisais partie ou, en tous les cas, que j'étais pour le moins utilisé. Dans mon cas, en plus, il y a les livres, les images qui restent. J'ai développé des rapports d'amitié avec des collèges africains, des gens qui dessinent là-bas. Parfois, j'ai eu l'impression qu'on se moquait d'eux. Je veux arrêter ça. Je continue d'aller en Afrique pour voir ces dessinateurs et pour travailler pour moi. Mais je ne veux plus travailler comme avant. Là, je pars au Bénin au mois d'avril pour une semaine, mais c'est différent. A cause de mon parcours, on me sollicite simplement pour exposer dans un centre culturel, parce que les organisateurs de cette manifestation travaillent sur le thème du livre et du voyage. Tout ça pour dire que je m'égarais un peu, à la fin, dans ce monde hybride où j'étais à la fois l'artiste et le coopérant. Maintenant, je me recentre. Et puis, j'ai de la matière pour me consacrer à la BD.

Penses-tu à un moment ou un autre être appelé à changer de type d'histoire tout en gardant peut-être un rapport privilégié à l'Afrique ou aux voyages ? Tu pourrais faire des choses plus sérieuses, plus polémiques, en rapport, par exemple, avec ce que tu viens d'évoquer ?

Cailleaux : Plus sérieuses, plus polémiques sûrement pas ! Ce n'est pas mon créneau !

Tu as envie de rester dans le domaine du rêve, de l'imaginaire ?

Cailleaux : Ça va rester là-dedans, je vais me détacher par contre un peu, non pas du voyage mais de l'Afrique. Si on y regarde de près, "Harmattan" chez Dargaud, "Le Café du Voyageur" et "Le troisième thé" qui vient de sortir, ce sont des BD où il ne se passe rien ! Il y a une ambiance, c'est ce que tout le monde me dit. Le romanesque est un prétexte à des ambiances, une promenade insouciante dans les pays… et puis une espèce de personnage que je trimbale qui est le même et qui s'appelle tantôt Terry tantôt Félix ; c'est un peu mon double blond.

Il ressemble à ton frère qui vit au Québec ?

Cailleaux : Oui, mon frère est blond et moi je suis brun. Pour revenir au voyage et à l'Afrique, je pense qu'il faut que j'arrête mes espèces de divagation sur le livre, le voyage, les rêveries… que je passe à autre chose.

Quels sont tes modèles, graphiquement parlant ?

Cailleaux : Graphiquement parlant, il y en a plusieurs.

On a l'impression de les voir à travers ton dessin. Il y a des filiations qui semblent évidentes mais ce ne sont peut-être pas justement tes modèles ?

Cailleaux : Oui, oui, je pense. Il y en a qui sont moins visibles maintenant mais qui sont toujours là. Pratt et Milton Caniff par exemple.

Tu es peut-être plus proche aujourd'hui d'Avril et de Serge Clerc que de Pratt et Caniff qui se caractérisent par de larges aplats noirs.

Cailleaux : C'est vrai. Actuellement, je suis dans le technique du crayon, comme sur "Le troisième thé". Mes prochains travaux seront en couleur, mais sur le même principe que ce que je viens de faire en bichromie. En fait, je scanne le crayonné pour durcir un peu les contrastes et puis je travaille des aplats de couleurs un peu comme de la sérigraphie.

La trace visible du crayon, c'est nouveau dans ton dessin.

Cailleaux : Ce n'était pas voulu au début. En fait j'ai commencé à crayonner l'album au format de parution qui était un peu plus grand. J'ai fait 20 ou 30 pages et c'est Charles Berberian qui m'a dit que c'était bien comme ça ! Et puis d'autres copains illustrateurs m'ont dit : c'est le défaut de plein de dessinateurs, on perd la souplesse du crayonné, il y a plein de choses qui disparaissent à l'encrage. Comme mon crayonné était suffisamment propre pour l'utiliser tel quel, on a fait des essais et je me suis rendu compte que ça me laissait une grande liberté graphique, que j'étais beaucoup plus à l'aise. Effectivement, dans ce côté charbonneux, la poussière de l'Afrique transparaissait beaucoup mieux.

Il y a une trace, la trace de la mine, il y a une texture…

Cailleaux : Oui, je ne sais pas si j'utiliserai cette technique longtemps, mais ça collait bien pour cet album.

Tu te remets en question d'un album à l'autre ?

Cailleaux : J'ai l'impression de suivre un cheminement. Je sais que j'y vais doucement. Dans la forme, quand on regarde, il y a des rapprochements avec Avril. C'est vrai que je simplifie de plus en plus le trait, qu'il y a de plus en plus de choses suggérées. Mais pour moi, que cela soit un aplat noir ou un trait de crayon, la démarche est la même.

La lisibilité.

Cailleaux : Ah oui, indispensable je trouve ! Ça c'est LA priorité ! La bande dessinée, c'est avoir une histoire à raconter. Il y a une intention narrative et j'ai envie que le dessin soit un véhicule confortable pour l'histoire. Mais il ne doit pas constituer une espèce de prouesse artistique à part ! Je pense que simplifier le dessin pour suggérer des choses, c'est participer à la narration. Je parle d'un personnage qui est en Afrique, qui reste ouvert aux choses et qui est sensible à des ambiances, à des heures du jour, des lumières, des choses un peu ténues, un peu subtiles. Il me semble cohérent, dans le dessin, d'observer la même attitude : le trait léger, etc…

Le trait épouse finalement l'histoire, quoi.

Cailleaux : Oui. Il faut que le trait soit de la même humeur que l'humeur du personnage.

On dirait qu'il y a un grand souci d'authenticité dans ce que tu écris, ça vient peut-être tout simplement du fait qu'on ne parle bien que de ce qu'on connaît bien et que tu connais très bien l'Afrique, en l'occurrence le Sénégal, puisque tu y as passé six mois récemment. Tout ça sonne juste, c'est vraiment quelque chose qui est important pour toi, c'est quelque chose que tu cherches ou c'est tout simplement parce que tu te sers de ce matériel-là ?

Cailleaux : Parler de l'Afrique, j'ai essayé de le faire dans mes albums mais c'est de plus en plus compliqué ; je prends de plus en plus de recul, je personnalise, je ramène ça à quelque chose de très personnel parce que c'est trop complexe ! Les BD sur l'Afrique devraient être faites par les Africains eux-mêmes, pas par des Européens. Mon seul souci, lorsque je raconte ce continent, c'est d'essayer d'éviter les clichés, les jugements à l'emporte-pièce. En fait, quelque part, j'essaie d'éviter l'exotisme. Mais, en même temps, comme je me place de mon point de vue, il y a plein d'exotismes auxquels je suis sensible, des choses qui me ravissent ou qui me choquent et qui ne correspondent qu'à moi, à mon humeur, à mon expérience. On dit qu'il y a quelque chose d'authentique de l'Afrique pour un blanc… je ne sais pas… J'ai un rapport tellement personnel à tout cela, je n'essaie pas de savoir si cela touche les autres ! Mais c'est un compliment que j'apprécie quand on me dit, à propos du "Troisième Thé", qu'on sent effectivement des choses personnelles par rapport à l'Afrique, qu'on sent que j'étais bien là-bas et que j'y ai vécu des choses importantes.

C'est l'authenticité. On sent que tu n'es pas quelqu'un qui est passé par là pendant deux semaines et qui a pris vite fait bien fait son carnet de croquis…

Cailleaux : J'en suis heureux, mais en même temps… c'est plein de petits trucs inévitables, aussi. Montrer les enfants qui sont mignons, les femmes en pagne… Parler de la démocratie ou de la pauvreté en Afrique ne m'intéresse pas. De toute manière, je ne m'estime pas compétent. J'ai eu une intéressante conversation à ce propos avec Stassen, au sujet de "Deogratias" (paru chez Dupuis, ndlr) et de son engagement personnel. Lui, il a pris parti, il s'est intéressé à l'inextricable situation du Rwanda et il a mis les deux pieds dedans pour des raisons personnelles. Il est allé plusieurs fois là-bas avant d'écrire. Moi, ce n'est pas du tout ce que je fais. Je ne pourrais pas travailler comme ça. Mon dessin et mon humeur ne s'y prêtent pas.

Editorialement, "Le troisième thé" a une histoire particulière dans la mesure où il devait paraître dans une autre maison d'édition "Les Humanoïdes Associés" pour ne pas les citer. Au départ, ce projet était en noir et blanc. La bichromie est venue dans la dernière adaptation, de la dernière ligne droite chez Treize Etrange ?

Cailleaux : Oui, c'est uniquement lié à l'adaptation pour Treize Etrange. On l'a sorti au même format et dans la même "finition" que "Le café du voyageur", mon précédant album, qui était, lui, en bichromie. On en prévoit un troisième, qui le sera aussi… Enfin, je ne suis pas sûr qu'il soit en bichromie mais en tous les cas, les trois livres iront ensemble et seront parus avant la fin de l'année.

Qu'est-ce que la bichromie a changé ? Si ce n'est d'apporter une unité de ton avec "Le café du voyageur"…

Cailleaux : Choisir cette teinte un peu brune, tabac, permet par rapport aux deux tiers de l'histoire qui se passent en Afrique d'avoir des ambiances de terres et de lumières qui sont liés au Sénégal, à l'Afrique. On a essayé et c'était plutôt bien, je trouve.

Cette idée, tu ne l'avais pas au départ ? Ou bien ce n'était pas réalisable aux Humanos ?

Cailleaux : La collection Tohu Bohu, c'était en noir et blanc, hein…

Si ce n'est qu'il y a eu un précédent avec l'album de Seth...

Cailleaux : Oui, oui. Mais c'est vrai que c'était exceptionnel. Et puis, quand je suis arrivé, moi, j'ai travaillé avec Dupuy et Berberian comme directeurs de collection (fonction qu'ils ont abandonnée depuis, ndlr). L'idée était de relancer Tohu Bohu et je crois qu'ils n'ont pas voulu faire de pari économique trop risqué. On est parti sur la même idée pour tout le monde : du noir et blanc et un nombre assez conséquent de pages.

Passer d'un format et d'un éditeur comme les Humanos à Treize Etrange, est-ce que c'est une régression pour toi?

Cailleaux : Une régression financière oui.

C'est un choix ou tu as été obligé de le faire ?

Cailleaux : Ah non, j'ai fait un choix. A un moment donné, la situation avec les Humanos était telle que c'est moi qui ai décidé de partir. Quitte à effectivement gagner moins d'argent ! J'ai moyennement apprécié les rapports qu'on a eus, pas avec Charles et Philippe, ni avec les gens des Humanos à Paris. Non, tout cela est bêtement une histoire d'argent, argent que je n'ai pas eu ! Donc je suis parti. Quand le travail n'est pas payé, il est normal que tu t'en ailles.

Le troisième volume chez Treize Etrange, c'est par amitié ?

Cailleaux : J'ai trouvé avec Frédéric Mangé et Treize Etrange une liberté complète. On peut prendre l'exemple d'Harmattan chez Dargaud ; je trouve que le livre n'a pas été très bien fabriqué, pas bien défendu. On sait ce qu'est devenu la collection ("Roman BD", pour rappel, ndlr), ce n'est pas un exemple de réussite flagrant. Alors que Treize Etrange s'occupe bien de ses bouquins, il y a du suivi, l'objet est joli. J'ai beaucoup plus de retombées, c'est plus gratifiant dans mon travail de faire un petit bouquin pour Treize Etrange que de me retrouver noyé dans un truc un peu foireux chez un plus grand éditeur.

C'est un peu l'éloge des petits éditeurs passionnés ?

Cailleaux : Oui, tout à fait ! Par rapport à la manière dont j'ai envie de faire mon métier et le contact que j'ai avec les gens, Treize Etrange me satisfait complètement. Le fait est malheureusement que je ne peux pas poursuivre indéfiniment l'expérience, ni m'en contenter financièrement. Mais s'il y avait plus de moyens, je continuerais de travailler pour eux.

Un tout grand merci.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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