Interview de Dupuy & Berberian : Monsieur Jean



Créateurs de Monsieur Jean et de Henriette, Philippe Dupuy et Charles Berberian nous font le plaisir de répondre aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio, à l'occasion de la sortie de "Comme s'il en pleuvait", 5ème album de Monsieur Jean.

Voir la bande annonce de l'album.

Philippe Dupuy
Charles Berberian

Monsieur Jean a grandi et mûri. Comme vous, non ?

Dupuy & Berberian (ensemble) : Vous trouvez qu'on a mûri, vous aussi ? (rires)

Charles Berberian : J'aime cultiver des moments bêtes. Je ne sais pas si la maturité doit empêcher ou oblitérer la bêtise. Il y a des moments où je me sens mûr, grand, intelligent et d'autres où je me sens petit, idiot, bête. Je me suis fait une petite idée là-dessus,.. si si, je réfléchis, quand même ! Je crois que la sagesse, ce qui doit arriver genre 2 minutes avant la mort, c'est de sentir tous ses âges réunis. Tous ; comme une grande réunion familiale, sauf qu'au lieu d'y avoir tout le monde, il n'y a que soi-même… mais il y a là, un petit bébé celui qui a 1, 2, 3, 4 ou 5 ans etc... J'essaie d'accéder à ce stade là ; quand on me demande mon âge, je peux dire - mais le dire sincèrement - : j'ai 1, 2, 3 ou 4 ans jusqu'à quarante-deux.

Philippe, quand je dis que Monsieur Jean a mûri, c'est aussi parce que vous abordez tous les deux des thèmes un peu plus sérieux à côté de ces âges bêtes que vous essayez de cultiver (notamment l'âge du "game boy"). Dans cet album, il y a des choses plus sérieuses, plus dures peut-être aussi. Etait-ce une volonté de votre part de montrer qu'un héros, ça évolue ?

Philippe Dupuy : En fait, notre souci est de ne pas avoir un décalage trop important avec le personnage dont on raconte la vie. Monsieur Jean, c'est tout de même un personnage assez proche de nous. Si nous ne sommes plus tout à fait des éternels adolescents, lui ne peut pas le rester de son côté. On a tous les deux des enfants, Charles a une fille, moi j'ai un garçon et une fille. Il y a un moment où il fallait bien que cela arrive à Jean. Effectivement, de ce côté-là, il y a quelque chose de plus…peut-être pas sérieux parce que je n'ai pas envie de considérer le fait d'avoir des enfants comme quelque chose de sérieux, mais...

Charles : C'est quand même un petit peu sérieux, tu sais, Philippe.

Philippe : Ah bon !

Par contre, il y a effectivement des choses réellement plus graves. Un personnage comme Monsieur Jean, qui vieillit, est forcément, à un moment ou un autre, confronté à la mort autour de lui. Ca arrive dans nos vies, il y a des gens qui meurent autour de nous. Donc, ça lui arrive aussi. Mais comme disait Charles, on n'a pas envie pour autant de perdre le côté bête de nos histoires ! Il y a toujours ces anecdotes surprenantes qui déboulent d'un coup et qui ne se prennent pas trop au sérieux. A mon avis, c'est une très bonne chose que Jean ait un enfant parce que cela ne va pas du tout le ranger ou le faire devenir plus responsable et uniquement responsable ; il garde au contraire cette part d'enfance en lui, d'adolescence.

Cette part, elle s'exprime aussi chez vous par un attrait pour des personnages qui sont parfois un petit peu démodés. On sait que vous avez beaucoup de tendresse pour quelqu'un comme Charles Trenet. Cette fois-ci, c'est Fernand Reynaud qui sert de toile de fond, je dirais, à cette histoire. Où commence et ou s'arrête le "ringard" en BD ?

Charles : On ne s'est pas posé la question sous cet angle. On cherchait un ange gardien pour Félix parce que c'est un personnage qui va un petit peu à la dérive. C'était tout à fait envisageable que ce personnage reçoive un jour la visite d'un ange gardien qui lui dise d'arrêter les bêtises et de se rendre compte qu'il avait certaines responsabilités maintenant. On a fait un casting pour trouver l'ange gardien idéal de Félix et on est tombé sur Fernand Reynaud. On a ri tout de suite.

On s'est posé des questions du genre : est-ce un personnage que l'on peut dessiner ? Oui. Y a-t-il éventuellement des éléments de sa vie que l'on va pouvoir utiliser dans ce que l'on raconte dans cette histoire ? Oui. Et cela a définitivement arrêté notre choix sur ce personnage. Ringard-pas ringard, on ne s'est pas posé la question. C'est quelqu'un qui est peut-être un peu passé de mode, mais en même temps, il nous fait rire ou nous a fait rire… quand on était gamins. On sentait bien l'association des deux personnages. Félix marchant à côté de Fernand Reynaud, graphiquement cela fonctionnait.

Ceci dit, vous n'avez jamais vraiment été ni l'un ni l'autre à la mode - tout en étant des chefs de file, actuellement, dans un certain style de BD. Vous n'avez jamais recherché à être un moment dans le ton, dans la mode, dans les "charts" si l'on peut dire.

Philippe : De toute façon, ce serait pénible et ce serait une grosse responsabilité. Je me sentirais mal d'avoir une cour, ce n'est pas quelque chose que j'ai envie de cultiver. J'ai davantage envie de cultiver une espèce de tranquillité. Mais cela dit, Charles fait attention à son look, il est très bien habillé donc il est un peu à la mode mais c'est la sienne. Non, je plaisante…(rires).

Charles : Nous ne réfléchissons pas en ces termes-là. On fait vraiment les choses par plaisir. C'est peut-être pour ça aussi qu'on ne fait pas des livres les uns derrière les autres de manière effrénée. On veut prendre le temps de les faire. Et lorsqu'on en a fini un, on veut prendre le temps de trouver l'envie d'en recommencer un autre. Il n'y a pas de stratégie derrière tout ça. Ce qui ne serait pas le cas si on voulait être "mode".

Philippe : On nous a quand même collé l'étiquette de "branchés" au début dans "Fluide", on nous disait qu'on était des dessinateurs "à la mode". C'était l'époque de Clanad, de Serge Clerc, des gens qui nous ont pas mal influencés... Cela dit, dans la bande dessinée, il y a peut-être des courants mais on ne peut pas parler mode. Ce n'est pas comme dans la chanson où tu fais un tube, puis un clip, tu passes à la télé et puis tu as des petites poupées à ton effigie…. (rires)

C'est vrai, en revanche, qu'on a fait partie d'un certain nombre de courants. C'est inévitable. Pendant un temps, il y a eu une espèce de phénomène de groupe avec des gens comme Petit Roulet, Avril... et à un autre moment avec des gens comme L'Association. Ce sont des gens dont on se sent proches, mais la mode, c'est tellement loin de l'idée de la bande dessinée.

Il y a beaucoup d'auteurs de bande dessinée qui peut-être se sentent un peu injustement mis à l'écart des grands courants médiatiques ou culturels. Mais plus je vois comment tourne la culture disons "prestigieuse" ou les grands courants médiatiques, plus je suis content de cette enclave où on nous laisse une paix royale pour faire nos bouquins, où il n'y a pas dix mille commanditaires sur une histoire qui vont donner chacun leur avis pour modifier la fin, le début, le milieu. On est dans notre coin, on fait ce qu'on a à faire, on nous laisse tranquille, le livre sort, ce sont nos bouquins, nos défauts, nos qualités, c'est un privilège énorme du monde de la BD.

Il y a toujours une réflexion chez vous sur la création, sur l'art qui est très présent sous toutes ses formes. Je pense à Henriette où on trouve la littérature. Jean, lui, est romancier. Je sais que la musique est forcément quelque chose qui vous passionne, non seulement parce que depuis le début, Monsieur Jean a ce côté collectionneur de disques, mais aussi parce que vous en faites vous-mêmes (Charles et Jean-Christophe Denis ont réalisé ensemble un album intitulé "Nightbuzz"). Est-ce que vous avez l'impression d'être appelés à faire de plus en plus de choses à côté de la BD ?

Charles : On fait déjà autre chose que de la BD, beaucoup d'illustration, notamment. Depuis quelque temps, on a découvert les croquis de voyage. Du coup, on voyage encore plus pour pouvoir dessiner. De toute manière, on ne peut pas tout faire et j'aime faire les choses du mieux possible. Ça rend un peu modeste et prudent. Ce qui est certain, c'est un intérêt pour la lecture, les bons films , les rencontres...C'est plus ça, en fait, la curiosité. C'est aussi pour ça qu'on aime se garder un peu de temps au milieu du travail, pour aller explorer tout ça. C'est ce qui nous nourrit.

 

Je vais le dire autrement, vous sentez-vous frustré à un moment ou un autre dans votre activité de dessinateur, trouvez-vous des limites ?

Charles : Par rapport à ce que j'ai dit avant, non. Ce serait plutôt le contraire. Maintenant, le dessin, ce sont plusieurs moyens différents de communiquer : support d'affiche, livret, CD,... On ne peut malheureusement plus faire de pochettes de disque en carton et en grand format, comme du temps du vinyl. C'est pourtant un plaisir de transposer notre dessin sur ces différents supports. Je n'ai aucun problème à envisager de faire, disons, des paquets de lessive. J'aime bien travailler le graphisme en volume et je sais que Philippe a un talent pour concevoir des petits meubles. Chez lui, il a construit des petites choses qui sont vachement bien et parmi nos héros ou, pour être moins grandiloquent, parmi nos influences, il y a quelqu'un comme Mariscal qui est un peu un touche-à-tout et qui a une manière très ludique de conduire son activité. Il faut qu'il s'amuse. Ce qui nous intéresse le plus, nous aussi, c'est de nous amuser. Il n'y a rien de plus excitant que de se lancer dans une activité qu'on a pas l'habitude de faire car il y a toujours le danger de foirer.

Philippe : C'est exactement ça, l'envie, vraisemblablement, elle existe. Mais on ne peut pas dire ce qu'on fera. Par exemple, on a fait la pochette du groupe « Melon Galia ». On ne savait pas ce qu'on allait faire, alors, on a commencé à bricoler un petit personnage avec une balle de ping-pong à la place de la tête. Le corps, c'était un bouchon de bouteille de vin. Et on a décliné ça. Dès qu'on voit que le bricolage marche et que cela peut servir à quelque chose, alors on fait la pochette. C'est dans ce sens là qu'on prend les choses. On n'est pas du genre à dire : qu'allons-nous faire de révolutionnaire ? On s'en fiche !

Dupuy et Berberian : esthètes ou jouisseurs ?

Charles : C'est toujours difficile de s'arrêter à un adjectif. D'autant plus qu'en musique comme dans toutes les disciplines, ce sont les mélanges qui sont plutôt réussis. Etre exigeant, c'est être en voisinage avec l'esthétique. En même temps, si nous n'étions que des esthètes, ce serait triste, on ne s'amuserait plus. En revanche, s'amuser sans se soucier d'une certaine exigence, ce serait un peu n'importe quoi. Le mélange des deux permet de travailler à la fois dans l'exigence, le plaisir et la jouissance.

Philippe : Oui, c'est ça. Je trouve qu'il y a toujours un côté légèrement prétentieux à se prétendre esthète. J'aime être remué par quelque chose de beau, avoir des espèces de chocs importants. Il faut que je continue à découvrir autre chose. C'est une sorte de jouissance, d'une certaine manière.

N'y a-t-il pas plus d'émotion aujourd'hui dans Monsieur Jean que ce qu'il y avait au début ?

Philippe : Je ne sais pas, c'est aux lecteurs de le dire. Nous faisons des livres qui sont le reflet de ce que nous sommes. Nous, quand on relit nos albums, on revoit tout ce qui c'est passé à l'époque où on a dessiné un bouquin. Il y a un certain nombre de choses qu'on ne peut pas partager parce que c'est nos vies, le contexte autour de l'album que l'on a fait à ce moment là. On ne peut pas répondre à cette question.

Charles : Je pense qu'il y a des choses en plus. Est-ce : plus d'émotion ? De travail ? De décors ? Ou plus de cases ? Ce que je crois surtout, c'est que dans les premiers albums, on met les choses en place, on ne sait pas où l'on va. Mais plus ça va, plus on connaît notre personnage et plus on se connaît soi-même, c'est peut-être ça qui se passe en fait !

Parlons du dessin. Depuis les débuts, votre trait s'est épaissi de plus en plus. Vous aimez davantage "user" un reste d'encre, pratiquement créer un effet de trame avec le pinceau sur la feuille. Vous êtes toujours à la recherche d'un trait idéal ?

Charles : Non, on est en recherche d'un dessin qui va s'adapter à l'état d'esprit du moment. Le dessin idéal ou parfait n'est pas quelque chose que je recherche, je n'y crois pas trop, en plus. Il m'est déjà arrivé de trouver, dix ans plus tard, pas trop mal un dessin que je croyais raté. Et je ne saurai pas refaire ce que j'ai fait, à l'époque. Par contre, un dessin dont j'étais vachement content, dix ans plus tôt, m'apparaîtra peut-être comme consternant, aujourd'hui.

Ce qui m'intéresse le plus, c'est d'accorder notre manière de dessiner ou ma manière de dessiner à ce que je ressens au moment même. Le fait de partir en voyage avec des carnets de croquis nous a amené un rapport au dessin plus direct, plus vivant. C'est comme ça qu'on a changé de style, je crois. Par rapport à ce qu'on a envie de développer - les ambiances, le style d'histoire -, c'est plus en accord avec ce qui se passe aujourd'hui dans les histoires de Monsieur Jean.

Vous n'employez pratiquement plus de crayon ?

Philippe : Je n'ai pas jeté mes crayons. Par contre, avant, systématiquement, il y avait un passage obligé par le crayon. Vraisemblablement pour se décomplexer ou se rassurer. Comme disait Charles, le fait d'avoir appris à dessiner les choses directement nous a permis de travailler un peu plus sans filet. J'aime bien cette prise de risque ; d'attaquer un dessin en se fichant de savoir s'il va être réussi ou raté. C'est le travail qui m'intéresse. La progression. Faire corps avec les choses qu'on est en train de réaliser. Les repentirs, j'adore ça. Lorsque je vois la planche d'un dessinateur et les repentirs, les trucs collés, redessinés dessus, c'est quelque chose qui vit. Maintenant, on accepte ça comme quelque chose de positif. Avant, c'était une erreur qui était rattrapée alors qu'aujourd'hui, c'est juste un dessin qui évolue.

Est-ce que vous savez que les "Potoks", ça existe vraiment ?

Charles : Il paraît, c'est des poneys, c'est ça ? On nous a dit cela hier, c'est rigolo. Mais on n'y avait pas pensé du tout. Pour nous, c'était plus à la limite une contraction entre les Pokémons et les Shadoks. Mais pourquoi pas des poneys !

Vous vous êtes amusés comme des fous en "kotop" (sorte de verlan de la version Potok imaginée pour le jeu électronique sur lequel s'amuse Eugène, ndlr). Vous seriez capable de faire une interview exclusivement en kotop ?

Charles : Non, car on a gagné trop d'énergie positive donc on est pas "kotop", on est "potok".

Philippe : C'est une chose qui m'a toujours fasciné, les indiens contraire, je me demande comment on peut faire ça. En fait, c'est impossible car philosophiquement si l'on veut aller jusqu'au bout des choses… en fait c'est l'horreur.

Charles : D'ailleurs si l'on veut aller jusqu'au bout, l'interview on ne la fait pas en kotop… En kotop, on ne fait plus l'interview du tout (rires)…. (petite blague très compréhensible quand vous avez Charles et Philippe devant vous, mais qui paraît un peu absconse à la lecture, ndlr)

Pour parler d'autre chose, vous êtes non seulement dessinateurs mais vous avez aussi des responsabilités éditoriales dans une collection qui vous devait déjà beaucoup avant, "Tohu Bohu". Comment se passe cette partie de votre travail ?

Charles : Là, on a justement rendez-vous avec Jean-Luc Cornette qui va sortir un livre à la rentrée. Ca s'appellera "Visite Guidée". Il y a un Igor David, aussi, qui va sortir : "De Salem à Montgomery", un autre de Christian Cailleaux qui a fait un très bel album, qui s'appelle "La terrasse de Goroumbaye". C'est un plaisir de voir les livres se faire et de s'en occuper. J'ai commencé la bande dessinée car j'aime l'objet, les livres. J'avais envie de connaître l'autre versant des choses : comment accompagner un livre une fois que l'auteur a remis son manuscrit, c'est vraiment passionnant. Cela me prend beaucoup de temps, je ne suis pas sûr de pouvoir continuer comme ça longtemps. On s'imagine de manière utopique une espèce de relais, une collégiale d'auteurs qui, à tour de rôle, prendraient la collection en main.

Philippe, est-ce que dans ce genre de poste éditorial, on n'a pas envie de poser sa marque sur les albums ?

Philippe : C'est ça qui est difficile, il faut essayer à la fois d'imprimer sa marque dans un esprit général mais il ne faut pas essayer de ne ramener les choses que par rapport à ses goûts. Il ne s'agit pas de faire une cascade de petit Monsieur Jean.

En plus, la collection Tohu Bohu est une collection assez variée. Elle est faite pour qu'on puisse y trouver aussi bien de la science-fiction que de l'intimisme. C'est plus dans la manière d'envisager les choses qu'on laisse aller notre personnalité. Mon vrai souci, c'est le récit. Je trouve qu'il vaut dix fois mieux un bon récit avec un dessin qui n'est peut-être pas virtuose,… mais la virtuosité sans rien derrière, pour moi, c'est de l'illustration, pas de la BD. Dans ce cas-ci, c'est un avantage d'être auteur, pour travailler avec d'autres auteurs parce que, entre nous, on sait de quoi on parle.

Charles : Je pense que les gens avec qui on travaille aiment bien ça. Sinon, ils n'auraient pas envie de travailler avec nous. On peut parler de découpage, de récit. Mais en même temps, le danger c'est de se retrouver à trop imprimer sa marque. Alors, il ne faut pas qu'on donne des solutions, il faut qu'on se contente de soulever les problèmes là où ça ne va pas et, surtout, de dire quand on aime !

Un tout grand merci à tous les deux.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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