Interview de Jean-David Morvan (suite et fin)
Scénariste de la série Sillage



Il y a un personnage étrangement sous-exploité, c'est Mackel-Loos, son instructeur (dans le second album).

Morvan : Oui, c'est vrai. On le voit très peu, de même que dans le suivant. Je n'ai pas encore trouvé quoi lui faire faire vraiment. Mais ça viendra, je pense.

Pourtant, c'est lui qui l'a éduquée sur Sillage …

Morvan : Oui, mais c'est justement ça. Dans le second tome, j'ai tenu à faire une ellipse. Tout le monde s'attendait à ce qu'on s'attarde sur l'éducation de Nävis, son adaptation au convoi… Donc, on ne l'a pas fait ! C'est la raison pour laquelle on a un peu zappé le rôle de Mackel-Loos qui aurait pu être plus important dans cette histoire. Mais il reviendra probablement bientôt..

Y aura-t-il un jour "La jeunesse de Nävis" ?

Morvan : J'aimerais bien mais je ne sais pas encore comment le faire. Peut-être un album dans la collection Jeunesse de chez Delcourt. On reviendra peut-être sur son passé, son adaptation à Sillage plus tard dans la série. Mais maintenant, c'est trop tôt.

Au vu de l'évolution des personnages de la série, jusqu'où pouvez-vous aller en évitant les redites ou les choix difficiles à faire ? Par exemple, est-ce que tu vas résoudre l'énigme de ses origines assez vite ou peux-tu la différer.. ?

Morvan : En fait, tout s'explique assez rapidement dans le dernier album. Donc, d'ici-là, il faut qu'on voie des humains. Mais il faut en même temps trouver des idées pour que ces humains ne racontent pas toute l'histoire.

Et on peut différer la résolution de cette énigme pendant tout la série ?

Morvan : Oui, je crois. On va essayer en tout cas.

Tu as commencé cette série en ayant la solution ?

Morvan : Oui, oui. Et en même temps, il n'y a pas grand chose à dire. Il y a notamment la question de savoir pourquoi elle a des bandes claires sur le nez et sur le corps et puis quand elle va retrouver des humains… C'est sa quête. Mais pour le reste, le vaisseau qui s'est crashé etc… ce n'est pas très compliqué. Sauf si, en milieu de série, on a une autre idée plus forte pour l'histoire. Mais pour l'instant, ce n'est pas encore d'actualité.

Par exemple, dans la réflexion du cinquième album - qui remonte à longtemps, puisqu'on y a pensé en réalisant le quatrième - je me suis dit qu'il serait bien de reparler de son vaisseau. Il a été vendu aux techniciens de Sillage pour payer l'éducation de Nävis mais on n'en a plus jamais parlé ensuite. Il y avait donc une petite faille dans l'histoire et certains lecteurs se posent des questions à son sujet. Donc, on l'a intégré dans le prochain album. Et peut-être, pourquoi pas, pourra-t'on faire une énigme plus tard autour de ce sujet.

Le personnage de Trictajdal, dans ce quatrième album, a un petit côté "Anita Bomba" de Cromwell, non ?

Morvan : Oui, c'est vrai. Ce n'était pas voulu, mais c'est vrai.

Il y a d'autres références ? Tu évolues dans un monde de SF. Il y a forcément des choses qui viennent du cinéma, de la littérature…

Morvan : A mon avis, tout l'univers SF est fait d'influences diverses. C'est un monde bizarre qui, à la fois, existe et n'existe pas. Tout le monde connaît l'hyperespace, par exemple, alors qu'il n'existe pas.. et tous les auteurs de SF s'en servent. C'est ce que je trouve intéressant dans la SF ; le fait de pouvoir réutiliser tout ce qui a été fait avant, en ayant la décence d'y rajouter sa touche personnelle. C'est un monde évolutif très intéressant. Il n'y a pas de copieurs, mais tout le monde peut réutiliser un univers et l'adapter. C'est vraiment un univers virtuel. Il n'existe pas mais il est connu de tous. C'est assez étrange. Il n'y a finalement que le présent qui peut nous donner une vision tant de la SF que de l'histoire. On travaille cela à partir de notre présent.

On parlait tout à l'heure de la fin "ramassée" du troisième album, finissant sur une ellipse. Pour ce quatrième tome, tu as écrit un épilogue, qui paraîtra dans le Pavillon Rouge n° 5. C'était l'occasion d'en dire un peu plus, c'est un jeu, ou c'est parce que tu n'avais plus assez de place mais quand même encore envie de dire quelque chose ?

Morvan : Non, pas vraiment. C'était vraiment histoire de participer au Pavillon Rouge. On y était prépublié, on y a donné une interview, mais on n'y participait pas vraiment. C'est pour ça qu'on a décidé d'y faire un petit épilogue ; il n'est pas indispensable à la compréhension de l'histoire. Il rajoute une touche émotionnelle à l'album, c'est tout. Mais l'émotion ne sera ressentie que si on lit tout l'album, pas uniquement cet épilogue isolé.

Bobo est un personnage qui évolue de plus en plus dans la série. Il était apparu dès le premier album, où son intelligence avait été "révélée" suite à un accident. Il occupe une place de plus en plus importante au fil de la série, jusqu'à être quasi le héros de ce quatrième album. C'est un personnage qui présentait un potentiel intéressant à travailler pour toi ?

Morvan : Je l'aime beaucoup, en effet. J'aime la façon dont il se comporte dans le quatrième tome. Bobo représente en fait un personnage-type d'heroic-fantasy. Le mec musclé en armure, un gros balèze.. mais finalement, ici, il ne se bat pas, il ne fait que parler. Il a les apparences d'un barbare mais son discours prône la non-violence et plutôt le dialogue. Il n'a pas le look.. et il me fait bien rire.

Comment se passe le découpage ? Est-ce que tu es très directif ? Le fait de travailler en atelier doit faciliter le dialogue entre vous… Est-ce toi qui découpe ?

Morvan : Déjà, on se met d'accord sur ce qu'on va raconter, on en discute ensemble, sur ce que Philippe a envie de dessiner et moi, de raconter. On est souvent d'accord. On évolue dans le même univers, on lit le même genre de BD… Ensuite, je découpe mon histoire scène par scène, avec le nombre de pages par scène. Et je découpe ensuite par écrit page par page, case par case, dialogue par dialogue…

Y compris les axes de caméra ?

Morvan : Parfois, si je trouve que c'est vraiment important, oui. Mais souvent non. J'essaie de laisser au dessinateur la possibilité de le faire.

C'est vrai que Philippe utilise énormément de plongée et de contre-plongée. C'est une écriture très cinématographique.

Morvan : Oui, en effet. On essaie de redescendre un peu la caméra maintenant, parce que c'est bien d'avoir des plans parfois plus simples aussi. Après mon découpage écrit, Philippe réalise un découpage dessiné et puis on en discute si nécessaire. On essaye de le faire dans une bonne entente, en se disant que le plus important, ce n'est pas notre ego sur la série, mais plutôt ce que vont lire les gens. Et si Philippe a une meilleure idée de scénario, de scène ou de case, je le laisse faire. Si ce n'est pas encore tout à fait ça, on continue ensemble à essayer de l'améliorer.

Son dessin est un peu au confluent de la BD, du manga et de l'animation…

Morvan : Oui, tout à fait, avec un peu de comics aussi.

Ca te plaisait dès le départ ?

Morvan : On a commencé, il y a longtemps, avec Nomad. Philippe a eu une marge de progression énorme par rapport à ce qu'il faisait au début. C'était déjà un bon dessinateur qui savait tout dessiner, mais il faisait de la BD pédagogique et cela se voyait très fort, genre des "Michel Vaillant" qui souriaient tout le temps... Non pas qu'il était capable de ne faire que ça. C'est vrai qu'au départ, il a eu des problèmes sur le story board justement.. et au fur et à mesure, il a progressé à une vitesse incroyable.. A l'époque, il était surtout fan de comics.. en se greffant avec nous à l'atelier (Atelier 510 TTC, ndlr), il a découvert les mangas, les dessins animés japonnais. Il y a découvert beaucoup de choses qui l'ont influencées.

Vous verriez une déclinaison de Sillage sur un autre média, genre dessin animé justement ou au cinéma ?

Morvan : Ce serait marrant en dessin animé, mais cela coûterait très cher. Ce qu'ils essaient de faire souvent en dessin animé pour la TV, c'est d'avoir des décors récurrents, pour que cela ne coûte pas trop cher justement. Et le problème avec Sillage, c'est qu'on est chaque fois dans des univers différents. Pour faire un dessin animé de Sillage, il faudrait d'abord que la série soit encore plus connue. C'est seulement alors que des producteurs seraient prêts à investir dans le projet. Et si jamais nous étions invités à y participer, ce qui n'est pas toujours évident, on aimerait prendre une option un peu plus jeune. Je pense qu'on ne pourrait pas développer les mêmes intrigues que dans les albums. Par exemple, l'intrigue du troisième album ne fonctionnerait pas dans un dessin animé TV. Ce serait donc un changement complet des récits avec des histoires plus sautillantes. Le cinéma aussi, ça m'intéresse. En même temps, ce n'est pas un rêve. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est la bande dessinée. Je ne pense pas être un scénariste de cinéma frustré, donc cela ne me manque pas.

On parlait tout au début du premier personnage qui était prévu pour cette série ("Necker", pour rappel), et qui n'était pas vraiment sympathique. Finalement, Sillage dans sa forme actuelle doit-il beaucoup à Guy Delcourt ? Est-ce lui qui a réorienté le travail ?

Morvan : Ce serait sympa de dire oui.. (rires). Oui, c'est un peu ça. Mais cela dit, il avait accepté le principe de notre trame de départ. On peut quand même dire qu'à chaque nouvelle idée, il nous a poussés. Il ne s'est pas accroché à l'idée de départ, et nous a permis d'évoluer. La suite des idées est venue petite à petit. On s'est dit que prendre un héros assez noir et sombre allait nous forcer à réaliser des BD sans beaucoup d'humour ni second degré. Difficile de faire du space opera sans cela. Impossible de faire cohabiter toutes ces races sans un certain humour, cela ne pourrait pas fonctionner. Ensuite, on avait pensé faire débuter la série en plaçant le personnage dès le début dans le convoi. Finalement, on s'est dit qu'il serait plus intéressant de le placer juste avant son arrivée dans ce dernier.. Mettre un humain, dans une ville et le faire kidnapper par des extra-terrestres n'était pas très original, mais le placer dans une jungle, sans influences extérieures… à condition qu'il ne s'agisse pas d'un homme, qui aurait immédiatement fait penser à Tarzan ! Voilà comment on a opté pour une fille. Ce fut un enchaînement logique.

Chaque album commence par un scène d'action très forte, parfois même un peu difficile à comprendre (exemple dans le deuxième). C'est une volonté de réintroduire chaque tome par une même technique, une même accroche ?

Morvan : Ce n'est pas vraiment fait exprès, mais c'est notre manière de faire rentrer et sortir de l'histoire par quelque chose de fort.

Cela devient presque une marque de fabrique…

Morvan : Oui, quasi. J'ai toujours aimé cette méthode d'entrée en matière par une scène d'action, une sorte de pré-générique, comme au cinéma…

…qui plante aussi le décor du genre en question…

Morvan : Oui, voilà. En même temps, si on parle de l'intro du second qui n'est pas très réussie, je me dis aujourd'hui que j'aurais pu consacrer ces pages-là à d'autres choses plus intéressantes. L'intro n'avait pas ici de lien évident avec l'histoire, donc j'étais un peu déçu. Le prochain album commencera également, non pas par une scène d'action, mais par une scène forte aussi. Finalement, je ne le fais pas exprès, je crois tout simplement que je ne sais pas faire autrement.. (rires)

Le mot "émotion" est revenu plusieurs fois dans tes propos. On a l'impression justement - tu le disais toi même au sujet de l'humour - que si tu avais gardé ton héros initial, Necker, un personnage assez dur, cette émotion n'aurait pas pu exister de la même manière. C'est quand même cela qui fait une grande partie du charme de la série, et qui est aussi une "marque de fabrique"… Tu as l'impression que tu peux aller encore plus loin dans ce registre ?

Morvan : J'essaie en tout cas. Pour moi, c'est ce qu'il y a de plus dur à faire émerger en bande dessinée. L'émotion, en BD, ne peut passer qu'au travers d'une très bonne maîtrise technique de la narration, des cadrages, du rythme dans une page, etc… Pour qu'il y ait une émotion, il faut qu'on piège le lecteur. Et pour le piéger, il faut presque qu'il lise sans s'en rendre compte. C'est ça qui est difficile. Le lecteur a son rythme, il peut regarder autre chose en même temps, se pencher sur une case pour en examiner le dessin… et du coup, bloquer tout le processus.

En littérature, on finit, à un moment, par oublier qu'on lit ; il n'y a plus que des images mentales. Au cinéma, c'est plus "facile" si je puis me permettre, notamment grâce à la musique. Mais la BD est le média où l'émotion passe par le plus de technicité, le plus d'artifices. On prend le pari d'essayer d'en mettre dans la série ; ça vaut le coup d'essayer.

Un des paris de Sillage était aussi de tenter de faire se côtoyer dans les mêmes pages à la fois de l'humour et de la tristesse. Il y a une page que j'aime particulièrement pour cela dans le premier album, c'est lorsque Nävis est poursuivie par les migreurs et qu'elle saute à l'eau. Les migreurs disent trois bêtises, parce qu'ils ne savent pas nager et donc ne peuvent pas la suivre. C'est une scène marrante jusqu'au milieu de la page. Et c'est ensuite que Nävis retrouve Houyo mort dans l'eau. Sillage, c'est aussi ça, passer de la rigolade à la tristesse, d'une manière assez forte.

Et bien, merci beaucoup.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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