Le Pouvoir des Innocents T. 5 : Sergent Logan
Interview de Luc Brunschwig



Interview de Luc Brunschwig, à l'occasion de la sortie du dernier album du Pouvoir des Innocents : Sergent Logan, sur un dessin de Laurent Hirn, aux éditions Delcourt.

Voir la bande annonce de l'album.

Une fois n'est pas coutume : petit avertissement pour ceux qui veulent garder la saveur des ultimes révélations, il est peut-être souhaitable qu'ils ne lisent cette interview qu'après avoir lu l'album ... En effet, Luc Brunschwig étant un intarissable bavard (et passionné de surcroît..), il se pourrait que certains éléments lui aient parfois échappé et en disent un peu trop sur le dénouement final de la série.

Voici enfin ce cinquième et dernier album du "Pouvoirs des Innocents" qu'on attendait depuis très longtemps ! L'accouchement du dernier semble avoir été un peu plus long que les précédents. Avez-vous rencontré des difficultés pour conclure ?

Brunschwig : (rires) Disons qu'on a connu une petite période de flottement - que nous avions abordée dans une interview précédente - avec notre éditeur (Guy Delcourt). Et cela n'a pas facilité la remise en route du "Pouvoir des Innocents". D'autre part, c'est une série à laquelle Laurent Hirn et moi-même tenons énormément, tant au niveau de ce que nous avons envie de réaliser en bande dessinée qu'au niveau de nos convictions personnelles… Et bien, il n'y avait pas l'envie de mettre le mot "fin"….

"Le Pouvoir des Innocents" se déroule au Etats-Unis. Tu fais pas mal écho aux écueils du système en place - aussi bien au niveau politique (les jeux de pouvoir, les manipulations des médias,..) qu'au niveau de la société (le chômage, les exclus, la violence, la délinquance, l'insécurité dans les rues, le désoeuvrement des banlieues,…)… et avec en toile de fond le Vietnam et ses séquelles.. C'est assez noir et peu racoleur comme tableau ! Tu avais envie de dénoncer quelque chose ?

Brunschwig : Oui forcément. On n'accumule pas une telle quantité de "petits" problèmes, sans qu'on ait envie de dénoncer quelque chose. Je crois que la dénonciation passe avant tout par le regard que Jessica jette sur la société. En fait, on est dans une spirale un peu surprenante où l'humain est au cœur de l'évolution de notre société. Pendant des centaines d'années, les gens se sont battus pour acquérir les droits les plus élémentaires - notamment celui de manger à sa faim. Et actuellement, on a l'impression de se retrouver dans une situation de statut-quo ; c'est-à-dire que l'évolution et la société de consommation actuelle semblent satisfaire tout le monde.

Personnellement - mais je partage également ces idées avec mon entourage et notamment Laurent -, je trouve qu'on a encore des étapes à franchir. L'idée de suivre un système qui nous dicte les choses, sans réagir, nous dérange. La société, au contraire, devrait être une forme d'encadrement qui permet à chacun d'atteindre ses objectifs, de réaliser un rêve personnel, d'aller au bout de ses aspirations…

Nous parlons ici du système américain. A une échelle plus proche, en France ou en Belgique, tu as l'impression que ces systèmes sont aussi éloignés de la personnalité ?

Brunschwig : A partir du moment où l'on est dans un système mondialiste, dirais-je, où, même en France, l'individu ne compte plus beaucoup pour certaines entreprises.. Prenons l'exemple de Mark & Spencer.. On a l'impression qu'il y a une aspiration au niveau de l'entreprise non pas de créer de l'emploi, mais davantage de la richesse… et lorsqu'on juge que cette richesse n'est pas assez abondante, on délocalise ou on arrête carrément l'entreprise.. pour en tirer davantage de bénéfices. Donc effectivement, où sont les aspirations de l'individu là-dedans ?

Ton scénario, par beaucoup de ses aspects, est assez proche de la réalité des Etats-Unis de ces dix dernières années. Tu utilises beaucoup de documentation ?

Brunschwig : Je me suis assez peu documenté. C'est souvent beaucoup de déductions personnelles par rapport à ce que je vois dans l'actualité, de sensations par rapport à la société et par rapport à la place de l'individu au milieu du monde. A commencer par moi, d'ailleurs. J'ai l'impression d'avoir beaucoup d'aspirations humanistes et, en fait, je suis un des premiers à ne rien faire. A mon échelle, c'est vraiment un minimum de pouvoir aider des amis, de donner un coup de pouce à mon entourage quand j'en ai l'occasion… On essaie de faire avec les moyens qu'on a mais cela reste dans le cadre des amis, je pense qu'il faudrait se sentir plus concerné même avec les gens qu'on ne connaît pas.

Au final, quelle image as-tu des Etats-Unis ? Tu t'y es déjà rendu ?

Brunschwig : J'y suis allé avec Laurent en 1992, il y a donc environ dix ans. L'image que j'en ramène, c'est en fait un peu attristant. Tu vois une espèce de satisfaction de chacun à jouer le petit rôle qu'il se voit "attribué"... Tu as vraiment l'impression que chacun est dans un film et joue un rôle. C'est-à-dire que le chauffeur de bus, c'est John Wayne ; quand tu rentres dans un "Mac Do", la serveuse est plus serveuse du "Mac Do" que tu n'en verras jamais à travers le monde.

D'un autre côté, on était descendu dans un hôtel à côté d'un petit parc où se réunissaient une trentaine de SDF pour dormir le soir. On a l'impression qu'il y a deux sortes de pauvreté aux USA. D'une part, la pauvreté militante - celle des ghettos - où l'on trouve une espèce de revendication identitaire "T'es chez moi, tu n'as pas le droit d'y mettre les pieds"…D'autre part, la pauvreté de "centre-ville", si je puis dire : "Je suis pauvre. On m'a donné la possibilité de réussir, mais je n'y suis pas arrivé. J'admets mon échec et je viens grappiller ce que je peux de la réussite des autres…"
Il y a une espèce de satisfaction à être ce qu'on est. Enfin, c'est l'impression que cela m'a donné, je me trompe peut-être…

Tu as dû bien rire en regardant les élections Al Gore contre Bush ?

Brunschwig : Oui, effectivement, on a beaucoup rigolé. C'est vraiment digne d'une farce et puis, en même temps, tu te dis : que ce soit l'un ou l'autre, qu'est-ce que cela changerait, en fait ?

Revenons à la série. C'est une fin aussi monumentale que machiavélique, comme le reste de la série d'ailleurs ! Il fallait oser, non ? On n'hésite pas trop avant de faire ce genre de choix pour la fin, sans en dévoiler trop…

Brunschwig : Depuis le début, on savait que la fin serait assez dure, et c'est vers cette fin qu'on tendait. A partir du moment où tu installes une utopie et que tu veux la façonner de manière à ce qu'elle semble réalisable mais qu'elle soit également critiquable, tu ne peux pas y coller un "happy end" qui viendrait la détruire. En même temps, à partir du moment où tu vas complètement dans la logique de cette utopie et que tu termines sur ce avec quoi on termine la série, cela reste critiquable… Cela entraîne tellement de choses difficiles à digérer et à admettre pour le lecteur…

En même temps, la série prend son sens… pour comprendre Providence, pour réaliser qu'il n'avait peut-être pas d'autres solutions et qu'il était obligé d'en passer par là s'il voulait aller jusqu'au bout. C'est dur et en même temps, c'est logique, il n'y a rien d'incohérent. On ne fait pas du spectaculaire pour le plaisir de faire du spectaculaire. Cela reste dans la logique de tout ce qu'il y a eu avant.

Cette fin est d'autant plus dure qu'elle nous est amenée par un personnage auquel on s'est attaché et qui nous balance ça à la figure. C'est un rêve qui se termine par un cauchemar… et la prolongation de ce cauchemar doit déboucher sur un rêve ; c'est difficilement admissible…

Il y a une forte montée d'émotion à la fin de ce dernier album. La série nous a effectivement habitué à un rythme soutenu, un découpage impeccable, un scénario implacable… On voit et on lit des choses très dures. Mais la fin de ce dernier album est construite différemment et provoque une forte émotion... Comment construit-on un mécanisme pareil, c'est facile ?

Brunschwig : Non, la preuve : il nous a fallut quatre ans pour le monter. C'est vrai qu'il y a toujours une phase de doute. On savait ce que l'on avait engrangé au niveau émotion - vu le retour qu'on en avait du public… Il fallait ensuite non pas traduire cette émotion, mais aller encore plus loin. Le tout était de savoir si nous en étions capables. On a de l'ambition mais on a toujours en même temps la crainte de se tromper.

On a vu trop d'albums où la série installe un tas de choses, où le scénariste se contente d'aligner les éléments, d'installer des dominos et de les faire tomber d'un seul coup à la fin, cela devient finalement mécanique et ça perd beaucoup de son émotion.

On savait qu'il fallait donner une petite conclusion à chacune des choses qu'on avait amenées. Mais on craignait avant tout de s'éloigner des personnages ou de rentrer dans une mécanique telle que celle que je viens de décrire "A Providence, il arrive ça, à Jessica ceci, à Joshua cela…". On a donc attendu le moment où on sentait qu'émotionnellement, on aboutissait à ce qu'on voulait faire.

Il y a essentiellement quatre personnages clés : Joshua, Providence, Jessica et Amy pour lesquels, tout au long de la série, il y a toute une histoire, un passé, les motivations de chacun qui sont très développées. C'est important pour vous de consacrer autant de place à la psychologie des personnages par rapport à une trame générale.

Brunschwig : Oui. On voulait faire comprendre aux gens l'importance du passé ; c'était là aussi le challenge du tome 5. Beaucoup de lecteurs nous ont fait remarquer que nous étions très attachés au passé, comme si nous abandonnions le présent. Mais le fait de parler du passé ne signifie pas l'abandon du présent, au contraire. Par exemple, si tu n'as pas lu le tome 4 (qui relate entre autre l'enfance et le cheminement de Providence, ndlr), tu ne comprends pas ce vers quoi Providence emmène les gens dans le tome 5 et donc la série n'a aucun sens. De même l'émotion des retrouvailles de Joshua et de Xuan Maï se comprend à travers justement ce qu'ils ont vécu au Viêtnam, et qui est relaté dans le tome 5.

On aurait en effet pu croire qu'on allait complètement lâcher le passé dans le tome 5 et terminer sur le présent. Mais ce qu'on voulait vraiment faire comprendre aux gens, New York étant né des années et des années auparavant, c'est que le passé est en train de trouver sa conclusion dans le présent. Tout cela est lié. Cette histoire est tellement liée au passé que le passé fait partie de ce présent et qu'il n'y a aucun distingo à faire entre l'un et l'autre.

La série compte cinq albums. Quatre sont centrés plus ou moins sur un personnage en particulier ; le premier et le cinquième sur le même, Joshua. C'est pour boucler la boucle …. ?

Brunschwig : Oui. En fait, Joshua et Providence, ce sont deux personnages mais en même temps, ce sont deux pendants de la même histoire. Joshua et le Sergent Logan sont deux aspects de la personnalité de Joshua. Joshua serait l'homme que l'on découvre brisé, cassé dans sa réalité de 1997 à New York. Pour Logan, cela rejoint à la fois ce qu'il était et ce qu'il est encore capable d'être ; une mécanique froide mais en même temps très humanisée par tout ce qui s'est passé autour de Joshua. Il est plus juste. Il redevient le Sergent Logan mais il n'est plus LE Sergent Logan qu'il était.

Ce qu'on a aussi essayé de faire sentir à la fin, c'est que l'amour entre lui et sa femme est très ambigu. Il tient plus de la pitié et de la reconnaissance que véritablement de l'amour. C'est en revivant ce passé, en sentant son envie à lui d'aller la rechercher, sa reconnaissance par rapport à tout ce qu'elle a fait pour lui, qu'il tire un sentiment amoureux qui s'exprime juste dans les deux dernières planches.

Joshua a une place énorme dans la série, mais il n'est finalement qu'un pion ballotté d'un bout à l'autre. Pourquoi lui avoir accordé une telle place et une telle importance par rapport à tout le mécanisme qui est monté ?

Brunschwig : Pour moi, Joshua est le représentant-type de la société que Providence veut détruire. D'un bout à l'autre de sa vie, aussi bien dans son choix de s'engager pour le Vietnam (que l'on découvre dans le supplément qui a été réalisé pour le Pavillon Rouge) que pour le reste, c'est un mec qui n'a jamais eu le contrôle de sa vie, ni son mot à dire. Il a toujours été victime des décisions des politiques de son pays. Il est l'image du fait que les politiques ne sont pas à l'écoute et ne cherchent pas à aider l'humain.

Donc Joshua ; c'est complètement le citoyen lambda victime de la société. Et Providence, d'une certaine façon, est en train de mettre en place la société qui lui permettra enfin de s'exprimer. Mais en même temps, Joshua - avec son arc laissé derrière lui, présent en dernière page - pourrait également se voir accusé de tout ce qui s'est passé cette soirée-là et être arrêté par la police.

Providence a tout fait pour qu'il puisse enfin s'exprimer et il va peut-être en faire la première victime de ses "bonnes" intentions… enfin, la première victime de l'après Providence, une fois Providence mort. C'est-à-dire finalement qu'on ne peut jamais vraiment remettre toutes les choses à plat et repartir sur un monde complètement neuf.

Le scénario ainsi que les personnages sont assez machiavéliques. Ils sont à la fois horribles et très beaux. Quelle différence fais-tu entre fanatisme et idéalisme ?

Brunschwig : Un acte réalisé par idéalisme est en général fait en toute conscience. Le fanatisme, quant à lui, est souvent mené par des gens qui n'ont pas forcément les mêmes buts que toi… Heu, en fait, ce n'est pas évident, c'est carrément pas facile comme question… (rires). Non, mais c'est vrai, il y a une part de fanatisme dans le "Pouvoir".

Providence dit lui-même, à un moment donné, qu'il ne sait carrément plus pourquoi il se bat !

Brunschwig : En fait lui, il est conscient de ce qu'il fait, et donc il voit le mal qu'il fait. A un certain moment, il panique complètement par rapport à ça. C'est un peu comme nous par rapport à notre BD (rires) : malgré toutes nos bonnes intentions, on n'a jamais la garantie que ce qu'on va produire sera à la hauteur de notre exigence. Et c'est pareil pour Providence, il fait beaucoup de mal pour mener sa cause à bien, et en plus il ne sera pas là pour voir le résultat, il n'a pas la garantie que l"après" sera mieux.

Puisqu'on a longuement parlé de la situation aux USA au début de cet entretien, et que certains parallèles pourraient se trouver, puis-je te demander quel regard tu portes sur les événements du 11 septembre par rapport à ce que toi, tu décris dans ta BD ?

Brunschwig : Certains parallèles sont effectivement possibles. C'est justement la distinction qu'on peut faire entre idéalisme et fanatisme ; Ben Laden envoie d'autres que lui à la mort, alors que Providence ressent et assume sa culpabilité, il s'auto-punit. C'est quelqu'un qui ne fait pas les choses pour lui-même mais véritablement pour les gens, puisqu'il n'est même pas là pour jouir du résultat. C'est la grosse différence qu'on peut installer entre lui et Ben Laden.

Maintenant par rapport à l'hégémonie américaine sur le monde, même si l'acte en lui-même - le mot "condamnable" n'a aucun sens au niveau de ce qui a été fait - ; l'intention, l'envie d'aiguillonner le géant est compréhensible, de montrer qu'il y a une autre force. Là où Ben Laden a vraiment foiré son coup, c'est qu'il a donné la possibilité aux Etats-Unis de montrer une nouvelle fois à quel point ils sont puissants.

La fin justifie les moyens ?

Brunschwig : Parfois. De toute façon, toutes les révolutions et tout ce qui a fait avancer l'humanité ne se sont jamais passés dans des salons à discuter. C'est avec des armes et avec des gens qui ont fait des choses concrètes que les choses ont parfois avancé, parfois reculé. La plupart des idées des révolutionnaires ont donné lieu à des massacres, mais c'est aussi parfois pour un mieux de la société, pour faire avancer le schmilblik. La révolution française a été une période terrible de notre Histoire, mais elle a aussi permis d'installer une autre société.

Comment s'est passée ta collaboration avec Laurent Hirn ? Vous avez l'impression d'avoir construit et fait évoluer cette série à deux ?

Suite de l'interview (2/2)

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