Interview d'André Juillard :
"Plume aux Vents"



André Juillard, dessinateur (entre autres) de la série Plume aux Vents nous fait le plaisir de répondre aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio, à l'occasion de la sortie du 3ème tome de la série : Beau-Ténébreux chez Dargaud.

Voir article précédent : "Coup de Coeur" pour l'album.

André Juillard, on a attendu longtemps la suite des "7 Vies de L'Épervier". Et puis, quand "Plume aux Vents" a commencé, les lecteurs ont été un peu étonnés de voir quelle suite Patrick Cothias avait imaginée pour cette série. Aujourd'hui, le rythme de croisière est atteint ?

Juillard : Oui, j'espère, mais cela ne sera pas une croisière très très longue : il reste un seul album pour conclure ce cycle d'histoires. Cela n'a pas été très difficile de se remettre dans le bain après les séries de "L'Épervier" et la longue coupure qu'il y a eu ensuite, lorsque j'ai écrit "Le Cahier Bleu".

Après cette expérience dans le domaine contemporain, j'avais besoin de retrouver mon univers historique, c'est-à-dire, les personnages, les costumes. Ce sont surtout les personnages qui me manquaient.

On a d'ailleurs l'impression que la vraie continuité se trouve dans les personnages puisque tous les décors changent. L'époque ne change pas beaucoup - on reste dans le premier tiers du 17ème siècle - mais c'est vraiment une suite dans des décors qui étaient tout à fait inattendus au départ. Est-ce que vous saviez que vous alliez terminer un jour "Les Sept Vies" au Nouveau Monde ?

Juillard : En fait, c'est une vieille histoire, il y a une quinzaine d'années, aux alentours de 1985, on est allé au Québec, Patrick (Cothias) et moi, envoyés par notre éditeur - les éditions Glénat à l'époque - faire une tournée de promotion. On avait apprécié ce pays ainsi que les habitants et on avait lu 2 ou 3 bouquins pour se mettre un peu dans l'ambiance. On s'est dit qu'un jour, ce serait sympa d'y aller avec nos personnages.

Dans le scénario des "Sept Vies de L'Épervier", il n'était pas question de faire un détour par le Canada pour arriver à la conclusion de l'histoire. C'est après avoir fait le "Cahier Bleu", après cette expérience solitaire, que j'ai appelé Patrick et lui ai dit : je m'ennuie d'Ariane, de Germain et de tous ces personnages… Ne pourrait-on pas réamorcer cette série d'une façon crédible ? Quelques-uns des personnages avaient pris de sacrés mauvais coups et nous n'étions pas certain qu'ils puissent s'en sortir. Mais heureusement, il y avait quand même une porte de sortie. C'est là qu'on s'est dit que ce vieux projet de faire partir nos personnages, eh bien, on pouvait le faire, maintenant, on en avait les moyens et le temps.

Le premier album de "Plume aux vents" est album de mise en place. A la fin, on se retrouve à peine dans le bateau pour partir vers le Québec. Dans le deuxième tome, on pénètre vraiment cet univers indien qui a semble-t-il beaucoup d'intérêt pour vous, tant sur le plan de la documentation que sur le plan des moeurs, des décors. Aujourd'hui, vous vous définiriez comme un "spécialiste" des Indiens en bande dessinée ?

Juillard : Non, je ne peux pas dire ça, mais je n'ai jamais été un spécialiste des périodes historiques que je dessinais. Tout au plus un spécialiste de l'iconographie d'une époque ; je suis toujours à la recherche d'images pour nourrir mes dessins. En fait, je me suis passionné par ce que j'ai découvert sur les Indiens d'Amérique qui n'étaient pas aussi sauvages qu'on disait.

D'ailleurs, dans l'esprit de Champlain (le gouverneur de la Nouvelle France à l'époque de l'histoire, ndlr) qui tentait de fonder une colonie au Canada, le mot "sauvage" voulait dire "qui ne peut être domestiqué". Ce n'était pas totalement négatif. Simplement, les colons se sont aperçu que si ces gens-là vivaient encore à l'âge de pierre du point de vue technologique, ils avaient en revanche une civilisation spirituelle très élaborée. Ils étaient aussi intelligents que les Blancs, c'est le même cerveau, c'est aussi un homo sapiens. Les colons se sont aperçus que les Indiens n'étaient pas des gens qu'on pouvait mener en bateau.

Champlain était là pour faire du commerce. Il s'est trouvé face à des gens qui n'avaient pas l'intention de se laisser tondre de la laine sur le dos. Avec lui sont venus également des Jésuites qui étaient là pour annoncer la bonne parole ; ils ont eu beaucoup de difficultés à discuter avec les Indiens qui, d'un point de vue spirituel, pouvaient discuter avec eux d'égal à égal. On a découvert là une civilisation tout à fait intéressante. On pourrait encore s'en inspirer d'un point de vue purement humain, démocratique disons. Les Indiens ne connaissait pas de dictature, les femmes avaient un rôle extrêmement important, les êtres différents - par exemple les homosexuels ou les fous - étaient particulièrement respectés parce qu'on avait l'impression que leurs différences étaient un signe de l'au-delà et les rendaient plus respectables que le commun des mortels… Je crois que ceux qui se sont vraiment intéressés à cet univers ont été très surpris à l'époque par ces gens qu'ils pensaient être des sauvages.

Il y a effectivement une grande tolérance chez ces personnages. Par exemple, lorsque Beau - qui ne s'appelle pas encore Beau-Ténébreux - veut sauver Ariane du poteau de torture, il défie Umak et perd le combat. Mais le fait qu'il ait lutté "contre sa nature" comme le dit Umak, suffit à ce que celui-ci reconnaisse son courage et lui abandonne finalement Ariane. On s'attendrait plutôt à ce que le perdant du combat soit mis à mort.

Juillard : Oui, il y a certainement un culte du courage chez les Indiens. Et même quand l'ennemi vaincu était attaché au poteau de torture, ce n'était pas pour une vengeance terrible ou pour le simple plaisir de faire souffrir quelqu'un, c'était pour le mettre à l'épreuve. En général, c'était accepté par le supplicié qui avait d'ailleurs la possibilité de dire "pouce", vous me faites trop mal : arrêtez ! La plupart d'entre eux avait à cœur de montrer du courage jusqu'au bout, ensuite ils étaient particulièrement respectés.

On racontait l'histoire de ces guerriers qui avaient su mourir si courageusement. Eventuellement, on en mangeait un morceau aussi, pour acquérir une partie de leur courage. C'était très rituel, les Indiens ne se massacraient pas pour le plaisir. On se faisait la guerre, c'est sûr qu'il y avait des morts, mais ce n'était pas dans un but d'extermination ou même de possession - l'instinct de propriété n'existait pas chez eux.

Cette fresque historique est quand même assez rigoureuse ; on y trouve des personnages qui ont réellement existé comme Samuel de Champlain par exemple. Mais elle est transcendée par un souffle épique, romanesque et puis, par une grande histoire d'amour à plusieurs protagonistes. Je dirais qu'Ariane aime à la fois ce père qui l'a rejetée, elle aime à la fois Beau qui est son mari sans l'être, et elle aime encore Grandpin. C'est une amante magnifique.

Juillard : Oui, l'un des buts qu'on poursuivait dans cette série, c'était de la rendre un peu plus humaine. Avant, c'était tout de même un garçon manqué style guerrière, une furieuse, il y avait une espèce de révolte en elle qui la poussait à sortir son épée pour un oui ou pour un non. Là, on essaye de la rendre un peu plus féminine un peu plus humaine, elle s'ouvre aux sentiments.

C'est vrai qu'elle devient amoureuse de cet Indien qui se trouve être homosexuel, donc ce n'est pas évident. Elle entretient aussi des rapports avec ses parents adoptifs indiens. Et puis, il y a toujours ce père insaisissable. Ariane est devenue un personnage aux prises avec des sentiments contradictoires, ce n'est plus un Robin des bois, c'est devenu une femme. Elle est parcourue par des sentiments de douleur, de chagrin, d'espérance, d'amour… enfin, tout ce qui fait la vie.

Pour parler un peu du dessin, quel est votre manière de travailler ? Travaillez-vous avec beaucoup de documentation ou bien vous la regardez et puis vous l'oubliez au moment de passer à la planche à dessin ?

Juillard : La documentation, ça vient avant toute chose en fait ! Quand on fait une bande dessinée historique, c'est vital. Même pour une histoire contemporaine, d'ailleurs. Pour "Le Cahier Bleu", j'ai pris mon appareil photo et mon vélo puis je suis allé visiter certains lieux que j'avais déjà plus ou moins repérés dans Paris, j'ai fait des repérages comme au cinéma. Je me suis dit : mon héroïne va habiter ici, j'ai essayé de regarder un peu quel genre de paysage elle pouvait avoir de sa fenêtre, etc…

Quand on fait une bande dessinée historique c'est un peu plus difficile parce que la plupart du temps, les lieux n'existent plus. Il faut les imaginer à partir de documents qu'on va chercher dans des livres, des bibliothèques spécialisées. En ce qui concerne cette histoire, il y a une grande partie d'inspiration qui vient de la nature elle-même ; les Indiens y étaient complètement inscrits, ils vivaient en osmose avec la nature.

Dans cette région d'Amérique, l'habitat ne correspond pas, en revanche, au traditionnel tipi conique couvert de peaux que tout le monde a en tête. Là, c'étaient de longues maisons bâties sur des charpentes de bois et couvertes d'écorces de bouleau. On n'a pas l'habitude non plus de voir des Indiens cultiver la terre. L'Indien que l'on connaît en général, c'est le Sioux des plaines sur son cheval. Il tire plutôt sa subsistance de la chasse. Les Iroquois étaient essentiellement des cultivateurs… C'est intéressant de montrer un autre aspect de la civilisation qui s'était développée sur toute l'Amérique par rapport à celle que l'on a l'habitude de voir.

On a l'occasion de voir quelques-uns de vos croquis préparatoires dans cet album, en avant-propos si je peux dire. On se rend compte qu'il y a une énorme vitalité dans votre crayonné. Comment passez-vous de ce crayonné qui est très vif, très bouillonnant, à une "écriture" dessinée aussi épurée, avec des lignes aussi simples, finalement ?

Juillard : Je crois que je suis très attaché à la technique de base de la bande dessinée, celle de nos ancêtres Hergé, Jacobs, Franquin même… c'est-à-dire le cerné noir à l'encre de chine. J'ai du mal de ce fait à garder la vitalité que vous dites trouver dans mes croquis.

C'est une chose qui j'aimerais si j'avais la possibilité d'évoluer dans l'avenir, c'est essayer de garder un peu de cette vitalité. Mais ma passion pour la BD me ramène toujours vers cette espèce de tradition alors que la bande dessinée évolue. Il y a beaucoup de dessinateurs qui travaillent autrement que Hergé. Moi je suis né là-dedans et j'ai du mal à m'en sortir.

On a l'impression que vous vous reprochez presque cette extraordinaire lisibilité de votre dessin alors que c'est une grande qualité ?

Juillard : Non ça, je ne me le reprocherai jamais. La lisibilité, c'est la première chose qui doit exister dans une bande dessinée. C'est l'élément essentiel, à mon point de vue. Dans le phénomène particulier à la bande dessinée qui est cette association d'un texte et d'une image, si l'image est trop compliquée, on va lire le texte mais on va peut-être être obligé de s'arrêter sur l'image parce qu'elle n'est pas évidente. Ca va nuire à la fluidité de la lecture. C'est une chose à laquelle je tiens personnellement mais on peut très bien être lisible sans avoir un style "ligne claire" ou un dessin très précis. Je pense qu'on peut être lisible avec un dessin qui paraît peut-être moins achevé mais qui est tout aussi évocateur.

Vous aimez ces personnages au point de continuer à les dessiner quotidiennement ou est-ce qu'il y a encore aujourd'hui des périodes entières pendant lesquelles vous avez besoin de les mettre de côté ? Il y a vos occupations contractuelles, évidemment. Mais à côté du fait qu'il y ait "Blake et Mortimer", il y a des moments où vous avez vraiment envie de laisser ces personnages de côté ?

Juillard : Oh, en ce qui concerne les obligations contractuelles, je peux dire que les éditeurs ne sont pas des négriers. On signe des contrats qui ne nous obligent pas à travailler 24 heures sur 24. On a donc toutes les possibilités de prendre des vacances ou de se reposer à faire autre chose. La passion de ce métier aidant, j'éprouve le besoin de travailler constamment et surtout de faire de la bande dessinée. Je peux faire pas mal de dessins par ailleurs - des illustrations, des affiches, des cartes postales, des sérigraphies - mais ma passion est de raconter des histoires.

Quels que soient les personnages ?

Juillard : Pas forcément non, il faut tout de même qu'il y ait une connivence entre un auteur et son personnage, il faut qu'il aime ses personnages. Les méchants, aussi, il faut avoir du goût à les dessiner et leur faire vivre des aventures.

Ariane est le personnage que vous aimez le plus dans tous ceux que vous dessinez depuis plus de 20 ans ?

Juillard : Probablement oui, mais elle ne peut pas exister sans les autres. J'ai souffert dans "Plume aux Vents" parce que Germain Grandpin qui était un personnage central des "Sept Vies" n'était pas là. Tout le monde le sait, Patrick Cothias a mis en place un énorme univers autour de celui de "L'Épervier", il y a différentes séries qui s'entrecroisent. S'il voulait que cet espèce d'ensemble balzacien soit cohérent, Germain Grandpin ne pouvait pas être présent dans "Plume aux Vents". Mais je l'ai tellement supplié qu'il a réussi à le ramener, on le voit réapparaître à la fin de cet album.

Ariane, oui, je l'aime. Mais Ariane avec Germain, avec Condor, maintenant avec Beau. C'est ce qui me plaît dans une série, en réalité, la galerie de personnages que cela offre. De toute façon, les personnages emblématiques sont rarement tout à fait seuls. Que seraient Tintin sans le Capitaine Haddock ou Blake sans Mortimer, vous imaginez ?

Donc pour moi, Ariane, je l'aime avec tous les autres.

Un tout grand merci.

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

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