Interview de Frank Giroud et Béhé : Le Décalogue



Dans le cadre de la sortie du Décalogue, nouvelle série aux éditions Glénat, Frank Giroud (Louis Ferchot, Mandrill, Azrayen, ...) et Béhé (Péché Mortel, Double Je, Pour l'Amour de l'Art,..) répondent aux questions de Thierry Bellefroid pour BD Paradisio.

Frank, il y a bien deux ans, je crois, que tu m'as parlé de ce projet la première fois ; c'était à Toulouse, chez ton père. A ce moment-là, avais-tu déjà une idée précise de ce que tu allais arriver à faire au bout du compte ou est-ce que c'était encore un grand rêve ?

Frank Giroud : Non, il y a deux ans, le projet était déjà bien avancé. L'idée première est née il y a environ quatre ans, fin 95-début 96. Tout a commencé avec une histoire "ordinaire". J'avais lu quelque part une anecdote concernant Victor Hugo et ses frères. Je ne savais pas que Victor Hugo avait des frères et qui plus est, qu'il avait des frères écrivains. L'un d'eux était fou. Et ça m'intéressait, ce rapport entre un écrivain et un fou qui ont cohabité pendant un certain temps. A partir de cette ambiance-là, j'ai inventé une histoire. Une histoire que j'ai appelé "Nahik" parce qu'il y avait un personnage qui revenait sous une forme étrange dans les fantasmes du fou et à qui il donnait le nom de "Nahik" -on apprend à la fin du roman, pourquoi il s'appelle comme ça. Quand j'ai terminé cette histoire, je me suis dit: "C'est une super histoire" (oui, des fois je m'emballe sur mes propres sujets, je mets ma modestie entre parenthèses.) "Ouais, c'est génial, j'ai écrit une super histoire, c'est dommage qu'elle s'arrête là". Et là, je me suis demandé comment la continuer. Il n'y avait pas vraiment moyen parce que c'était un scénario complet : il avait un début, il avait une fin. J'ai alors réfléchi sur les avantages et les inconvénients du "one shot". L'énorme avantage c'est que tu y mets toute ta pêche, tu te vides de tes tripes en un album. Mais après, tu abandonnes avec beaucoup de regrets ton personnage, l'univers avec lequel tu as vécu pendant 6 mois, au moins. La série, c'est l'inverse. Tu t'enthousiasmes pour les deux ou trois premiers albums et après cela devient un devoir. Je connais les deux tendances puisque je travaille chez Aire Libre d'une part et d'autre part j'ai eu de longues séries comme Louis La Guigne et maintenant Louis Ferchot… Je me suis dit, est-ce qu'il n'existe pas un moyen terme ? J'ai alors décidé de travailler autour du fameux roman, Nahik. J'ai imaginé une trilogie, d'abord, dans laquelle venait s'insérer une anecdote qui avait donné la base du livre. J'avais intégré une histoire d'omoplate de chameau trouvée à l'époque de Mohamet. En partant de là, j'ai débouché sur le "Décalogue", les dix commandements… Dix commandements, dix tomes, l'idée était là. J'ai finalement abouti à ce concept de dix histoires complètement différentes qui peuvent se lire de façon totalement autonome mais dont le pivot central est chaque fois un livre. Je peux proposer trois niveaux de lecture. Un niveau par album, pris séparément. Un autre du 1 au 10 où on remonte le temps avec une question sous-jacente au-delà de chaque intrigue, de chaque album. Cette question, c'est : "mais qu'est-ce que c'est ce livre dont on parle ?". Et chaque fois, j'en donne un peu plus, jusqu'à ce qu'on ait la solution au bout du 10ème. Et un troisième niveau, du 10 au 1, qui va permettre de découvrir un aspect qui est totalement invisible quand on le lit du 1 au 10.

Ah, voilà qui est intriguant ! Cet aspect n'est ni chronologique ni historique ?

Frank Giroud: Si je te réponds … tout le monde va comprendre…

Bon, on va tout de suite gommer le troisième niveau de lecture, on ne pourra pas en parler avant que tout ne soit fini. On se retrouve dans trois ans, quoi…

Frank Giroud : Dans deux ans : les tomes 9 et 10 paraîtront en janvier 2003.

Pourquoi avoir changé de dessinateur sur chaque projet ? Etait-ce pour toi une facilité ou la possibilité aussi de faire sortir les albums plus vite - puisque c'est ce qu'il va se passer ; en effet, deux albums sortiront à la fois et jusque 4 par an ? Ou fallait-il qu'à chaque univers corresponde un graphisme différent ?

Frank Giroud : Les deux. Plus une troisième raison : la possibilité de travailler avec des gens que j'adore et avec qui je n'aurais pas eu la possibilité de travailler sur une série classique. Cela faisait longtemps que j'avais envie de bosser avec Joseph (Béhé), avec (J-F) Charles et avec (Michel) Faure. Et quand j'ai découvert, il y a deux ans, l'extraordinaire TBC avec son "Fables de Bosnie", j'ai également flashé sur lui. S'il avait fallu faire des séries ou des albums différents, je n'aurais pas pu tous les intéresser. Et ces collaborations auraient été décalées de plusieurs années….

Mais ce sont des gens qui ont des graphismes tout à fait différents, non ?

Frank Giroud : Oui et non. Ils ont bien sûr chacun leur originalité mais ils s'inscrivent tous dans une lignée réaliste qui convient tout à fait au genre d'histoire que j'écris. Par exemple, il n'y a pas Floc'h d'un côté et Muñoz de l'autre. Le plus éloigné, peut-être, des autres, c'est l'expressionnisme de TBC. Mais quand j'ai commencé à travailler avec lui, on s'est vu et on a discuté des Fables de Bosnie où je lui ai montré les pages qui collaient bien avec ce que je recherchais, par contre, d'autres dans la "Cavale de Lézard" qui ne reflétaient pas l'ambiance que je recherchais. Il aime bien chacun de ces styles, donc il m'a dit "OK". Sinon, dans le réalisme extrême, je ne sais pas, il y a peut-être Jean-François Charles, mais il n'y a pas pour autant un écart gigantesque entre les deux.

Petite parenthèse, TBC travaillera en couleurs ?

Frank Giroud : TBC ? Non, c'est Patricia Faucon qui fait les couleurs (c'est la coloriste de Louis Ferchot) ; elle a également réalisé celles du tome 2. Pour le tome 1, Joseph a travaillé en couleurs directes ; sur le 3, Jean-François Charles a fait lui-même ses couleurs. Pour le 5 : Bruno Rocco qui fait les dessins aimerait bien qu'ils soient mis en couleurs par Gibelin (mais pour le moment, je n'ai rien vu, donc rien n'est encore décidé). Le 7, réalisé par Gillon, sera mis en couleurs par Marie-Paule Alluard ; le 8 par Chagnaud (le coloriste de Lucien Rollin). Et enfin, pour le 10, je pense que Franz et sa compagne feront eux-mêmes les couleurs…

Et tu as habilement passé le 6…

Frank Giroud : Rien ne lui échappe…

Pourquoi mets-tu le 6 de côté ? Dans toute la communication actuelle, le 6 est non-attribué… C'est le seul album de la série qui n'a pas son dessinateur ?

Frank Giroud : En fait, il y a plusieurs candidats pour le 6. On n'a pas encore tranché. Cela va se résoudre dans les semaines qui viennent…" (on a bien reçu quelques pistes mais sous embargo, ndlr)

Le projet de Didier Convard (Le Triangle Secret, ndlr) ressemble un peu au Décalogue dans cette approche à plusieurs dessinateurs, mais lui a choisi un coloriste unique pour donner une cohérence à l'ensemble et il mélange plusieurs dessins à l'intérieur même d'un album en fonction des époques choisies.

Frank Giroud : Il n'y a de rapport entre le "Triangle secret" et le "Décalogue" qu'aux yeux du marketing. Le hasard fait qu'on a proposé à Jacques (Glénat, ndlr), Didier et moi, ces projets originaux la même semaine. Il était très enthousiaste, il a mis toute la gomme commerciale derrière mais en fait, il n'y a pas grand chose à voir entre les deux. Le "Décalogue" ne parle religion que dans 3 tomes (le 2, le 9 et le 10) ; dans le reste, elle n'apparaît qu'à travers les 10 commandements gravés sur cette fameuse omoplate de chameau ; celle que l'on retrouve dans Nahik, le livre présent dans chaque album. C'est ce livre qui constitue le pivot de chaque intrigue, mais à un niveau complètement différent à chaque fois. Dans le 1, c'est son contenu romanesque, dans le 2 : c'est son caractère religieux, dans le 3 : c'est sa valeur en tant qu'oeuvre d'art, en tant que trésor bibliophilique, dans le 4 : c'est l'objet lui-même (qui pourrait être une statuette ou n'importe quoi, ce qui compte, c'est qu'il attérisse entre les mains de quelqu'un qui ne devrait pas le posséder, et c'est cette possession indûe qui va provoquer un terrible quiproquo). Dans le 5 : il va servir d'appât, etc. Dans chaque volume, c'est un aspect différent du livre qui intervient, indépendamment d'ailleurs du thème général de l'album, qui peut être la vengeance dans un cas (tome 5), la recherche d'identité dans l'autre (tome 6), une interrogation sur le talent et le génie (tome 1), etc... Et cela, chaque fois, en fonction d'un contexte différent. Dans le tome 5, par exemple, c'est l'opération Némésis (la vengeance des Arméniens vis-à-vis du génocide Turc) ; dans le tome 4, c'est le réseau Ratline (mis en place par le Vatican pour exfiltrer les criminels nazis) ; dans le tome 10, c'est la "recension" du Coran, c'est-à-dire l'opération lancée par le 3ème Calife pour donner une forme écrite à une révélation qui était simplement orale à l'époque de Mahomet.

Chacun des dix tomes explore l'un des commandements du "Décalogue" ?

Frank Giroud : Oui... mais du décalogue musulman.

Il a existé ?

Frank Giroud : Réponse dans le tome 10 !

L'écriture a pris du temps ?

Frank Giroud : Beaucoup. C'est surtout la mécanique de l'ensemble qui m'a pris du temps : deux ans en tout. L'écriture de chaque scénario, elle, a été plus rapide : je retombais dans un système connu. Sauf pour certains épisodes, plus compliqués. Le premier, par exemple, c'est l'histoire d'un livre dans un livre, et c'est une histoire racontée à deux niveaux : de façon "objective", par les auteurs, et puis par celui-là même qui la vit -le héros- qui la retrace d'une d'une façon complètement différente....

Qui se transmet par des récitatifs.

Frank Giroud : Oui. Au début, on prend le récitatif pour une vision objective de la réalité, on ne comprend d'ailleurs par pourquoi il y a un récitatif blanc et un récitatif noir. En fait, il s'agit d'un roman autobiographique transformé.

Alors, Joseph, tu n'as pas encore eu l'occasion de t'exprimer. On va réparer ça. Comment est-ce que tu as abordé cette nouvelle expérience ? Tu étais au courant de l'ensemble du projet ?

Béhé : Oui, tout à fait.

Est-ce que pour un dessinateur, c'était différent comme expérience ?

Béhé : Je n'ai pas de série, donc moi, je vais vers un scénariste pour travailler avec le scénariste plutôt que pour "faire de la BD" ou pour animer un héros. J'aime bien faire des "one shot" ou des toutes petites séries. Donc, d'emblée, ça me plaisait. Je connaissais Frank, j'avais lu ses bouquins, surtout ceux parus dans la collection Aire Libre, que j'avais adorés. J'étais déjà très heureux qu'il me fasse lire du Giroud. Et quand je l'ai lu, je suis vraiment tombé amoureux de ce personnage, de ce type qui voudrait devenir écrivain. Il n'y arrive pas, il recommence quinze fois la première page. Finalement, il va le devenir mais pas de la façon dont il pense et il va apprendre des choses sur ce que c'est que d'être écrivain, il va le vivre de l'intérieur à un moment donné.

C'est aussi un livre sur l'usurpation d'identité quand même ?

Béhé : Oui, tout à fait. Une forme de manipulation que je traite souvent dans mes bouquins. Là, en tout cas, c'est de m'identifier à lui, de voir comment il est mal à l'intérieur qui m'a excité ; du coup, j'ai eu envie de le montrer aux autres, de le mettre en images, vraiment.

Est-ce que ton dessin a approché cette réalité-là différemment de ce que tu avais fait avant ?

Béhé : C'est surtout la technique qui a changé. Cela fait longtemps que j'avais envie de changer mais comme j'étais sur la suite de "Péché Mortel", je voulais terminer cette série comme je l'avais commencée et ne pas faire de rupture. J'ai acheté un ordinateur, j'ai changé de méthode de travail. Beaucoup plus de documentation, une documentation plus souple, plus malléable que je peux transformer, adapter. Tout reste fait à la main, en définitive, mais au préalable sur le travail du crayonné, il y a énormément d'informatique qui rentre en jeu. Ca m'a dégagé de plein de contraintes. J'ai pu recommencer trois, quatre, cinq fois des cases qui ne me plaisaient pas. J'ai pu aller plus loin.

De manière générale, Frank, c'est d'ailleurs un projet qui a été beaucoup retravaillé, scénario y compris. Pour l'un comme pour l'autre, il y a eu des corrections jusqu'à la dernière minute ?

Frank Giroud : Surtout dans le tome 1 parce qu'avec Joseph, on a travaillé en symbiose permanente. C'est une expérience assez unique pour moi, de fonctionner avec autant d'aller-retour. La plupart du temps, même les dessinateurs avec lesquels je m'entends parfaitement et avec lesquels j'ai des liens d'amitié très forts en dehors du boulot, ne vont pas aussi loin ; ils me font quelques remarques au début, je modifie quelques bricoles, mais après, c'est rare qu'ils me disent: "Tiens, j'ai pensé à un super truc, on va changer ci, on va changer là…" Joseph, lui, regorgeait d'idées.

En plus, il a une méthode, que j'ai adoptée pour la circonstance, qui consiste à faire lire l'avancement des travaux à quelques proches qui sont soit des professionnels de la BD soit des lecteurs avertis et pertinents. Bien qu'il faille se garder d'être trop perméable aux influences de Pierre et de Paul, on est parfois tombé sur des remarques fondamentales qui nous ont amené à changer des choses. Et dans la mesure où Joseph était capable de se remettre en question au point de refaire une planche entière -c'est un boulot énorme !- il est bien évident que moi, de mon côté, je n'hésitais pas en refaire 2,3 ou 4 et il y a donc eu pas mal de changements par rapport au synopsis initial.

Le temps dont je disposais m'a également permis de modifier d'autres tomes. En 5 ans, à force de progresser dans le projet et de le concrétiser, j'en suis venu à bouleverser complètement plusieurs synopsis. Le tome 7, par exemple, je l'ai refait quatre fois ; la version qui sera dessinée par Gillon n'a strictement rien à voir avec la première. Le tome 10 qu'est en train d'aborder Franz, est complètement différent de sa première mouture. J'ai changé de point de vue et c'est une amélioration qui n'aurait pas pu avoir lieu si j'avais travaillé dans l'urgence comme c'est le cas avec une série normale.

Béhé : Je voudrais juste émettre une remarque par rapport au fait qu'on faisait lire l'histoire. En fait, ce n'est évidemment pas pour demander si cela plaît ou non à un soit-disant public-cible.

Ce n'est pas le système cinéma américain

Béhé : Non, c'est surtout pour poser des questions sur la compréhension, la lisibilité. Est-ce que les éléments qu'on a voulu faire passer, sont effectivement arrivés jusqu'au lecteur ? On était surtout inquiets au niveau de la narration visuelle.

Frank Giroud : Exemple précis et concret. Le double récitatif, dont je parlais tout à l'heure. Le premier est le point de vue objectif, le deuxième constitue des extraits d'une autobiographie écrite par le personnage lui-même. Il y a deux ou trois lecteurs qui n'avaient pas compris que c'était deux récitatifs différents, ce qui fait qu'on a tout simplement changé la typographie Et maintenant, à la fin, quand on voit Simon, le héros, en train de taper à la machine, dans sa retraite des Highlands, il y a exactement la même typographie que dans les récitatifs ; il n'y a plus d'ambiguïté. Ce sont ces petites failles que des lectures des uns et des autres nous ont permis de corriger.

Joseph, quelles sont tes références ?

Béhé : En dessin ?

En dessin ou ailleurs.

Béhé : En fait, j'ai une grand-mère qui est née en 1892, en Alsace, à la campagne. Donc, il y avait, dans ma famille, une imagerie quasiment du 19ème siècle ! des peintres réalistes de la campagne ou des choses comme ça qui m'ont beaucoup influencé. C'est pourquoi j'aime dessiner réaliste ; je pourrais difficilement dessiner autrement parce que je vais naturellement vers ça. Le truc qui me remplit de joie, c'est quand je réussis à choper un détail bien observé, ou quand mes images me rappellent des paysages ou des scènes que je vois sur certains tableaux de Corot, de Delacroix ou de quelques PréRaphaélites (des Anglais de la fin du 19ème siècle). Alors après, naturellement, quand j'ai découvert la bande dessinée, il y a eu Bilal, Gillon, Bourgeon, Manara,... d'abord pour le dessin mais aussi pour le fait qu'il s'agit de raconteurs d'histoires. Quand je travaille avec Toff, je participe au scénario. C'est peut-être pour ça aussi que j'avais envie d'intervenir dans le Décalogue, parce que je me sens un peu scénariste et beaucoup metteur en scène.

Comment les dessinateurs se sont-ils "appropriés" certaines histoires. Est-ce que tu as choisi, toi, parmi les dix ce qui te plaisait le plus, la période, le thème… ? Ou bien c'est Frank qui t'a fait une proposition d'emblée en te proposant le tome 1 ?

Béhé : J'ai eu le choix parce que je suis entré dans le projet parmi les premiers. Jee suis très vite tombé amoureux du personnage du tome 1 et donc, très rapidement, j'ai foncé là-dedans.

Sinon, il y en a d'autres qui ont pu choisir ?

Frank Giroud : Les premiers dessinateurs, qui étaient là il y a deux ans, ont tous eu le résumé des livres, et plus j'avançais dans le choix, forcément plus le choix des autres se réduisait.

Et comment ceux qui ont eu tous les résumés ont-ils fait leur choix ? Que t'ont-ils donné comme argument en te communiquant leur choix ?

Frank Giroud : Leurs goûts, la documentation déjà accumulée, les univers déjà explorés par eux.. Faure, par exemple, a choisi Le Papyrus de Kom Ombo parce qu'il adore le lieu et la période et qu'il l'a déjà traitée dans Les Fils de l'Aigle ; idem pour Franz avec La Dernière Sourate. Quant à TBC, ex-Yougoslave, il s'est logiquement intéressé à une histoire dont les protagonistes étaient Bosniaques (Le Serment).

Il y a eu aussi les problèmes de délai : Berthet (comme beaucoup d'autres dessinateurs, d'ailleurs !) s'est montré très intéressé par Le Météore, et Labiano tenait à réaliser Le Vengeur ; mais lorsqu'il a été décidé que l'ensemble paraîtrait sur deux ans au lieu de trois ou quatre prévus au départ (tout cela pour que la série soit plus attractive auprès des lecteurs !), il n'a plus été possible pour eux de caser Le Décalogue dans leur planning. Même chose pour d'autres dessinateurs intéressés par le projet et auxquels je tenais beaucoup.

Joseph, toi, tu es plutôt un auteur "Vents d'Ouest", là tu passes chez Glénat, cela représente quoi ?

Béhé : Rien de particulier si ce n'est le problème de délai avec Thomas Mosdi et la trilogie "Chimères". Comme le calendrier s'est un peu bousculé fin 99, j'ai préféré faire finalement l'album avec Frank d'abord. A la limite, ça a plus embêté Thomas que "Vents d'Ouest". Finalement, les trois "Chimères" sont juste décalés d'un an et demi.

La couleur directe sur ce projet, c'était quelque chose à laquelle tu tenais, tu l'as imposée à Frank ?

Béhé : Absolument. C'était ça ou rien ! Je ne me voyais pas revenir à l'étape du trait, aux bleus, à tout ce système un peu lourd. Surtout que j'avais fait des planches d'essais pour "Chimères", j'avais deux planches qui plaisaient à tout le monde.

Et maintenant, rétrospectivement, quand tu revois le premier album, tu es content ou est-ce qu'il y a des choses que tu as encore envie de changer ?

Béhé : Ne m'en parle pas ! J'ai fait l'erreur de garder toutes les planches sur l'ordinateur à la maison jusqu'au bout. Ca, je ne le referai plus et je livrerai des planches définitives régulièrement, enfin je vais essayer... Là, c'est comme si j'avais gardé une toile immense de quelques 56 mètres de long qui serait restée toujours humide ! On peut y revenir jusqu'au dernier jour. Il ne faut pas faire ça. Un conseil à tous les dessinateurs qui commencent avec l'informatique : ne gardez pas toutes les planches jusqu'à la fin…Pour en revenir au Manuscrit, j'ai fait ce que j'ai pu et donc de toute façon, ça me satisfait à peu près puisque je ne vois pas ce que j'aurais pu faire de mieux. C'est aussi pour ça que j'aime bien retoucher jusqu'à la fin, pour avoir un minimum de regret…

Dans un style très réaliste comme le tien, est-ce que la couleur directe est vraiment libre ou est-ce que tu es finalement quand même relativement obligé de respecter le réalisme ?

Béhé : En dessin, on triche, on trafique TOUJOURS la réalité, qu'on soit justement "réaliste" ou plus "caricatural", mais je ne vais pas vous infliger trois pages de cours là-dessus, je réserve cela à mes étudiants. (Joseph Béhé est Chargé de cours à l'École Sup des Arts Décoratifs de Strasbourg, ndlr). Ce que m'apporte la couleur directe, c'est que je travaille plus avec des jus colorés très larges, je jette des ambiances en quelques secondes alors que c'est un peu plus délicat avec les bleus où il y a toujours ce cerné noir, on est toujours un peu dans l'optique entre """coloriages""". Ici, j'avais le résultat immédiatement. D'ailleurs, pourquoi dit-on "couleur directe"? C'est aussi parce qu'on voit directement le dessin final, il n'y a pas le film entre les yeux et le dessin. Le film du noir, aussi transparent soit-il, empêche de voir parfaitement le dessin. En couleur directe, on peut estomper des zones, se rendre compte que de simplifier un décor, ça peut renforcer l'intérêt de l'image. On n'est pas obligé, comme au trait, d'aller tout dessiner jusque dans l'arrière-plan. C'est plus souple comme procédé.

Dans le Décalogue, si tu devais faire un autre album, tu choisirais lequel ?

Béhé : Le 3. Il a eu beaucoup de succès ! L'intrigue est très puissante ; plus exactement, : le moteur de l'intrigue est vraiment très puissant. Sans hésiter, je choisirais le 3. Enfin... Il y a aussi "l'Echange" (le tome 6, ndlr) qui m'avait plu aussi. Mais c'était vraiment trop loin de mon univers habituel ; je vais déjà devoir faire un gros boulot sur le prochain album "Chimères" où je change carrément d'univers. Je n'avais pas envie de chercher de la documentation sur une époque passée et tout recommencer, je comprends les dessinateurs qui aiment travailler dans un certain univers. Parce qu'au fil du temps, on accumule des formes d'habits, des formes de coiffures, c'est tout un travail qui peut être très très lourd quand on veut en faire un élément important dans sa stratégie narrative.

Un savoir-faire.

Béhé : Un état d'esprit.

Frank, tu as une formation d'historien. Cela t'a servi dans ce cas-ci ?

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