Spécial Donjon : Interview de
Lewis Trondheim, Joann Sfar et Manu Larcenet (suite)



Spécial Donjon (suite) : Interview Joann Sfar

 

Joann, Lewis a déjà tout dit, donc on va juste vérifier si vous avez les mêmes versions… Quelle est ta part de travail réelle sur Donjon ?

Sfar : On fait tout à deux. C'est tellement rare qu'une mayonnaise prenne à ce point entre deux auteurs qui travaillent ensemble. On est tous les deux dessinateurs et scénaristes, on a parfois les mêmes goûts mais pas la même manière d'aborder le travail, donc on est complémentaires. Guy Delcourt se moque parfois un peu de nous en disant que Lewis, c'est Fred Astaire et moi Ginger Rogers ; c'est-à-dire que je suis appétissante et lui est froid, rigoureux et extrêmement technicien. Je crois qu'il y a un peu des deux chez chacun de nous mais c'est vrai qu'on se complète bien. Ce qui est sûr, c'est qu'il est difficile de dire qui fait quoi exactement. Woody Allen dit que quand on s'enferme à deux pour écrire quelque chose, on est tous les deux responsables de tout. Et j'aime bien cette idée.

Ton rôle, c'est d'amener tout ce que tu es, culture, érudition, etc… de donner de la matière ?

Sfar : Notre objectif est de rendre notre histoire la plus crédible possible. On veut fabriquer un monde qui soit à la fois foisonnant et très crédible. Pour ça, il faut qu'on ait le sentiment qu'il existe un vrai fond culturel derrière la vie des canards et des lapins dont on raconte le périple. On essaie d'éviter des références trop explicites à des choses que les gens peuvent connaître. Pour autant, on truffe nos albums de références à nos ésotérismes à nous, ça nous permet de faire pousser des graines sur un terreau fertile, même si ce n'est pas toujours très explicite. Et en ça, c'est important de faire dialoguer par exemple un personnage qui s'exprime de manière très complexe avec un débile profond. Cela nous plaît d'avoir plein de registres d'attitudes et de langages différents chez nos personnages. Et hormis le fait que ce sont des animaux, on veut qu'il puisse leur arriver à peu près tout ce qui peut arriver dans un récit épique.

Le problème de l'humour ne peut se résoudre que par les personnages, jamais à leur détriment. C'est à dire qu'on ne fait jamais de parodie dans Donjon. Donjon n'est pas une parodie d'héroïc fantasy, c'est au contraire un travail d'héroïc fantasy où l'humour vient des personnages. Les personnages doivent être drôles par eux-mêmes. Mais mon rôle dans Donjon n'est certainement pas de faire assaut d'érudition ou d'alourdir l'histoire avec des références, au contraire. Quand on fait ça, c'est un peu comme quand Robert E. Howard faisait Conan le Barbare qui parsemait son histoire de références à l'antiquité et mettait des mots antiques partout ; ce n'était pas pour faire l'érudit mais pour faire plus crédible.

Il y a aussi quelques jeux de mots où le lecteur doit faire une part du travail. Dans le dernier album, notamment, vous auriez pu faire le jeu de mots sur les raisins de Corinthe dans le texte mais ça aurait été trop facile. Alors, qu'est-ce qu'on voit ? (Joann rit) On parle des raisins d'un côté et on voit des colonnes corinthiennes de l'autre. C'est votre gymnastique…

Sfar : Oui, tout à fait. Mon rôle est de faire marrer Lewis. Et inversement. On ne peut plus morceler les rôles de Donjon comme on début, tellement tout ça est imbriqué. Ecrire ne veut même plus rien dire, parce qu'on passe cinq heures au téléphone avant d'écrire quoi que ce soit. Alors, c'est moi qui écris l'histoire et lui qui la "story-boarde". Mais avant que j'écrive, on en a tellement discuté qu'on ne sait plus lequel des deux a sorti quelle connerie. Le but du jeu, c'est de se marrer tout le temps.

Cela aurait été possible sans multiplier les séries parallèles du Donjon ?

Sfar : Pour moi, ce n'aurait pas été possible autrement. C'est un boulot d'écriture sans précédent, je ne crois pas qu'on l'ait jamais fait ailleurs en BD…

Je repose alors la question que j'ai posé tout à l'heure à Lewis. Tu crois que Donjon est imitable ?

Sfar :Il y a des types qui essaient de le faire et c'est grotesque. Ces malheureux, chez Glénat, qui essaient de raconter l'histoire de la Franc-maçonnerie en faisant collaborer plein de dessinateurs..

Ca n'a rien à voir, ce n'est pas l'esprit de Donjon !

Sfar :Non, mais les commerciaux, eux, ont dû s'imaginer que c'était la même chose. Mais chez nous, le truc, c'est que c'est venu de l'intérieur. La base de notre travail n'est pas innovante, les Américains travaillent depuis longtemps à plein d'auteurs sur une série. Mais chez nous, ça vient tout simplement des auteurs eux-mêmes, de leur enthousiasme. Or, quand Glénat rassemble une tripotée de types pour raconter une histoire de la franc-maçonnerie avec des ficelles que même SAS n'oserait pas utiliser, c'est un coup commercial. Les gens qui le font ne se marrent pas dessus. Tu ne me feras pas croire que Juillard se marre à faire les couvertures de ce truc-là…

Nous, on est toujours à se demander comment on va faire pour se marrer davantage. On n'a pas peur de perdre le lecteur en route parce que les lecteurs ne sont pas des imbéciles. On a tellement pris les types qui font des jeux de rôles pour des cons qui lisaient les histoires de Froideval. Pourtant, c'est des types qui ont suivi, la plupart du temps, des études supérieures ; qui font des maîtrises d'histoires, etc… et qui s'amusent à faire ça le week-end. Et plus on leur fait des trucs emberlificotés, plus ils vont comprendre.

Notre but, c'est de voir les nouveaux rythmes d'écriture qu'on peut trouver. Là, on est en train de travailler sur une trilogie d'albums - l'un dessiné par Blanquet, un autre par Andreas et le troisième par moi - qui décriront le même événement vécu par trois personnages. Ca aussi, je suppose qu'il y a des précédents en cinéma, en littérature ou en BD… mais l'appliquer à Donjon rajoute encore un truc sur le gâteau et on va avoir trois albums qui n'en font qu'un.

Pour toi, il y a des limites à Donjon ? Des limites au niveau des collaborations, des histoires, de la narration ?…

Sfar : Oui, bien sûr. La limite, c'est la crédibilité. Il ne faut jamais faire un album qui soit juste une construction intellectuelle et auquel on ne croit pas. Tout ce qu'on fait concourt à rendre crédible le monde de Donjon. Il n'est pas question de le torpiller en faisant un album qui remettrait en question des choses racontées auparavant… On a fixé des règles du jeu et on doit les respecter.

Paradoxalement, malgré le côté foisonnant, il y a beaucoup de contraintes dans l'écriture de Donjon. Je ne peux pas me permettre de fantaisie comme je peux m'en permettre dans le Minuscule Mousquetaire, mais je peux m'en permettre d'autres, et c'est finalement ça qui est vivifiant. L'espèce de liberté totale d'écriture, c'est ce qu'ont voulu expérimenter les auteurs de la vague dite adulte des belles heures de Métal Hurlant, etc… Je me sens en rupture totale avec ça parce que je préfère cent fois la rigueur d'un Charlier ou d'un Goscinny à la liberté de types que je ne veux pas nommer mais qui, pour moi, sont des gamins…

Vas-y, nomme-les. T'as déjà balancé du monde depuis le début de l'interview…

Sfar : Ce n'est pas la question. Ce que je veux dire ; c'est qu'à un moment, on a eu une façon de dire qu'une histoire pouvait aller n'importe où et être n'importe quoi… Je ne suis pas d'accord. Une histoire, c'est bien tant qu'il y a quelqu'un qui a envie de t'écouter. C'est comme la poésie. Quand Desnos fait des improvisations poétiques bizarres avec des phonèmes qui reviennent, c'est bien… parce que c'est bien ! Je ne peux pas t'expliquer pourquoi… parce qu'on a envie de l'écouter.

Moi, je suis un inconditionnel de Moebius. Je considère que ce type est un véritable génie. J'ai acheté le dernier livre d'Edena et je me suis dit : ce type est fou. En fait, oui, il est fou. Le principe de la BD est qu'on passe d'une image à l'autre. Et là, d'une image à une autre, il n'y a pas les mêmes décors, il n'y a pas les mêmes personnages, il n'y a pas d'action… On se demande pourquoi on va déranger les gens pour leur raconter ça !

J'ai toujours le sentiment que lorsque j'arrive avec un livre, je vais chez les gens. Donc, quand je débarque chez les gens, je ne débarque pas en slibard, quoi. Même si je sais bien dessiner, même si je sais raconter des choses… On me dit souvent que je dessine vite, que je suis un "bâcleur". Ce qui m'importe, c'est de raconter une histoire intéressante à mes lecteurs et qu'ils passent un bon moment à la lire. Pour moi, c'est avant tout un exercice d'écriture. Une BD, ça se lit ! Et voilà, la limite, c'est ça pour moi.

On a l'impression que ton œuvre est une immense toile. Sauf peut-être Donjon, qui est moins relié aux autres de tes livres. C'est dû au fait que tu travailles avec Lewis ?

Sfar : C'est dû au fait que dans mes autres albums, les personnages peuvent aller d'un album à l'autre. Je ne voudrais pas que l'on perçoive les "Professeur Bell", "Grands Vampires" et "Petits Vampires" comme des livres séparés mais comme des morceaux d'une entreprise. Je suis assez dubitatif quand on prend le travail de quelqu'un et qu'on peut dire : cet album-là est meilleur que celui-là. Pour moi, ce qui caractérise l'œuvre littéraire, ce qui distingue l'œuvre de SAS, c'est son inégalité. C'est le fait que par moment, il ne va rien se passer… que par moments, il y a des baisses de régime. Les écrivains les plus réguliers, ce sont justement ceux qui te pondent des SAS.

Pourquoi les personnages de mes autres séries ne vont pas dans Donjon ? Parce que Donjon, c'est un univers indépendant de tout ça et il me semble que Donjon nous dépasse, Lewis et moi. J'en suis satisfait. On voit beaucoup de lecteurs qui ne connaissent pas nos noms mais qui connaissent nos personnages, qui se les approprient et singulièrement chez des gamins. Il y a une confusion avec tout l'univers des jeux de rôles... On se rend compte qu'on n'est pas vraiment propriétaires de la série et ça c'est amusant. Je ne mets pas Donjon à la périphérie de mon travail, je le mets vraiment au centre. Ca me fascine de faire ça, ce n'est pas de l'alimentaire, ni du boulot. Et puis bosser avec Lewis est fascinant. Il y a une espèce d'évidence dans sa manière de concevoir le dessin et la narration… Dorénavant, c'est Lewis qui prend en main toute la narration graphique de Donjon, c'est lui qui se charge de tous les story-boards et ça crée un lien, une rigueur de narration dans les albums qui me fascine.

Il t'a beaucoup appris ?

Sfar : Oui, bien sûr, on a appris le métier ensemble, dans le même atelier. Je pense qu'on s'est beaucoup influencé. On avait à la base beaucoup de points communs, de connivence, et le fait de travailler côte à côte, d'abord trois ans à Paris, ensuite en se téléphonant cinq heures par jour, nous a encore rapprochés.

Qu'est-ce que tu as appris de lui ? Une certaine rapidité, une nervosité dans le dessin ?

Sfar : Difficile de répondre à cette question. Il y a une espèce d'intelligence pratique, de façon de faire simple là où tous les autres font compliqué qui me plaît beaucoup.

Suite Interview "Spécial Donjon" : Manu Larcenet

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

Images Copyrights © Trondheim & Sfar & Larcenet - Editions Delcourt 2001


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