"Spécial Donjon" : Interview de
Lewis Trondheim, Joann Sfar et Manu Larcenet



Lewis Trondheim, Joann Sfar et Manu Larcenet nous font le plaisir de répondre aux questions de Thierry Bellefroid, dans une interview "spécial Donjon" !

 

Lewis, comment vous répartissez-vous le travail, Joann et toi ?

Trondheim : On discute beaucoup au téléphone, ça peut durer des heures. Quand on a une bonne idée de séquence, Joann essaie de la mettre au propre, il me l'envoie, je la retravaille si nécessaire et je fais un découpage. Il le valide et puis, soit je le dessine, soit c'est lui, soit c'est un de nos nombreux collaborateurs qui s'en charge.

Vous êtes complémentaires ?

Trondheim : Ca dépend des pages, parfois c'est du 50/50, parfois une page est 100% Trondheim ou 100% Sfar. Mais c'est un travail d'équipe. Grossièrement, on peut dire que Joann a beaucoup de culture et foisonne d'idées. Moi, je suis plus structuré, j'ai une volonté de logique par rapport au récit et aux personnages. Et une rythmique dans le découpage.

Vous faites partie de cette génération d'auteurs prolifiques qui adorent travailler en équipe. Pourquoi ?

Trondheim : Pour ne pas " vieillir ", ne pas tomber dans les tics. Si on veut éviter ça, il n'y a pas beaucoup de choses à faire. On peut faire du " laboratoire " en interne ; c'est ce que je fais de temps en temps pour m'amuser dans " Lapin " (la revue de L'Association, ndlr). Sinon, travailler ensemble permet de s'enrichir de ce qu'apportent les autres. Il n'y a pas de heurts ; on a tous des égos forcément mal placés, mais jusqu'ici, ça ne pose pas de problème.

Où sont les frontières que vous ne franchirez jamais ?

Trondheim : L'idéal est qu'il n'y en ait pas. On s'est posé cette question : jusqu'où est-ce qu'on peut intégrer des dessinateurs différents ? Les portes s'ouvrent, Jean-Christophe Menu a fini son album, Blanquet et Got attaquent le leur. Il y en a pas mal d'autres sur la liste. Pour quelqu'un comme Got, c'est déjà étonnant dans la mesure où il n'a jamais fait d'album traditionnel en couleur et en 46 pages. C'est un super graphiste. F'murrr on redoute, il a son caractère, mais ça se passe bien. D'accord, il ne fait pas tout à fait partie de notre génération ; mais c'est celle des F'murr, des Fred et des Giraud, justement, qui fait qu'on est là aujourd'hui. On va aussi travailler avec des inconnus comme Jean-Emmanuel Vermot-Derorches qui n'ont encore jamais fait d'albums. Pour répondre à ta question, on n'a jamais essayé encore de travailler avec des dessinateurs réalistes, comme Juillard, par exemple.

Ce serait le réalisme qui serait la frontière, alors ?

Trondheim : Je crois, oui. On a envie de contacter Vuillemin aussi, j'espère qu'il sera d'accord. Il y a plein de personnes qu'on a envie de contacter mais c'est vrai que les dessinateurs réalistes ne sont pas au programme. On dessine de l'animalier mais on ne veut pas tomber dans quelque chose comme Blacksad, ça c'est pas notre truc. Il y a du talent chez Guarnido. Mais ce n'est pas ça que j'aime en BD. Ce qui m'intéresse, c'est une écriture, avec un dessin un peu lâché, reconnaissable. Chez lui, ça peut tomber dans une vulgarité graphique, je trouve. Enfin, quand on dit que la limite, c'est le réalisme, peut-être qu'un jour, on aura un scénario réaliste et qu'on pourra partir à la recherche d'un autre type de dessinateur.

Le but de Donjon, c'est d'abord de vous faire plaisir ? Ou c'est d'explorer les limites de la BD ?

Trondheim : On ne part pas en croisade. Non, c'est vrai que c'est d'abord s'amuser. Tant qu'on nous laisse faire, on continue. Il n'y pas de pression pour l'instant. On nous a souvent demandé si on allait vraiment faire ces 300 albums. Au début, on disait non. Maintenant, on se dit pourquoi pas ? Quant aux limites de la BD, c'est difficile de faire des choses différentes avec un format comme Donjon qui est traditionnel. La seule chose qu'on peut pousser, c'est le côté blob protéïforme de cet univers.

Ca nous ramène à votre côté prolifique. Il y a en vous une obligation de pondre constamment ? Ca sort tout seul. ?

Trondheim : C'est une gymnastique, d'abord. Ceci dit, moi, je ne travaille pas beaucoup. Je fais beaucoup plus de scénarios que d'albums dessinés par mes soins. Joann, lui, dessine beaucoup. Mais je dois dire que Donjon, par rapport à ce qu'on fait d'autre, c'est quelque chose qui nous dépasse. Même nous, on ne le maîtrise pas. C'est devenu un monstre, un monstre très agréable, mais qu'on n'aurait jamais pu faire autrement qu'en bossant à deux.

Ce monstre hybride, il est traversé de plusieurs séries différentes qui n'explorent pas seulement des époques différentes du Donjon. Elles explorent aussi des modes de narration différents et des genres différents : l'humour, l'aventure… C'est une manière de balayer l'ensemble des possibilités de narration ?

Trondheim : Pas de manière consciente. Nous, on part d'une idée du genre : ce serait rigolo de faire un album où on trouve les porteurs de l'épée qui ont précédé Guillaume de la cour... On ne se dit pas " comment est-ce qu'on peut aller plus loin dans l'exploration du monde de Donjon et de la narration en BD ? " Je ne pense pas que ce soit notre propos. On reste des narrateurs et pas des chercheurs de nouvelles formes de narration BD. On veut avant tout rester lisible et accessible, même si ça nous amuse de décaler parfois notre propos. On nous dit aussi souvent que Donjon est une parodie de l'héroïc fantasy, qui démolit les albums faciles du genre, les albums trop sérieux et premier degré. Mais Donjon ce n'est pas ça, c'est un monde en soi, qui est drôle tout en se voulant crédible. Les personnages ont plus de chances de mourir dans Donjon que dans Astérix. C'est comme quand je fais un Lapinot, ce n'est pas moins humain parce que ce sont des animaux.

Dans le dernier album ­qui est très drôle- quelle est la patte de Larcenet ?

Trondheim : Le dessin, c'est tout.

Je veux dire, est-ce que le fait de travailler avec lui vous a donné des idées ?

Trondheim : Tu penses au concours de pets ?

Par exemple, oui.

Trondheim : C'est marrant, ça fait deux fois qu'on me parle de ça. Mais Larcenet, c'est quelqu'un qui déteste les concours de pets. Quand on lui a amené cette scène, il n'était pas ravi, il nous a dit qu'il détestait voir ça dans Fluide. Mais en lisant la séquence il s'est aperçu que c'était quand même très drôle. Il faut dire que, a priori, on a passé l'âge, Joann et moi, on est grands maintenant, il a 30 ans j'en ai 36… C'est vrai que c'est une scène drôle et tragique à la fois. Ce personnage va mourir. Et le seul attrait qu'il trouve encore à la vie, c'est qu'il faut rigoler, que la mort c'est pas important, que péter c'est rigolo… En fait, c'est tout ça qui désamorce et qui fait que la scène n'est pas vulgaire. Enfin, je l'espère.

On peut se demander en effet ce que les dessinateurs induisent chez vous.

Trondheim : Quand on pense Donjon Parade et qu'on se dit : on va faire des histoires très humoristiques avec Herbert et Marvin, toujours durant la même période, on pense à Larcenet plutôt qu'à Andreas. Et si après, Andréas a envie de travailler avec nous, on va lui donner un " Monsters " mais peu importe où ça se passe. A propos d'Andreas, j'ai un peu honte de lui proposer des scénarios découpés, alors qu'il est dix fois plus fort que moi, c'est un découpeur né. Je me suis excusé dix fois à l'avance de lui envoyer ça. Ce qui ne veut pas dire qu'on va faire des choses spéciales pour lui. On le fait pour Got. Parfois on s'adapte, parfois pas. Pour Got, on fait un système de gaufrier avec du texte off et six cases par page pour qu'il ait de l'espace pour ses dessins. Chacun a ses qualités et ses défauts. Il y a des dessinateurs beaucoup moins adroits pour les scènes de bagarres. C'est difficile ces scènes, ça n'a l'air de rien, mais il faut de la vivacité, arriver à faire des enchaînements, à rendre le mouvement… Il faut le savoir, en tenir compte, en faire moins parfois, ou passer par des biais… Ce n'est pas parce qu'on choisit telle ou telle scène au découpage que le dessinateur peut la faire. C'est pour ça qu'on avance le scénario au fur et à mesure que le dessinateur livre des pages. Voyant comment il réagit et comment il enrichit notre scénario, ça nous aiguille pour les séquences suivantes.

Les albums les plus touchants sont ceux de Blain. C'est voulu aussi ?

Trondheim : On y trouve forcément plus de poésie parce que la série présente un personnage de naïf qui arrive à la ville. Bien sûr, le fait qu'on le confie au meilleur dessinateur du moment, ça enrichit le propos. Ca tombe bien. Mais il faut savoir aussi qu'au départ, "Potron-Minet", on l'a proposé à Mazan. Il avait malheureusement trop de boulot, il ne pouvait pas le faire et c'est comme ça qu'on s'est tourné vers Christophe. Ce n'aurait pas été la même chose, dessiné par Mazan. Le scénario aurait peut-être changé, même. Comme on travaille en improvisation, on s'adapte à ce que le dessinateur nous renvoie par rapport à ce qu'on lui propose. Quand on a quelqu'un comme Christophe qui adore ­et qui les fait très bien- les scènes de bagarres sur les toits, on ne se prive pas, on en met plein. Mais c'est bien aussi que les albums de Donjon ne soient pas faits du même bois. Qu'il y en ait des plus drôles, des plus tristes, des plus violents, des plus héroïques nous permet de ne pas nous répéter.

Le concept de la série te semble exportable ? Donjon pourrait-il être copié ? Qui oserait faire un Donjon bis ?

Trondheim : Le concept, c'est un grand mot. Ca s'est fait en dehors de nous. Au départ, quand Joann m'a proposé de le faire, j'ai dit "oui, c'est peut-être une bonne idée de faire un Lapinot "hors-série" dans l'environnement de l'héroic fantasy" ; dans ma tête, le personnage principal serait resté Lapinot. Joann m'a dit " non, il faut que ce soit un truc crédible, à part, dans lequel les personnages peuvent être appelés à mourir, entre autres… " Alors, on a fait le premier Donjon. Et très vite, Joann a été frustré de ne pas dessiner. Donc il s'est mis à en dessiner un. Puis, par bravade, je lui ai dit "tiens, on n'a qu'à en faire un autre qui se passe dans le passé". Il a dit oui et ça s'est imposé, malgré nous. Tous les deux, on fait beaucoup de bouquins, on est des dessinateurs "monstrueux", avec de l'énergie à revendre. Alors, forcément, quand on se met ensemble, cela a un effet démultiplicateur. En tout cas, si quelqu'un veut désormais copier Donjon, il va falloir qu'il y investisse autant d'énergie que Blain, Larcenet, Mazan, Menu, Joann, moi et tous les autres avons déjà mis et allons encore mettre dans cette aventure.

Vous êtes rôlistes ?

Trondheim : Joann, oui. Moi, je ne connais pas les références du Jeu de rôles. Mais c'est vrai qu'on le sent chez lui.

Ton imagination à toi, elle vient d'où ?

Trondheim : Quand j'étais gamin, j'étais plus souvent dans ma chambre que dehors, à jouer au foot. Je vivais dans mes petits univers à moi. Comme Joann. Lui, il a ses petites névroses. Il est content d'avoir ses névroses ; en fait, il n'essaye pas de travailler pour les éliminer mais pour les enrichir, les entretenir, pour continuer à avoir des choses à raconter. Moi, à un moment, je me suis dit : tiens je fais ça pour m'aider, m'auto-psychanalyser. Joann, lui, est content de ses monstres, d'être avec eux.

Des monstres tu en crées aussi, et notamment dans la série des "Monstrueux…", dans la collection Jeunesse des éditions Delcourt. Plus tu multiplies les projets de ce genre-là, plus on a l'impression que tu excelles dans la BD enfantine.

Trondheim : Toute modestie mise à part, ce n'est pas compliqué. J'ai des enfants, j'ai envie qu'ils lisent des albums de BD intéressants, je n'ai pas envie qu'ils ne lisent que Cédric.

Il y a une carence dans le catalogue jeunesse, actuellement ? C'est pour ça que tu en fais tant ?

Trondheim : Si j'en fais autant c'est parce que j'ai l'impression qu'il y a moyen d'en faire autant. C'est vrai qu'en BD pour enfants, peu de choses ont été faites. On reste encore aujourd'hui prisonnier d'un genre proche de celui des albums à la Tintin. Il y a des choses à faire. Quand je tombe sur un Sergio Garcia qui est intéressé par des formes de narration multilinéaires…

Ca donne "Les Trois chemins" ! (Delcourt Jeunesse)

Trondheim : Oui, moi, je suis dans "l'oubapo" où je cherche aussi des formes de narration potentielle ; il fallait donc qu'on finisse par faire un album comme "Les trois chemins". Mais c'est même bizarre que ça soit tombé sur un album pour enfants. C'est pareil pour Monstrueux Bazar, je n'aurais jamais osé faire un album sans cases pour adultes. Pareil pour l'album avec Parrondo où on fait 35 cases par page avec un petit texte et un dessin : je n'aurais pas fait ça pour adultes. La BD enfantine est beaucoup plus permissive, finalement.

Il pourrait y avoir un jour un Donjon pour enfants. ?

Trondheim : Ce serait compliqué à écrire. Mais s'il y a une bonne idée un jour, on pourrait faire un Donjon Jeunesse.

"Approximativement" (album autobiographique paru il y a plusieurs années chez Cornélius, ndlr), ça restera une expérience particulière, unique ?

Trondheim : Je ne sais pas encore

Ca t'a apporté quoi ?

Trondheim : Beaucoup de retours très positifs. Ca m'a donné plus de confiance en moi. Je comprends qu'on m'en réclame encore. Mais quand je fais un album, je ne pense jamais en faire plus d'un ; ensuite, ça devient une série, la plupart du temps. Les lecteurs se plaignent parfois que ça commence à bien faire : des Lapinot, des sans Lapinot, des Donjon. Etc... En même temps, si j'avais fait plein "d'Approximativement" et un seul Lapinot, le même lecteur m'aurait dit l'inverse, ça j'en suis sûr. Donc, est-ce qu'il faut créer une frustration chez le lecteur, l'entretenir régulièrement… ? Ou est-ce qu'il faut faire comme on fait avec Joann : s'il faut sortir 13 albums par an, on les fait. Et si un jour, le public n'en veut pas ou plus, on changera notre fusil d'épaule.

Mais tu ne feras jamais d'histoires à suivre ?

Trondheim : C'est vrai que pour moi c'est important. Donjon c'est un système un peu particulier, qui est presque "à suivre", même si l'histoire se boucle. Mais je me mets à la place du lecteur, je suis toujours frustré de lire une histoire dont je n'aurai la fin que dans 5 ans si entre-temps, le dessinateur n'est pas passé sous un bus. Ma maman m'a toujours dit : ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même…

Suite Interview "Spécial Donjon" : Joann Sfar

Interview réalisée par Thierry Bellefroid
Dossier réalisé par Catherine Henry

Images Copyrights © Trondheim & Sfar & Larcenet - Editions Delcourt 2001


© BD Paradisio 2001 - http://www.bdparadisio.com