Quel délice cet album ! Personnellement, je suis encore sous le charme. La suite de l'intrigue peut laisser place à des retournements de situation (du moins on peut l'espérer) et les personnages ont une réelle consistance . François semble être quelqu'un qui assume ses choix, retranché avec cynisme dans son égoïsme, contrairement au Julien du "Sursis", personnage indécis retranché, lui, dans un grenier. Au bout du compte tout deux se tiennent à l'écart de la guerre. Tout le contraire des femmes qui affrontent les événements, chacune à leur manière. Cécile aidait un "résistant" par défaut, Jeanne, plus déterminée et cassante a fait des choix beaucoup plus risqués. L'histoire est servie par une qualité d'écriture remarquable. Les dialogues sont d'une drôlerie percutante. Mêmes si quelques petites invraisemblances demeurent. Par exemple est-il crédible de tout raconter à Hugette et René, sachant que la première est une bavarde invétérée doublée d'une tête de linotte et que le second est très porté sur la boisson ? Quoi qu'il en soit, les personnages sont d'une touchante humanité aussi bien les premiers que les seconds rôles. On sent chez Gibrat un véritable désir de donner de l'épaisseur à ses personnages et un grand amour pour eux. Mais il ne s'illusionne pas pour autant, il y a chez lui un regard nuancé sur l'humanité qui l'éloigne de l'angélisme béat. Paris est aussi l'objet des attentions de Gibrat qui reconstitue la ville occupée avec un grand soin. L'ambiance est magnifiquement restituée. Graphiquement, l'album me paraît encore plus réussi que "le Sursis". Les couleurs sont délicates et harmonieuses, la petite note rouge du béret de Jeanne (hasard ou clin d'oeil : Jeanne est communiste) ponctue les planches avec beaucoup de sensibilité. On connaissait le bleu Bilal, on découvre le rouge Gibrat. Les talents de coloriste de Gibrat ne sont plus à démontrer. Cependant, il me semble qu'il fait preuve dans cette album d'une plénitude et d'une maîtrise encore inégalée dans le reste de son oeuvre. La vue du canal Saint-Martin et de l'Himalaya à la case 1 de la planche 28 est de toute beauté. Elle alterne le sombre et le clair d'un bord à l'autre de l'image structurant la composition en une succession de triangles d'ombre et de lumière répartis dans le sens de lecture (le quai, la péniche et son reflet, celui du ciel bleu, celui du bâtiment sur le quai d'en face et le bâtiment lui-même). Le reflet bleu au premier plan fait écho au bleu du ciel découpé en petites parcelles par les ponts et les immeubles. Le jaune d'or de la péniche vient apporter son contraste de couleur. Un petit pan de mur jaune qui contraste sur un ciel bleu, ça ne vous rappelle rien ? Et cette splendide image d'une tendre simplicité, case 7, planche 23. Jeanne y paraît fragile et abandonnée, minuscule et frêle assemblage de courbes douces. Elle semble réisignée, perdue au milieu d'un univers menaçant de lignes verticales et anguleuses qui l'encerclent et la dominent. C'est tout le savoir-faire et le talent d'un grand artiste de passer de la complexité à la simplicité en gardant toujours une suprême élégance. Evidemment, on retrouve dans ce "Vol du corbeau" les petites marottes de l'auteur. La brune aux yeux bleues et à la jolie bouche, (question : quand Jeanne va-t-elle changer de chaussettes ?), le grand maigre (François), les personnages masculins tous affublés d'un gris bleu au menton (comme si personne ne se rasait sous l'Occupation). Je passe sur quelques autres tics bien pardonnables, c'est vraiment histoire de chipoter. :O) Voilà, pardon d'avoir été un peu long. Mais, l'enthousiasme, c'est dur à freiner. Je range sans hésiter "le Vol du corbeau" dans la catégorie des indispensables de la rentrée. Tout à côté de "Murena".