Pour ma centième critique, j’ai décidé de rendre hommage à une œuvre monumentale, dans plusieurs sens du terme, à un auteur remarquable, source d’inspiration et d’influence pour moult autres scénaristes français. Ce créateur phare, on lui doit notamment des chefs d’œuvres tels que “Watchmen” et “V pour Vendetta” ; on lui doit la reconnaissance d’un travail phénoménal pour sa plus grande, sa plus magistrale et sa plus monumentale œuvre : “From Hell”, une autopsie de Jack l’Eventreur. On lui doit également, dans ses compositions, et après lecture de celles-ci, une autre vision de la bande dessinée : celle de ne plus voir le neuvième art comme un banal divertissement mais comme un média, un style, une technique qui mérite respect et prospérité. Derrière un travail qui lui a demandé plus de 10 ans, il dresse un portrait, une vision et son explication sur un mythe, une légende non élucidée qui a effrayé l’Angleterre en 1888. Cette fable que peut représenter Jack l’Eventreur : les nombreuses explications qui l’entourent, les réponses plus ou moins vraies et vérifiables, toute une entreprise qui a fleuri autour de cinq meurtres, autour de 4 prostituées…l’homme qui apporte sa vision, cet auteur talentueux dont on attend “Supreme” (aux éditions Delcourt) est et reste parmi les plus grands encore vivants de la bande dessinée mondiale ; cet auteur n’est autre qu’Alan Moore…incontestable et incontesté…génie de l’imagination et tant d’autre encore… Comme j’ai pu le dire, Moore est une inspiration pour beaucoup et la lecture de ce pavé, également dans plusieurs sens du terme (d’une part par la taille : 600 pages, mais aussi pour l’entreprise mise en œuvre afin de démontrer une thèse que l’on approuve ou non), a contribué sans doute aux congratulations qu’attendait Moore. Non pas qu’il ne soit pas respecté mais cette œuvre l’a hissé dans les rangs « des fous » qui ont osé faire CA. Pari très entreprenant et très risqué de Delcourt, on ne peut que s’incliner et admettre que cette édition a joué avec le feu. Comble de tout, ce défi est gagnant !! Bien sur la taille peut repousser, bien sur le style peut effrayer quand on le voit mais souvenez-vous…souvenez-vous de l’impression que nous eûmes en feuilletant “Watchmen” et “V pour Vendetta” ainsi que “Maüs” : un dessin très particulier qui repoussait beaucoup de lecteur. Et rappelez-vous aussi ce que vous aviez ressenti après lecture, en fermant le livre…vous étiez conquis, emballés, vous veniez de lire…des chefs d’œuvres !! C’est de même ici : captivant, envoûtant, Moore nous entraîne dans l’abîme et dans l’enfer qu’était cet univers londonien de la fin du XIXème siècle. Un gouffre immense où s’enfonçait une population dans la prostitution, le manque d’hygiène et le chantage. C’est ce monde qui a vu naître quatre femmes. Quatre femmes sans beaucoup de chance, quatre femmes qui tomberont dans la prostitution, le racolage et la mendicité. Quatre pauvres diablesses attachantes qui, pour survivre, se jouèrent de la famille royale avec un chantage, pour gagner quelques pièces, pour vendre leur silence sur un scandale qui ébranlerait toute l’Angleterre. C’est cet univers qui a vu naître Jack l’Eventreur. Ou plutôt, son mythe. Car le docteur William Gull, envoyé de la reine, pour réduire au silence ces « traîne-misère », n’avait qu’un rêve, qu’une obsession : s’élever, aller plus haut et conquérir un olympe inaccessible visible juste dans ses hallucinations dans lesquelles, il voyait l’avenir de l’Homme, sa déchirure, sa décrépitude où il se perdrait. C’est cet univers qui a vu naître…le re nouveau. C’est en tout cas la thèse qu’exploite Alan Moore, qu’on approuve ou pas. C’est sans aucun doute, une vision déjà vue mais pas autant développée car un tel mythe a inspiré mais Moore ne le fait pas, il montre et prouve. Il nous emmène dans une telle folie, dans une telle pensée que Gull nous paraît être un homme logique mais terriblement fou, un homme dont les horreurs qu’il commet lui paraissent être des avancées pour l’Humanité : sortir de l’enfer de Londres, s’élever… On ne s’arrête pas à ces quelques personnages : on suit également un policier, chargé de mener l’enquête alors que les supérieurs connaissent le secret que cachent ces meurtres sanglants…Un personnage bien énigmatique, fragile et instable que ce gentleman policier. Dans sa quête désespérée, il trouvera réponse, il trouvera un visage à mettre sur ce « monstre ». Mais quand la haute société se rabaisse aux prostituées, forcément : ça choque. Bien sur Moore ne s’arrête pas là, 600 pages pour s’exprimer, il est bien évident qu’il va plus loin. Mais pour ma part, je vous inviterai à lire “From Hell” pour connaître la suite… Si Moore accomplit ici une prouesse scénaristique, le travail d’Eddie Campbell est tout autant impressionnant !! Bien que son style puisse repousser certains, j’aimerai revenir de nouveau sur “Watchmen” et “V pour Vendetta” : les dessins de ces deux œuvres collaient parfaitement au scénario et à l’ambiance, non ?? Ici, c’est pareil. Les deux auteurs ont chacun fait un travail ahurissant pour peindre une société qui ne peut être représentée qu’en noire, tellement elle est immonde et immorale. Mélangeant certains passages avec un style très « ciselé » avec une peinture aquarelle (je crois) qui rend fluide le passage, le dessin joue avec le scénario pour servir des passages différents et alternés (en lisant, vous comprendrez). On peut se plaindre de ne pas reconnaître les personnages ou bien d’avoir un temps d’adaptation au style de Campbell : pour ma part, je dois bien dire que ce « temps d’adaptation » fut très bref tant l’histoire m’envoûta dès le prologue…On peut dire également de Campbell que son style est brouillon et que tout le monde peut en faire autant…certaines perspectives font changer d’avis tellement que c’est beau. Et les scènes de tortures et de dissection… Moore ne tombe même pas dans le voyeurisme et offre la pensée, la vision de Gull lors de ces scènes tout en faisant l’anatomie du corps (sorte d’ironie noire). Même si le noir et blanc cache certains détails, la dissection n’en pas perd pour autant sa clarté et reste sans doute, le plus grand passage du récit…(non pas que j’aie des tendances de boucher humain mais cette scène est indispensable pour tout chirurgien ou médecin légiste en herbe) Et la société…lorsque la première prostituée se fait assassiner, nous avons la même vue en plongé et durant de très longues pages, Moore (et Campbell) nous montre les réactions des différents passants : d’abord indifférents puis fuyants de peur d’être mouillé dans une quelconque affaire, il faut attendre l’arrivée hasardeuse d’un policier pour que quelqu’un veuille bien s’occuper de la malheureuse. Et là encore, le ridicule tombe : cet agent de l’ordre croit qu’elle est saoule alors qu’elle a la gorge tranchée de gauche à droite… Durant tout un récit, Moore montre, justifie la naissance d’un monstre et s’appuyant sur le malheur, la misère de l’époque. Une telle justification se respecte car c’est sans doute la plus plausible. Gull, malgré les atrocités qu’il commet, nous est montré comme quelqu’un de très intelligent, de très instruit, de très cultivé. La scène où il se ballade dans Londres en expliquant au cocher l’architecture de différents bâtiments le prouve. On n’aurait même pu croire que ce chapitre serait d’une lenteur et d’un ennui innommables, mais non. Tout étant basé sur une recherche approfondie des auteurs, et la narration de Moore, ainsi que son découpage, faisant le reste, on ne s’ennuie pas, on lit, on dévore ces pages qui nous paraissent trop courtes. La force et la puissance que dégage cette œuvre sont très impressionnantes : chacun des personnages n’arrivant pas au bout de ce qu’il croient, enchaînant souvent sur des déceptions et des remords. C’est une véritable peinture dans un certain temps, mais Moore ne veut pas laisser une impression vide et fausse où son propre avis serait faussé. Non, il le donne son avis, nous montre sa vision telle qu’il le veut. Il nous enferme même dedans pour nous libérer et nous laisser penser ce qu’il nous plaît. Mais lorsqu’il démontre, on ne peut que lire et écouter. Surtout que certains éléments paraissent inhabituels voir déplacés dans le récit quand ils apparaissent pour la première fois, mais comme pour ses autres œuvres, Moore nous explique et tout devient clair. Il faut bien sur lire cette œuvre et prendre un certain recul après car ce pavé ne peut pas laisser indifférent. Dans l’ensemble, beaucoup de gens sont unanimes pour dire que c’est un chef d’œuvre (j’en fais parti) mais je connais d’autres gens qui n’ont pas apprécié. C’est une œuvre dure, et difficile pour certains, il ne faut pas la mettre entre toutes les mains surtout sil les mains en question veulent lire leur premier Alan Moore. Le tout premier que j’ai lu fut “La Ligue des Gentlemen Extraordinaires”, je suis désormais un grand fan du scénariste. C’est, encore une fois, une livre très complexe et très dur mais tellement réussi. Que l’on soit d’accord ou non avec la thèse des auteurs, on ne peut qu’admettre que c’est un chef d’œuvre. Cet album est sorti en octobre 2000 et je ne l’ai eu qu’en décembre 2002 et je viens juste de le finir en l’ayant commencé il y 4 jours. Mieux vaut tard que jamais comme dirait le dicton. Si vous n’avez pas encore lu ce chef d’œuvre et si vous m’avez supporté jusqu’au bout de cette critique et même si le prix est assez important, vous devez lire “From Hell” au moins une fois dans votre vie… Dernier conseil : ne lisez pas “From Hell” d’un tait : faîtes-le petit à petit… Voilà, je crois que j’ai assez parlé et je m’en vais souffler la bougie de ma centième critique.