Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Exit (Exit) par Thierry Bellefroid
non, je viens de relire « Exit » de Bernard Werber et Alain Mounier, paru chez Albin Michel.

J'avais lu « Exit » à sa sortie, il y a quelques mois et beaucoup apprécié cette incursion du romancier dans la BD. Je viens de le relire, afin d'affiner mon jugement. Il est particulièrement rare que des auteurs de romans se « commettent » dans la bande dessinée. Certains y perdent une part de leur crédit, comme l'excellent Didier Van Cauwelaert, prix Goncourt et auteur à succès (lire son dernier roman, qui vient de paraître : « La demi-pensionnaire »... magnifique ! ) qui n'arrive pas à donner toute sa mesure dans « Vanity Benz », chez Dargaud. D'autres, comme Werber, commencent par adapter leurs propres oeuvres, ce qui fut le cas avec « Les fourmis : la BD » ou supervisent l'adaptation de leurs romans comme Paul-Loup Sullitzer.

Bernard Werber a connu le succès d'emblée, avec sa série de romans sur les fourmis. Ensuite, il a encaissé un cuisant (et injustifié) échec commercial (« Les Thanatonautes ») avant de renouer avec le succès en librairie ( re-fourmis, quatrième du nom. Et plus récemment, « Le Père de nos pères »). Tous ces romans sont parus chez Albin Michel. C'est chez Albin aussi qu'il publie ce premier scénario 100% BD, mis en image par Alain Mounier, le dessinateur de « Dock 21 » (avec Rodolphe). Et disons-le d'emblée : Werber n'a pas à rougir de ce premier essai.

« Exit » est un véritable thriller. Il l'est même un peu trop. Car -sans la dévoiler-, je peux vous dire que la fin est une véritable torture. Rarement, la dernière case d'une BD m'aura causé pareille frustration ! En l'absence de descriptions, toute la science du romancier doit tenir en BD dans les dialogues et la charpente de l'histoire. Si l'on prend le synopsis, l'idée d' « Exit » est tout simplement géniale. Une organisation occulte prend en charge le suicide de ceux qui ont assez vécu et « qui ne veulent pas rater leur sortie ». Modernité oblige, cette organisation nommée Exit sévit sur le net où elle recrute ses nouveaux adeptes. Amandine, héroïne moderne, intelligente et indépendante va se laisser tenter, avant de tout faire pour échapper à la mort qu'on lui promet. Le lecteur est pris au piège. Ferré dès les premières pages, il dévore l'album jusqu'à la dernière case, car les surprises sont nombreuses et l'action ne faiblit jamais, tout en ne se contentant pas de se cantonner à la course-poursuite entre tueurs et future victime. Quant aux dialogues, ils sont efficaces, bien ciselés et servent magistralement l'action.

Alors, où est le défaut de la cuirasse ? Relire l'album suffit à mettre le doigt dessus. Il y a beaucoup d'invraisemblances dans cette histoire. Comment l'organisation sait-elle qui a « suicidé » l'un des noms de la liste puisque chacun peut choisir au hasard sa future victime dans cette liste ? Comment un site « sos.déprime » peut-il mener aussi vite et sans filtres à une proposition de type « Exit » ? Comment le « tueur » retrouve-t-il sa victime quand celle-ci se trouve sur une route de campagne, entre Paris et la Normandie ? (quoique... ici, l'auteur laisse la possibilité d'un traçage des communications téléphoniques puisque Amandine reçoit un appel sur son portable juste avant l'attentat) Bref, Exit est palpitant, à condition d'accepter la règle, de jouer le jeu et de ne pas vouloir tout expliquer. A cette condition, vous serez comme moi embarqué en deux temps trois mouvements dans cette galaxie aux ramifications mondiales qui promet quelques beaux épisodes en perspective.




Roxane (Le Blaireau) par Thierry Bellefroid
« Roxane », dans la série « Le Blaireau » de Rodolphe et Boëm, aux éditions Dargaud.


Mine de rien, Rodolphe installe son petit univers dans le monde impitoyable de la BD. (« petit » univers...c'est à voir. L'ancien prof de lettres a déjà à son actif 70 scénarios de BD !) Un univers qu'il aime décliner en fonction de la personnalité de ses collaborateurs. Au point de changer totalement une série déjà existante s'il en confie le dessin à un nouveau dessinateur, comme il l'a fait avec Cliff Burton. Burton qui est sans doute la série la plus aboutie de Rodolphe mais qui éclipse peut-être un peu trop facilement cet attachant Blaireau, de son vrai nom Antoine Blérien.

Dès le premier album, j'ai aimé « Le Blaireau » pour ses personnages, son climat et son ton. Le dessin de Boëm cache derrière son côté « gros nez » un réel talent de caricaturiste et de peintre d'ambiances. Qui plus est, il manie les couleurs avec personnalité et intelligence. L'adéquation entre le dessin et les histoires de ce looser sympathique est parfaite. Les scénarios taillés sur mesure dévoilent toutes les facettes d'un personnage central particulièrement modeste, humain, épicurien, gentiment paumé et délibérément en marge de la société de consommation. (Enfin, sauf si on parle d'alcool, car il en a la consommation facile pour ne pas dire démesurée) Un musico qui est heureux de vivre et qui traîne son spleen comme d'autres promènent leur lévrier sur les plages de Deauville. C'est tout ça que j'aime dans Le Blaireau. C'est tout ça que Rodolphe et Boëm font passer à travers des albums aux noms de femmes (« Brenda », « Marie-Laure » et maintenant « Roxane ».)

Ce troisième opus réserve le meilleur et le moins bon. Le meilleur, c'est l'oscar des seconds rôles pour les membres de la bande avec qui Antoine s'en va parcourir les routes de France, jouer dans les clubs et les petites salles de resto, soir après soir. Mention particulière pour le vieux beau « Jo Jeuness » affectueusement surnommé « Pépère » par le reste du band. Mention spéciale aussi pour l'ambiance « tournée de province » et la formation musicale « alimentaire ». Ce groupe de copains qui traînent leurs désillusions et leurs petits plaisirs de cuite en cuite sonne juste, les dialogues aussi et le récitatif comme à l'accoutumée très argotique ajoute ce qu'il faut de relief pour que la sauce prenne.

Mais l'album m'a laissé un curieux arrière-goût. L'histoire d'amour entre la gamine riche et le musico alcoolique risquait de sombrer très vite dans le pathos. Rodolphe l'a évité, mais il n'a pas évité l'autre piège, celui du déjà-vu. C'est dommage, car tout ce qui arrive à Roxane et Antoine est pratiquement cousu de fil blanc. La surprise est rare et on croirait presque en lisant l'album en avoir soi-même écrit le scénario. Reste comme je l'écrivais plus haut une excellente ambiance et des personnages vraiment attachants. Cela prouve tout le savoir-faire de Rodolphe. Qui, on l'espère, fera mieux la prochaine fois...
Zoïa (Chasseurs d'étoiles) par Thierry Bellefroid
« Chasseurs d'étoiles, tome Un : Zoïa », par Yann et Wozniak, dans la collection « Repérages » de Dupuis.

Pré-publié dans Spirou, ce « Chasseurs d'étoiles » avait attiré mon attention dès la mise en place des personnages, c'est-à-dire, les huit premières planches à peu près muettes qui suivent la tempête de sable et durant lesquelles l'héroïne -dont on ignore encore tout- fait la rencontre d'un nomade Oïgour. Economie de mots et de moyens, du Yann de la meilleure veine. Le dessin d'Olivier Wozniak emportait moins l'adhésion, son côté maladroit étant toutefois compensé par une apparente sincérité qui donnait envie d'aller voir plus loin.

Plus loin, il y a une très belle histoire et un contexte peu exploré en BD : le désert de Gobi, la Chine d'aujourd'hui, la chasse aux météorites. Une BD qui innove par ses thèmes et qui surprend jusqu'au bout, voilà ce qu'est « Chasseurs d'étoiles ». La quête de Zoïa est tout sauf ce à quoi on s'attendait, l'énigmatique Bu-Hé souffle le chaud et le froid sur les deux personnages centraux au fil des pages et des changements de décors, le milliardaire égocentrique Bob Maag apparaît finalement plus sympathique que prévu. Rien que de bonnes surprises et de bons personnages.

Yann a un trait commun avec Dufaux : il est passionné d'histoire et de lecture. Il compulse, apprend, digère et « régurgite » ses connaissances dans ses scénarios. Mais si Dufaux se plaît dans le pastiche ou la variation sur un thème connu, Yann préfère créer son propre univers. Il le prouve ici avec brio, se servant de ses lectures sur le désert, les cultures chinoises, la géologie. On serait étonné d'apprendre la somme de documentation qui l'a conduit à ce « Chasseurs d'étoiles ». Mais en même temps, l'album distille ces connaissances sans ostentation. Le lecteur est d'abord emmené par les personnages et leurs motivations. Ce n'est qu'ensuite qu'il perçoit la « culture » du scénariste. Une belle réussite du genre. Et qui augure d'une série intéressante.
« La mémoire des ogres », tome deux : Le temps perdu, par Patrick Cothias et Bruno Marivain, dans la collection « Bulle Noire » des éditions Glénat.


Cothias est plus productif que jamais. On le retrouve sur tous les fronts, multipliant les expériences et les maisons d'éditions, comme il l'a récemment prouvé avec les deux volets de « La pension du Docteur Eon », au Lombard. Son port d'attache reste Glénat, avec qui il a franchi une à une les marches du succès dans des registres très diversifiés. Qu'on se souvienne des « 7 vies de l'Epervier » ou des « Eaux de Mortelune », par exemple. Passant avec un bonheur égal de l'histoire (Cinjis Qan) au fantastique (Le lièvre de Mars), le voilà qui s'essaie à l'enquête policière dans la jeune collection « Bulle Noire ». On l'avait déjà compris dans le premier tome, « La mémoire des ogres » ne serait pas un polar comme les autres. A la lecture de ce nouvel album, la confirmation est là. La série se présente comme une enquête fantastique, même si elle a démarré par une ambiance de pur polar à la française.

Ce qui me plaît dans « La mémoire des ogres », ce sont surtout les personnages. Et principalement l'attachant inspecteur Farrouda, prince héritier du Royaume de Quazlem (il préfère qu'on l'appelle Aziz). Bon personnage principal au profil original, il conduit son enquête avec intelligence et humanité. Son vieil ami Hector réapparaît à point nommé dans ce deuxième tome pour reformer un duo pour le moins étrange. Le professeur Shakleton, en revanche, est un peu trop caricatural. Quant à sa « fille », Anthéa, elle est loin d'avoir épuisé le mystère dont les auteurs l'ont chargée.

Difficile de dire à l'heure qu'il est si « La mémoire des ogres » tiendra toutes ses promesses. Cela se jouera notamment sur la durée. Idéalement, l'histoire gagnerait à ne pas dépasser les quatre albums. A ce stade, en tout cas, il s'agit d'un bon polar fantastique. Le dessin ne mérite guère qu'on s'y attarde. Nous dirons qu'il se laisse regarder. Bruno Marivain laisse encore trop souvent transparaître un manque de maîtrise. Parmi l'ensemble des titres proposés dans la collection, celui-ci est sans doute l'un de ceux qui méritent le détour.
On a tué Wild Bill par Thierry Bellefroid
« On a tué Wild Bill » de Hermann, collection Aire Libre des éditions Dupuis.


Un album de Hermann dans la collection Aire Libre, c'est toujours un événement. Le premier, « Missié Vandisandi », avait créé la surprise. Le deuxième, Sarajevo-Tango, première expérience en couleur directe et oeuvre engagée, avait définitivement assis la notoriété de l'Ardennais. Fort de sa science des couleurs, Hermann allait ensuite retourner à ses Jeremiah et Bois-Maury tout en conservant le projet d'une autre histoire en one-shot. Caatinga, paru dans la collection « Signé » du Lombard prouvait à quel point cet auteur confirmé (il a pratiquement inventé le dessin d'action !) pouvait encore avoir envie de surprendre. En fait, ce n'est pas surprendre qu'aime Hermann, c'est se surprendre. En un mot : s'amuser.

S'il y a une raison qui l'a poussé à entamer un nouveau one-shot pour Aire Libre, c'est celle-là. Hermann caressait l'envie de revenir à ses anciennes amours tout en leur appliquant ses techniques de dessin actuelles. Ce n'est sans doute pas par hasard qu'il a accepté de re-dessiner toutes les couvertures de la collection Bernard Prince pour la réédition de la série (y compris la couverture du « Poison Vert », un album jusque-là inédit et dessiné par Aidans) On imagine le plaisir que le maître a pris devant sa table à dessin. C'est le même plaisir que celui qu'il a pris en s'attaquant à ce « Wild Bill », un faux-vrai western qui lui permet de revenir dans les décors et les ambiances de Comanche.

Disons-le tout de suite, la vie de Melvin Hubbard s'enchaîne au fil des pages à un rythme soutenu, essentiellement ponctuée -guidée même, par les rencontres. Hermann a conçu le scénario en bon professionnel qui n'aime pas ennuyer ses lecteurs, mais il l'a manifestement conçu aussi de manière à pouvoir dessiner tous les lieux qu'il affectionne. La forêt, avec ou sans neige, la ville, ses saloons, ses hôtels miteux, la montagne, des scènes de nuit, de crépuscule, d'aube. Quel bonheur de se laisser aller à regarder une planche, à scruter l'une ou l'autre des compositions dont les détails sont stupéfiants de précision et d'aisance. Hermann ne veut pas nous prouver l'étendue de son talent, il veut l'éprouver, constamment, se distraire en dessinant. Dans une récente interview, Greg me disait de lui : Hermann, c'est le chaînon manquant entre l'homme et le sanglier. C'est vrai que l'homme est entier, parfois un rien misanthrope, et pas du genre à faire des concessions. Mais si 20% des dessinateurs avaient son talent...
« Vanina Business », une aventure de Stéphane Clément, aux Humanoïdes Associés.


Comme beaucoup, la lecture des aventures de Stéphane Clément a baigné mon adolescence. Cet anti-héros globe-trotter possédait une qualité essentielle pour l'identification et Ceppi l'avait bien compris : il n'avait rien d'exceptionnel. Tout le monde pouvait s'imaginer à sa place, dans les décors orientaux les plus dépaysants qui soient.

Et puis Ceppi s'est éloigné de Stéphane Clément. On relisait les vieux albums parus chez Casterman, en rêvant d'une suite. Le Suisse s'est tourné vers les Humanos avec un propos plus adulte, qui lui réussit tout autant. Ce furent « L'ombre de Jaïpur », mais aussi et surtout, les deux volumes noir et blanc de « Corps Diplomatique » et « La nuit des clandestins » sur un scénario de Christin. Des albums dans lesquels Ceppi affinait sa ligne claire et personnalisait son dessin sans renier « les années Stéphane Clément ».

Enfin, après neuf années de silence, il y eut « Pondicherry, filiation fatale ». C'était en 1995. Les lecteurs de la collection Casterman n'étaient plus des adolescents. Ils découvraient que leur héros avait lui aussi changé, mûri. Passé avec armes et bagages aux Humanos (où l'ensemble de la collection fut rééditée en grand format avec le même lay-out que les nouveaux albums), Stéphane Clément allait connaître des aventures plus graves que jamais et croiser des êtres à la dérive toujours touchants. Après Pondicherry, Belfast. On se rapprochait des origines genevoises. Le nouvel album ne pouvait donc que ramener le lecteur à Genève, ou l'emmener d'un coup de baguette magique à l'autre bout du monde. Daniel Ceppi a choisi de ramener Stéphane chez lui. Et de le confronter plus que jamais à la réalité quotidienne d'un monde contemporain où tout n'est pas toujours rose.

De plus en plus, au fil des derniers albums, l'auteur d'aventure s'efface derrière une sorte d'observateur des travers de la société. Trafics d'organes, terrorisme, alcoolisme, mafias de l'Est...les aventures de Stéphane Clément, sous-titrées « chroniques d'un voyageur », ont bien changé. Doit-on s'en plaindre ? Bien sûr, les nostalgiques de la première époque préféreront « Pondicherry, filiation fatale » à « Belfast, l'adieu aux larmes », ou « Vanina Business ». Mais l'exotisme en moins, les histoires de Ceppi continuent de parler d'une chose essentielle : des êtres fragiles, humains, proches de nous...si ce n'est par les mensurations, car les femmes de ces chroniques d'un voyageur rivalisent de maigreur !
« Le secret d'Eglantine », Benoît Brisefer N°11, paru aux éditions du Lombard.

Qu'il est difficile de faire durer l'oeuvre de Peyo. Son fils, Thierry Culliford, s'y emploie depuis des années avec des bonheurs divers. La plupart des albums sortis de ses studios portent bel et bien l'empreinte visuelle du père -les desinateurs ont réellement appris à « faire du Peyo », même s'ils laissent percevoir leur personnalité propre- mais les scénarios et le découpage sont généralement cent coudées en-dessous de ce que faisait Peyo.

Le nouveau Benoît Brisefer n'échappe pas à la règle. L'idée de départ n'est pas mauvaise : Benoît découvre une petite fille qui, comme lui, dispose d'une force colossale. Au passage, on s'amuse à lever un coin du voile sur la possible provenance de cette force (mais on ne dira jamais si Benoît et Eglantine ont été victimes du même « syndrome », au contraire, là où le premier perd ses pouvoirs en attrapant un rhume, la seconde les perd en respirant le parfum des roses). Mais Eglantine ne veut pas de l'amitié de Benoît. Elle cache sa force et craint que Benoît ne la trahisse. Le personnage est attachant, l'histoire aussi, même si elle comporte quelques temps morts.

Et voilà que tout bascule. La colo, Eglantine et Benoît qui se retrouvent. Et Eglantine qui se transforme en véritable teigne, qui s'oppose à Benoît, qui use de sa force pour « faire le mal ». L'histoire se traîne, multiplie les digressions et les personnages secondaires éculés. On se croirait dans un re-make des 4 As où se serait perdu Benoît Brisefer ! Après « la route du sud », un épisode bien mené au charme désuet qui correspondait bien à l'esprit de la série, ce « Secret d'Eglantine » apparaît comme un retour en arrière. Pour se convaincre de sa pauvreté, il suffit de relire « Les taxis rouges », « Le cirque Bodoni » ou « Tonton Placide ». Comme dirait l'autre : y a pas photo !
"Ninie Rezergoude", tome Un : Mangeurs d'âmes, par Omond, Yoann et Hubert, dans la collection Néopolis des Editions Delcourt.


Neopolis n'est pas ma collection préférée, je le concède volontiers. Mais je me suis jeté sur "Ninie Rezergoude" avec la curiosité d'un pou. Pourquoi ? Parce que je voulais voir ce qu'Eric Omond et Yoann Chivard avaient dans le ventre. Pour ceux qui lisent les albums de la collection "Delcourt Jeunesse", ces deux noms ne sont forcément pas inconnus. Avec Toto l'Ornithorynque, les deux compères y ont créé la surprise. La critique ne s'y est pas trompée, saluant largement leur talent, leur imaginaire foisonnant et la qualité de leur travail. Au plan graphique, notamment, le dessin de Yoann est pour beaucoup dans les distinctions obtenues par Toto, que ce soit à Blois, Sérignan ou Bruxelles.

Et voilà que ces deux ciseleurs d'histoires pour enfants nous balancent sans prévenir un polar SF du plus pur jus. Ninie Rézergoude est le genre flic de choc que rien n'émeut et qui ne dédaigne pas mettre un Apollon dans son lit. Plutôt bien pourvue par dame Nature (et surtout par ses créateurs), elle ne se contente pas d'être sexy et de jouer de son charme pour obtenir ce qu'elle veut. Elle est aussi intelligente, un rien cabocharde, limite caractérielle, et elle a une soeur aussi adorable que bête. Voilà pour les présentations. Disons-le tout de suite, je me suis bien amusé en lisant ce premier album. Car la marque de fabrique du duo est avant tout l'humour. Et quand le scénario ou les dialogues ne suffisent pas à provoquer le sourire, le dessin vient leur prêter main forte. Si vous n'êtes pas convaincus, procurez-vous le dernier "Delcourt Planète" (celui des mois d'avril-mai) et jetez un oeil sur la page "Trombinoscope" qui se propose de montrer quelques-unes des "gueules" de la Ninie.

Au-delà de cet humour, il y a l'histoire. Beaucoup de zones d'ombres à la sortie de ce premier album. Un peu trop, peut-être. Les histoires à suite, c'est bien, mais ici, on est quand même un peu frustré. Quant au dessin de Yoann, il est moins emballant ou moins original que dans Toto l'ornithorynque, mais regorge de vitalité et d'humour. Bref, vivement un deuxième album, qu'on puisse se faire une idée plus complète. En attendant, n'hésitez pas à suivre Omond et Yoann dans cette sexy-fun-SF. C'est pas si souvent qu'il y a moyen de rire dans ce créneau !
La Terre sans mal par Thierry Bellefroid
« La terre sans mal » de Anne Sibran et Emmanuel Lepage, dans la collection Aire Libre de Dupuis.


Décidément, Aire Libre nous gâte. Si les choix éditoriaux de Dupuis me laissent généralement assez froids, ceux du directeur de cette collection de prestige, en revanche, se singularisent par une qualité constante et un souci permanent de séduire un lectorat adulte avec des histoires accomplies.

Si vous avez vu le film de John Boorman, « La forêt d'Emeraude », vous ne pourrez vous empêcher d'y penser en lisant « La terre sans mal ». Pourtant, il y a autant de ressemblances que de différences entre ces deux histoires et ces deux démarches. Dans « La forêt d'Emeraude », un enfant blanc élevé par les Indiens d'Amazonie va découvrir sa différence, retrouver son père et mesurer le danger que font peser les Blancs sur la forêt. Dans « La terre sans mal », une ethnologue choisit d'épouser la longue errance indienne, d'abord pour des raisons scientifiques puis pour des raisons de coeur. Pas de grand barrage, de route transamazonienne, de menace blanche. Nous sommes à l'aube de la deuxième guerre mondiale, les Blancs s'aventurent à peine au coeur de la grande forêt. Eliane Goldschmidt est ethnologue. Elle arrive en observateur. Elle étudie la langue des Indiens Guarani. Et découvre un événement qui ne s'est plus produit depuis des décennies : la venue du Karaï, un chaman qui va emmener les Mbyas dans une marche harassante, pour ne pas dire suicidaire, vers le paradis, cette « Terre sans mal » qui a donné son nom à l'album.

Anne Sibran nous raconte un conte ethnologique, une quête spirituelle, l'histoire d'un passage. Elle n'a pas besoin de grossir le trait, de montrer l'homme Blanc détruisant la forêt, menaçant les Indiens. Cette ethnologue de formation préfère se mettre d'emblée du côté des Indiens et les montrer vivre...ou mourir. Et puis il y a le regard d'Eliane, la scientifique qui va dépasser ses limites et ses peurs pour accomplir le destin collectif des Mbyas. Enfin, il y a la forêt. Elle est partout, dense, oppressante. Avec sa lumière indirecte et ses couleurs changeantes.


Assez parlé du scénario. « La terre sans mal » n'est pas seulement une bonne histoire (même si on peut lui reprocher d'être parfois un peu lente). C'est surtout une grande BD. Et pour ça, il fallait un grand dessinateur. C'est Emmanuel Lepage qui a endossé la lourde responsabilité de mettre des images sur les mots de Anne Sibran. Il y est tellement bien parvenu que de nombreux amateurs de BD achèteront cet album après l'avoir feuilleté deux minutes chez leur libraire favori, sans même connaître l'histoire. Lepage s'est surpassé. Son travail plein de sensibilité m'avait beaucoup plu dans la série Névé (sur scénario de Dieter, Intégrale disponible et hautement recommandée chez Glénat !) Ici, pour la première fois en couleurs directes, il donne toute la mesure de son talent. On sent la documentation, bien sûr, mais jamais trop. On sent surtout des lumières, des ambiances et des personnages parfaitement maîtrisés. Lepage a choisi de n'encrer que les avant-plan, le reste est peint sur les crayonnés, ce qui donne lieu à des images superbes, dégradées, où l'aquarelle se délie pleinement. Les Indiens sont stupéfiants de beauté et de force. Et puis, il y a Eliane, cette héroïne magnifique, touchante, belle sans être un « prototype ». On ne referme pas « La terre sans mal » après l'avoir terminé, on le feuillette encore un peu. Pour prolonger le plaisir.
Bloody Manhattan (Miss) par Thierry Bellefroid
« Miss », tome Un : Bloody Manhattan, de Philippe Thirault, Marc Riou et Mark Vigouroux, paru aux Humanos.


Il n'y a pas de hasard. Quand vous prenez un auteur de polar pour faire de la série noire en BD, il arrive toujours dix coudées au-dessus des scénaristes de bande dessinée. Cette bonne vieille règle qui vaut par exemple pour Didier Daeninckx se vérifie dans le premier tome de « Miss ». Philippe Thirault, auteur de plusieurs romans au Serpent à Plume, place dans la bouche de ses personnages des dialogues coupés au couteau, trempés dans la poudre, burinés par la vie. Ca sent la métaphore de bas quartier, le malheur qui suinte de partout, la violence gratuite aux relents d'oseille. Les textes des récitatifs sont si imagés qu'ils créent en vous comme les images d'une autre BD, qui se superposeraient au dessin. Et le tout, avec un humour (forcément noir !) qui fait passer les actes les plus abjects et les moments les plus noirs pour du Gaston Lagaffe. Bon, c'est vrai, on s'esclaffe rarement. Mais combien de fois se surprend-on à sourire, étonnés par cette vitalité d'écriture ?

Nola et Slim ne sont pas des enfants de coeur. Bonnie & Clyde ne sont pas loin. Mais il y a une sorte de second degré, de retenue dans « Miss » qui désamorce tout et nous les rend sympathiques. Tout le contraire d'un « Polar extrême » (même éditeur), par exemple, où le but de Jodo était clairement d'aller aussi loin que possible dans la déliquescence, voire la scatologie, histoire de choquer un peu et de montrer au passage qu'il n'avait peur de rien. « Miss » n'a pas cette prétention. On serait tenté de dire que « Miss » n'a pas de prétention du tout. Si ce n'est celle de nous faire passer un bon moment et de nous accrocher pour ne nous lâcher qu'à la dernière image de l'album, déjà mûrs pour réserver un exemplaire du suivant chez notre libraire. D'autant que les duettistes Marc Riou et Mark Vigouroux ont développé le dessin idéal pour faire de tout ça une authentique BD noire...en couleurs !
« Koblenz », de Thierry Robin dans la collection « Conquistador » des éditions Delcourt.

Ceux qui ne connaissent de Thierry Robin que les quatre volumes magnifiques de « Rouge de Chine » (Delcourt) risquent d'être étonnés à la lecture de ce « Koblenz ». Au moins, les lecteurs de « La Teigne » (collection Tohu-Bohu, aux Humanos, un régal dans le genre de « La mouche » de Trondheim) ont-ils déjà eu l'occasion de se rendre compte d'une chose : Robin peut surgir là où on ne l'attend pas ! Et forcément, c'est le cas ici. Le dessin a évolué, la mise en page aussi, -plus sobre, même si elle ne résiste pas à l'éclatement et aux géométries variables. Pourtant, pas de doute, c'est du Robin de chez Robin. On reconnaît quelques tics, notamment ces nez en bec d'aigle et ces visages émaciés qui affublent la plupart des personnages. Mais c'est surtout dans le scénario, la démarche et le climat que l'auteur de « Rouge de Chine » surprend.

Soyons franc, toutes les clés de lecture ne sont pas livrées dans ce premier album. Thierry Robin a volontairement conservé des zones d'ombre, principalement en ce qui concerne la genèse et la personnalité de ses personnages principaux. Mais il a eu l'intelligence de nous livrer suffisamment d'éléments pour permettre la pleine compréhension de ce premier album tout en suscitant interrogations et curiosité chez le lecteur. Remplissons quelques blancs.

L'album laisse entendre que Koblenz voyage à travers le temps. On comprendra plus tard qu'il a un coeur de métal depuis un terrible accident et qu'il doit son savoir à un vieux maître du nom de Kodelà. On le retrouvera à Carthage, aux côtés du tsar Pierre de Russie ou à Prague. Partout où le mystère sera si épais que personne d'autre que lui ne pourra le percer. Clara, son assistante médium, reste plus encore dans l'ombre au terme de ce premier album. Koblenz l'a purement et simplement ressuscitée. Lorsqu'il l'a rencontrée, Clara Lemke était en effet le cadavre d'une femme noyée. Aujourd'hui, c'est la compagne de l'étrange savant.

Voilà pour les blancs à remplir. Mais « Le désespoir d'une ombre » n'est pas que le premier album d'une série. C'est surtout un album entier, qui se suffit à lui-même. Et rien que pour cela, Robin mérite le respect. Tant d'auteurs nous jouent la carte de la mise en place des personnages et font traîner leur intrigue pendant deux à trois albums (forcément, ça aide les ventes. Quand les lecteurs veulent absolument savoir où on les emmène, ils continuent d'acheter) !

Parlons un peu du climat dans lequel baignent les aventures de Koblenz. Première surprise, Robin le voyageur, qui se servait de ses pérégrinations pour alimenter ses scénarios, nous emmène cette fois dans une ville-usine imaginaire, propriété d'un certain Emil Friederich Wegener. On retrouve la passion des métaux en fusion qui agrémentait déjà les pages des « dragons » de Rouge de Chine. Mais autour, il y a ce décor sombre et industriel très réussi, tout à fait inattendu. Puis, il y a l'intrigue. Fantastique, avec cette pointe de drame social et psychologique. Robin le funambule, se trouve à cheval (c'est le cas de le dire, vous verrez quand vous aurez lu l'album) entre Zola, Edgar Poe et Stephen King. Enfin, il y a les personnages. Forts. Mystérieux. Qui n'ont pas encore tout livré.

Vous l'avez compris, ce premier « Koblenz » est prometteur !
Monstrueux Bazar par Thierry Bellefroid
« Monstrueux Bazar » de Lewis Trondheim, dans la collection Jeunesse des éditions Delcourt.

Pour un monstrueux bazar, c'est un monstrueux bazar ! Deux enfants un rien turbulents donnent malheureusement naissance à un méchant monstre de papier et c'est toute la vie de la maison qui bascule. A partir de cette idée très simple, Trondheim développe comme à son habitude un monde où l'imaginaire est roi. C'est un peu l'histoire qu'on aurait aimé lire quand on avait dix ans. Et, ne le cachons pas, le fait de ne plus avoir dix ans depuis fort longtemps n'empêche en rien de prendre plaisir à lire cette BD. C'est d'ailleurs le cas de la plupart des ouvrages de cette collection « Delcourt Jeunesse » qui se distinguent de la production ambiante, tant par leurs qualités graphiques que scénaristiques.

Trondheim peut tout faire. Il le prouve sans cesse depuis des années et prouve en plus qu'il peut rester créatif et drôle sans cesser de produire. Chez Delcourt, il publie trois albums ce trimestre (dont deux en collaboration avec Sfar, c'est vrai) et aucun ne m'a déçu. Mais s'il en est un parmi les trois que j'ai envie de faire connaître, c'est bien ce « Monstrueux Bazar ». D'abord parce que l'histoire est très drôle (comme toujours). Ensuite parce que Trondheim propose un dessin et une mise en page qui collent parfaitement à ce qu'attendent les enfants, complétant ces arguments à travers des textes simples, efficaces et amusants. Bref, de la vraie bonne BD jeunesse, ce qui n'est ni courant, ni dans les habitudes de notre homme.

Voilà qui devait être dit.
Vieux fou ! (Vieux Fou) par Thierry Bellefroid
« Vieux fou ! » de Moynot et Dieter, dans la collection Sang-Froid des éditions Delcourt.


Le précédent opus du duo Moynot/Dieter, « Bonne fête Maman » (Casterman) était un modèle de noirceur. Récit en noir, blanc et lavis, il racontait comment un tueur en série tentait de se raccrocher à l'amour que lui inspirait une junkie qu'il voyait comme un ange. Rien à voir avec ce « Vieux fou » qui paraît quelques mois plus tard, chez un autre éditeur et en couleurs. Il faut dire que les hasards de la parution sont parfois étranges. Bonne Fête Maman a été dessiné il y a plus de deux ans par Moynot, mais pour des raisons de changement d'éditeur, n'est paru qu'à l'automne dernier, immédiatement suivi de « Pendant que tu dors mon amour », une autre histoire d'amour tragique réalisée pour Casterman par Moynot seul.

Revenons à ce « Vieux fou », paru dans l'excellente collection « Sang-Froid » des éditions Delcourt. (collection dans laquelle il n'y a rien à jeter et qui marche apparemment beaucoup mieux en Belgique qu'en France...avis aux amateurs de bons polars aux scénarios bien charpentés. N'hésitez pas à lire « Le pouvoir des Innocents » ou « L'esprit de Warren », par exemple, vous ne POUVEZ pas être déçus ! Fin de la parenthèse) L'histoire de ce vieil anarchiste qui kidnappe un gosse de riche pour assurer ses vieux jours et s'aperçoit après coup qu'il a enlevé le môme du caïd de la drogue de Barcelone m'a tout simplement touché. Le gamin et le vieux forment un magnifique duo et se choisissent véritablement. L'histoire n'est pas fondamentalement neuve, c'est vrai que des kidnappés et des kidnappeurs qui se lient d'amitié, ça s'est déjà vu, mais il y a ici une malice, une légèreté très agréables. La malice, on la retrouve d'ailleurs dans le regard de Javier, le vieux. Une belle gueule de petit vieux avec lunettes, béret basque, passé militant et idées loufoques en bandoulière. Rien à dire, s'il a posé quelques bombes pour le compte de l'ETA, c'était sûrement dans une autre vie. Dieter et Moynot nous l'ont rendu trop sympathique pour qu'on le soupçonne d'avoir jamais tué des gens...

Le gamin, c'est Joaquim. Uniforme de collégien, mais esprit frondeur, et pas con du tout. Il sent la possibilité de bien s'amuser et il ne s'en prive pas, entraînant Javier loin au-delà de ses petits projets de rente alimentaire. Le dessin de Moynot est plus clair que d'habitude, mais l'histoire s'y prête bien, c'est une histoire d'amitié franche et de maffieux caricaturaux. Pas besoin de zones d'ombres, de clair-obscur, de lavis. Et puis, il y a Barcelone, en toile de fond. Avec ses lumières et sa Sagrada Familia, ses ruelles et son téléphérique. Son téléphérique. Ca m'amène à vous parler de la fin de l'histoire, que je me garderai bien de dévoiler. Sachez seulement que ce n'est pas le point fort de ce récit. On a un peu l'impression que les auteurs ont choisi la facilité. Dommage, pour le reste, ce « Vieux fou ! » est un bel album.
Genèses apocalyptiques par Thierry Bellefroid
« Genèses apocalyptiques » de Lewis Trondheim, dans la collection Mimolette de L'Association.

Au départ, il n'y avait rien. Et puis, il y a eu Trondheim. Un jour, il faudra bien que quelqu'un le reconnaisse. Qu'on mette son nom dans le dictionnaire (pas celui de la BD, l'autre). Qu'on lui élève des monuments. Qu'on ouvre une école à son nom et qu'on enseigne son art.

Ces genèses apocalyptiques sont autant de petits contes caustiques sur l'humanité, servis par un dessin minimaliste dont Lewis Trondheim a le secret. Des personnages en forme d'oeuf avec deux pattes et deux bras stylisés, des décors inexistants, ou réduits à la plus simple expression. Y a pas à dire, si Trondheim faisait du cinéma, il ferait le bonheur des producteurs ! En attendant, il fait de la BD, pour notre pus grand plaisir. Quoique, on peut se demander si ces genèses apocalyptiques s'apparentent encore à la BD. Pas de phylactères, mais des cases surmontées d'une petite phrase, mises bout à bout pour former des histoires de deux à quatre pages. Et puis, on s'en fout, après tout, de savoir si oui ou non c'est encore de la BD ! Ce qui compte, c'est qu'on rit à la lecture de ces petits récits. On rit jaune. Parce que mine de rien, l'animal, il nous balance dans les gencives quelques vérités bien senties sur le monde, l'homme, dieu, la cupidité et j'en passe. Et c'est sans doute ce qui rend cet album (enfin, cet opuscule, plutôt) franchement indispensable.

Pas besoin d'en dire plus, sinon la lecture de ce billet vous prendra plus de temps que celle des « Genèses apocalyptiques »...
"Berceuse Assassine N°2 : Les jambes de Martha", de Philippe Tome et Ralph Meyer, aux éditions Dargaud.

On l'aura attendu longtemps, ce deuxième volume. Le temps d'oublier combien le premier était emballant. Alors, pour bien en profiter, j'ai d'abord relu « Le cœur de Telenko » avant de me jeter à corps perdu dans « Les jambes de Martha ». Et je n'ai pas été déçu. Bien sûr, certains vous diront que les deux albums tiendraient sans peine en quarante-six planches. Et pourtant, moi qui n'aime pas me faire balader dans des récits tirés en longueur, je m'aperçois que je viens de prendre plaisir à relire deux fois la même histoire ! Au bout de ce numéro deux, un seul élément neuf s'ajoute à ce que l'on savait déjà il y a deux ans. Un élément qui tient en deux cases, vingt secondes de l'histoire en temps réel. On peut trouver ça frustrant, gratuit, même. Moi, j'ai trouvé ça excellent.

Philippe Tome prouve qu'il est capable de jouer dans la cour des grands. Loin des épisodes parfois faciles et légers des Spirou et des Soda, il développe ici un sens de la mise en scène dramatique et donne une épaisseur magistrale à la haine qui tenaille ses personnages. Ce sont d'ailleurs ces personnages qui font tout l'attrait de « Berceuse assassine », puisque dans ce deuxième volet, on revit exactement les mêmes événements que dans le premier, vus cette fois sous l'angle de Martha plutôt que sous celui de Telenko.

Tome se rapproche depuis longtemps de cette histoire à travers ses autres séries, de plus en plus noires, de plus en plus proches du polar américain dans les décors et les découpages. On le sent toutefois gêné par les carcans éditoriaux ou historiques de ses personnages. Spirou et Soda sont et resteront des séries « Marcinelle », où aventure et humour se doivent d'être indissociables. Dans « Berceuse Assassine », Tome peut en revanche faire de la BD pour adultes. Et il s'en donne à cœur joie.

Et puis, il y a le dessin de Ralph Meyer. Un noir et blanc qui est plutôt un noir, sépia et jaune. Une vitalité surprenante. Des cadrages audacieux. Les problèmes de raccords entre les scènes identiques présentées dans le premier et dans le deuxième album sont pour ainsi dire inexistants ; beaucoup seraient tombés dans le piège, mais le sens de l'observation et la méticulosité de Ralph Meyer lui ont évité cet écueil. Enfin, il y a ces planches muettes, qui reposent sur la seule qualité du dessin et qui sont parmi les meilleures de l'album. Exemple : les planches 18 à 21, qui sont particulièrement réussies.

Bref, un très bon album. En attendant le troisième et dernier volet.
Eillen (Claymore) par Thierry Bellefroid
Claymore, tome 1 : Eillen, par Maryse Nouwens et Ersel, dans la collection « Vécu » des éditions Glénat.


C'est leur premier opus commun, mais ils se connaissent bien. Ersel a repris le dessin des « Pionniers du Nouveau Monde », la série de Jean-François Charles, qui n'est autre que...le mari de Maryse Nouwens. Pour ceux qui l'ignoreraient, J-F Charles, s'il a abandonné le dessin des « Pionniers », continue à en assurer le scénario avec son épouse. Vous aurez compris comment celle-ci en est venue à se lancer dans l'aventure du scénario en solo avec Ersel.

Claymore, le nom de l'épée symbolique des grandes familles écossaises. L'Ecosse, peu avant 1730. Les clans -et même les membres d'un même clan, parfois- se déchirent sur une question cruciale : celle de l'allégeance ou non à la couronne d'Angleterre. Pour rappel, début dix-septième, cette couronne fut écossaise. Mais les Stuart ont été boutés hors du trône par les Anglais qui ont préféré aller chercher un roi sur le Continent. Voilà pour la trame historique. Mais Claymore s'annonce bien différente des habituelles histoires sur l'Histoire qu'on nous sert en BD. Claymore sera une histoire de femme. Et cette femme, Eillen, n'évoluera dans le contexte écossais que le temps de prendre corps. Trois albums, avant de quitter la verte Ecosse pour une folle course à travers le monde.

A lire le premier épisode de « Claymore », une chose est sûre : Maryse Nouwens était mûre pour ce métier. Sans rechercher des effets surprenants, elle raconte, découpe, tisse sa toile de personnages. Le contexte historique n'est pas trop pesant, didactique. Mais on sent le poids de la documentation, la volonté de ne pas négliger les réalités politiques et sociales de l'époque. Et puisqu'on parle des personnages, parlons d'emblée de l'héroïne, Eillen. Archibald Batherson l'échange contre son enfant mort-né, à l'insu de son épouse. Eillen n'est donc pas sa vraie fille, c'est une enfant abandonnée qu'il a trouvée chez une sorcière. Tous les ingrédients du fantastique sont déjà réunis dans cette naissance. Et Nouwens ne va pas se priver d'en user. Eillen ne sera pas tant une héroïne historique qu'une figure fantastique, une femme au destin hors-norme.

Le dessin d'Ersel, on le connaît déjà. Fidèle élève de Jean-François Charles, il ne s'éloigne guère du modèle des « Pionniers ». On pouvait espérer que, dégagé de tout héritage, il nous offrirait quelque chose de plus personnel. Ersel se sent manifestement à l'aise dans cette histoire et dans les décors écossais. Mais peut-être aurait-on pu souhaiter plus de paysages, de grands espaces. L'ensemble paraît un peu étriqué, bavard. Un défaut de jeunesse ?





Id'îles par Thierry Bellefroid
« Id'îles » de Ghorbani, aux éditions Paquet.

Il faut du courage pour acheter « Id'îles ». La couverture seule suffit à décourager l'acheteur. Sans compter les risques d'un coup d'œil à l'intérieur. Ghorbani aurait pu nous épargner ça ! Nous épargner quoi ? Ben, ces couleurs, tiens. Non mais quelle horreur ! Déjà que ses personnages -ils sont deux- sont d'une laideur assez aboutie. Mais avec les couleurs en plus, les sommets du kitsch ne sont pas loin...

Et pourtant, si vous entrez dans « Id'îles », vous allez découvrir une BD d'un humour féroce qui pourrait bien être une descendance des Bidochon. Un type a construit dans sa cave une réplique d'île déserte avec le kit complet : sable, poissons, cocotiers, murs peints aux couleurs de l'horizon, et j'en passe. Il invite une horrible mégère du nom de Cathy à dîner, puis l'emmène dans la cave et lui présente son havre de paix. Cathy ne tombe pas sous le charme, alors, Julien casse la clé. Les voilà enfermés. Huis-clos matrimonial sur fond de paysage de rêve artificiel. L'idée est excellente. Les dialogues ne le sont pas moins. Et l'action vire de la comédie à la tragédie sans qu'on s'éloigne jamais de l'humour. Un humour de plus en plus noir, grinçant. Mais quand on quitte la métaphore, la réalité n'est pas toujours bien loin. Ghorbani propose ici une variation sur le périlleux exercice de la vie conjugale, le respect de l'autre, la liberté. Lire « Id'îles » est donc un grand plaisir. Un plaisir salutaire, même. Et tant pis pour les couleurs !
« La pension du docteur Eon », de Cothias et Griffo, dans la collection « Signé » du Lombard.

Dire que j'avais adoré le premier tome serait excessif. J'y avais néanmoins apprécié un univers fascinant, celui de la folie, et des dialogues intéressants dans une ambiance délétère. Mais ça s'arrêtait là. Le premier volet de ce diptyque était lent. Et le tout début si académique qu'on avait presque envie de refermer le livre avant de lire la quatrième page. Bref, il y avait à boire et à manger dans ce « Vol au-dessus d'un nid de coucous » en BD. Mais globalement, j'avais aimé. D'autant que le dessin en couleur directe de Griffo était plutôt réussi.

J'ai donc abordé ce deuxième volume sans a priori, mais pas follement emballé. Les quarante premières pages m'ont semblé plaisantes, un peu bavardes, répétitives, surtout. C'est seulement à la page 50, lors de l'enterrement du géant omnivore Gulverburry que quelque chose m'a semblé devenir réellement intéressant. Il restait quinze pages, quinze sur un total de 128 ! Quelle que soit la fin, on pouvait déjà dire qu'elle ne rachèterait pas toutes les longueurs. Un peu comme ces excellents films américains dont on se demande pourquoi ils durent une heure de plus que nécessaire, si ce n'est pour « faire » vraiment œuvre.

Et puis, tout a basculé. Lecteur aveugle, je n'avais pas vu où Cothias m'entraînait. La fin du docteur Eon m'a donc cueilli par surprise, et comme rien n'est meilleur, je ne vais surtout pas vous priver de ce plaisir en vous livrant la clé de l'énigme. En refermant l'album, je me dis : bien sûr, il y avait une série de signes, j'aurais pu m'en douter. Mais finalement, ma naïveté m'a servi, elle m'a permis d'être surpris (ce qui est toujours agréable) au moment où je ne l'attendais plus. Comme dans « Le grand pouvoir du Chninkel », de Van Hamme, Cothias rejoint le mythe et retourne l'histoire sur elle-même pour lui donner du sens.

Que penser de tout ça ? Eon est-il d'un coup un album génial , effaçant les longueurs, les excusant même ? Non, Eon, est une histoire lente, belle, fantastique au sens littéraire du terme. Mais qui aurait aussi bien pu tenir en 64 planches. Quoi qu'il en soit, si vous avez accroché au premier tome, le deuxième ne pourra que vous plaire. C'est déjà ça.

Thérèse par Thierry Bellefroid
Thérèse, de Jean-Philippe Stassen, dans la collection Aire Libre, chez Dupuis.

Ceux qui aiment Stassen achèteront « Thérèse » les yeux fermés. Il n'y a pas de raison de bouder son plaisir. Et ceux qui ne le connaissent pas encore ou ne sont pas convaincus seraient bien inspirés de faire la même chose ! Ce « Thérèse » est un conte superbe sur la différence, le regard des autres, la naïveté et la méchanceté, la beauté et la laideur, l'Afrique et l'amour.

En s'entichant de Momo, Thérèse ne sait pas encore que sa vie va basculer. Elle est laide, grosse, tout le monde se moque d'elle. Mais elle va se découvrir un pouvoir, celui de matérialiser ses visions. C'est sans doute pour ça que Momo, jeune garçon sec et coupant comme le verre, va finir par la suivre. Pour ça, et pour l'argent aussi, cet argent qui ne cesse de filer entre les doigts des deux « amoureux ».

Départ pour l'Afrique.

L'Afrique. L'imprévu. Et surtout, les canons de la beauté qui s'évaporent. Plus le voyage avance vers d'improbables dénouements, plus Thérèse devient belle. Sa silhouette s'affine. Celle de Momo, méchant, buveur, égoïste, voire égocentrique, prend en revanche le tour inverse. Stassen semble prendre un malin plaisir à se venger de la noirceur de ce personnage, qu'il avoue être tout ce qu'il déteste en lui. Il l'enlaidit, et même, il le fait disparaître sans aucune pitié.

Il y a de la fausse naïveté dans cet album. De l'amour aussi. Plein d'amour. Du beau, du grand. Du grave. Il y a des personnages secondaires attachants, une héroïne qui embellit à vue d'oeil, une morale amorale, des gens qui sonnent juste dans une histoire qui est pourtant un conte. Le mélange produit un effet saisissant. On ne referme pas « Thérèse » sans se poser quelques questions. On ne referme pas « Thérèse » sans y repenser, de loin en loin, comme une histoire qu'on vous aurait racontée et qui vous aurait touché. En plein coeur.
Un drôle d'ange gardien, par Sandrine Revel et Denis-Pierre Filippi.

Oui, je sais, ce n'est pas précisément une nouveauté, puisque cet album est sorti au début de l'année. Mais il n'est jamais trop tard pour rattraper son retard...et parler d'un ouvrage in-dis-pen-sa-ble dans toute bibliothèque enfantine.

Un drôle d'ange gardien, c'est d'abord un dessin, magnifique. Celui de Sandrine Revel. Quelle sensibilité ! Les ambiances de toits parisiens sont rendues à l'économie. Les personnages sont craquants en diable (si j'ose dire). Le héros-diablotin ne ferait pas faire de cauchemars à un enfant de trois mois, tellement il est mignon. Et que dire de l'élue de son coeur, ange gardien(ne) de son état ? Quant aux couleurs, elles sont tout simplement parfaites.

Reste le scénario. En deux mots, une grande histoire d'amour contrariée entre un diablotin et l'ange gardien de deux enfants résidant à « l'Orphelinat des Soeurs Georges ». Pourquoi contrariée ? Parce qu'après l'avoir croisée, le diablotin, fou amoureux, ne sait comment revoir l'élue de son coeur. Ni une ni deux, il « colle » aux basques des deux enfants, espérant retrouver dans leur sillage l'ange gardien(ne) tant désiré(e). Marie et Jean sont l'objet de toutes ses attentions. Du coup, le moindre de leurs désirs est exaucé, bien au-delà de leurs souhaits. Car le diablotin amoureux n'est pas habitué à jouer les anges gardiens de réserve. Il est très gaffeur et manque souvent de mesure dans ses actions. Tout cela donne droit à des scènes amusantes, légères, poétiques aussi, qui ouvrent aux enfants les portes de l'imaginaire et de la féerie. Ce qui est beaucoup trop rare en BD pour être boudé !

Parents du monde, unissez-vous ! Faites un triomphe à cette BD magnifique et très peu (trop peu ?) promotionnée sous nos latitudes. Ruez-vous chez le libraire le plus proche, achetez « Un drôle d'ange gardien », vous ferez plaisir à vos enfants, et si vous avez gardé un coin d'enfance dans votre tête, vous craquerez vous-même à la lecture de cet album.
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