Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Tell me dark par Thierry Bellefroid
« Tell me, dark », par Karl Edward Wagner, Kent Williams et John Ney Rieber. Paru sous le label « Atmosphères » aux éditions du Masque.

La couverture de cet album est à elle seule comme un appel. Il faut dire que Kent Williams, artiste américain d'une quarantaine d'années couvert d'Awards les plus divers est un peintre plus qu'un dessinateur de BD. Ouvrir « Tell me, dark » suffira à vous en convaincre. Vous y trouverez un univers graphique d'une richesse et d'une qualité rares, avec des références évidentes à certains peintres comme Egon Schiele ou Gustave Klimt. Un univers qui rappelle un peu celui du très fameux « Cages » pour les plus riches d'entre vous qui auront pu se payer cette bible de Dave Mc Kean traduite l'an dernier par Delcourt. Tantôt le dessin laisse volontiers apparaître la plume et ses contours tranchants, presque maladroits. Tantôt, au contraire, il est proche de la photo peinte. Et toujours, il y a une recherche sur les couleurs qui dépasse de loin le travail traditionnel en bande dessinée. Du grand dessin.

Mais « Tell me, dark » n'est pas que du grand dessin. C'est aussi ce que l'on appelle une « graphic novel », une BD d'auteur au sens le plus noble du terme. Avec un propos original, en marge de la production américaine, même si l'on y retrouve certains thèmes déjà développés dans la BD adulte. Tout de même, explorer avec tant de complaisance les bas-fonds de l'âme humaine est loin d'être courant. « Tell me, dark » propose de suivre les mésaventures d'un homme déchiré d'amour pour une créature de la nuit, une femme qui abîme son corps et son esprit dans le sado-masochisme, voire... le cannibalisme. On passe par le comble de l'horreur, dans les sous-terrains londoniens où ce monde de dégénérés sévit en toute impunité, mais les auteurs le font avec une telle démarche artistique que ce n'est jamais sordide. L'histoire d'amour fou qui tenaille le héros, Michael, ancienne star du rock US, est le fil conducteur de cette descente aux enfers dont la fin surprendra plus d'un lecteur. Il s'agit donc bien d'une variation sur la passion et la douleur. Un récit baroque, à la frange du fantastique, mais poétique aussi, à plus d'un titre. Pour deux raisons. D'abord les citations de poèmes de Baudelaire qui introduisent chacun des chapitres. Ensuite, des récitatifs d'une musicalité surprenante. Car « Tell me, dark » est un livre qui allie parfaitement graphisme artistique et écriture sophistiquée. Ce n'est pas tout à fait un hasard. Il a tout de même fallu trois personnes pour concevoir ce projet. Kent Williams a participé au scénario et dessiné le tout. Karl Edward Wagner a co-scénarisé. Et John Ney Rieber est venu apporter son rythme narratif à l'ensemble en assumant l'écriture des textes. L'album original paru chez DC Vertigo datait de 1992. Il était temps qu'il soit traduit en français.

« Mes voisins sont formidables », tomes un et deux. Par Sébastien Gnaedig et Philippe Thirault, dans la collection Comix des éditions du Cycliste (Comix n°13 et Comix n°21)

J'ai lu d'un coup les deux récits concoctés par le brillant scénariste de « Miss » et dessinés par le directeur des Humanos himself. Et j'ai pris mon pied. Ces deux comics de 24 planches en noir et blanc sont un petit chef d'oeuvre de série noire en BD. Des dialogues aux récitatifs, ça fleure bon les expressions fauchées dans la vraie vie. Argot, verlan, mots d'auteur, Thirault manie la langue sans complexe et sans académisme. Ca donne des « 9H. J'ai dû trop fumer hier soir cette merde que m'a refourgué Mazdak. Elle rend space. Elle ferait tomber la bite à Clinton. ..» qui vous plantent un décor mieux qu'un descriptif de vingt-six lignes à la Blake et Mortimer. On est dans le polar à la française et les loosers tombent de partout. A commencer par Julien Banes, auteur raté et incompris, qui tente de fourguer ses livres édités à compte d'auteur à tout ce qui bouge.

Même si j'ai trouvé le premier volume meilleur que le second, ces personnages de beaufs et de paumés désoeuvrés m'ont beaucoup amusés. Sans trop d'effets ni de moyens, Sébastien Gnaedig plante décors et personnages à coup de feutre, soignant son découpage sans le rendre trop apparent. Ce surdoué de la BD qui est passé de la librairie à la direction d'une des maisons d'éditions parmi les plus en vue semble en tout cas s'amuser à donner vie aux histoires de Philippe Thirault. Quant au scénariste de « Miss » par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages au Serpent à Plumes, dire qu'il s'amuse est carrément un euphémisme. Ses dialogues sont jouissifs et son talent pour la satire sociale s'exprime à chaque coin de page.

Exemples choisis parmi les conversations de voisinages entendues d'une fenêtre à l'autre :
« Il te faut combien de marque de doigt pour que tu t'endormes ? Faut refaire les grottes de Lascaut ? »
« -Mais regarde-moi ça, Josette ! PPDA sourit à ce nègre de Mandela ! »
« -Calme-toi, c'est pas des vraies interviews ».

Ce serait dommage que ces deux petites perles restent confinées à un lectorat confidentiel. Alors, faites le siège de votre libraire préféré et demandez-lui « Mes voisins sont formidables » ou « Un bon plan de chez bon plan », le tome deux. C'est comme lire Monsieur Jean en version trash. Ca libère.
Les ruminations de LD' : "La déchéance du spermatozoïde", par D. Kelvin et JP Duffour, chez Rackham.

En une dizaine d'années, Jean-Pierre Duffour a réussi à se faire un nom sans pour autant être très prolifique. Cela tient notamment à quelques albums excellents, dont « Gare centrale », déjà paru chez Rackham, un petit livre concocté avec Lewis Trondheim en 94, et « Les sept vies du dévoreur d'ombres » paru à L'Asso en 98. Le voici qui frappe très fort à nouveau, même si le projet doit beaucoup à Didier Kelvin.

Le héros de cet album, LD' (prononcez « eldéprime » et vous aurez déjà compris beaucoup de choses) apparaît en silhouette, sur des pages au format italien généralement faites d'une succession de trois cases. Il rumine sans cesse et s'interroge sur le sens de la vie, de l'amour, de la mort. Pourquoi ? Parce que comme son nom l'indique, LD' n'est pas un joyeux luron. Dépressif, il passe le plus clair de son temps à se mésestimer et à détester cordialement le monde qui l'entoure. Ce qui est fabuleux, c'est qu'il le fait avec un humour noir, tranchant, maniant les mots comme un antidote puissant à tous les maux. Ses aphorismes rappellent un peu certains gags du Chat de Geluck, mais teintés du même humour que celui de Franquin dans « Les idées noires ».

Il n'en faut pas des tonnes quand le personnage est un parfait adepte du Prozac. Quelques phrases bien senties font mouche, comme cette page où l'on voit LD' assis sur son divan, la tête basse et disant : « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Tant pis... Je resterai locataire. » Ou encore, lisant le journal dans la première case, LD' relève la tête et se demande : « Je me suis toujours demandé ce que signifiait ADN. Dans mon cas, j'aurais bien vu : affreusement déprimé de naissance ». Et plus loin, en quelque sorte la justification du titre de l'album : « Que le spermatozoïde qui m'a fabriqué ait été le seul parmi des millions à avoir la chance de féconder l'ovule... tout ça pour en faire ça... me fait songer à ces gens qui gagnent au loto et qui ne trouvent rien de mieux que de s'acheter un pavillon de banlieue. » Bref, vous l'aurez compris, LD' n'en finit pas de se lamenter sur son sort et curieusement, la lecture de ses déboires est totalement jouissive. Ces 140 pages se lisent d'une traite puis se relisent, par petits bouts. On y revient, on s'y complaît. Vous aussi, vous verrez.
"Tante Henriette ou l'éloge de l'avarice", par Isabelle Dethan, dans la collection Encrages des éditions Delcourt.

Madame Mazan nous propose ici un album magnifique, sensible, personnel. Pas besoin d'en dire grand-chose. Tante Henriette a vraiment existé. Comme ont existé les autres personnages et les décors de cette histoire. Tout simplement, Isabelle Dethan y raconte son enfance. Avec une tendresse mesurée, elle nous raconte « sa » Tante Henriette, une femme de la haute bourgeoise qui a élevé l'avarice au rang de religion, ou presque. On rit souvent, mais on n'arrive pas à détester la tante en question. Sans doute parce que Dethan ne la déteste pas non plus. Il y a des scènes superbes, comme celle de l'héritage, celle de l'armoire à provisions, pendant la guerre (mais là, c'est l'oncle Alphonse qui est visé), celle du restaurant, celle de la pâtisserie. Et puis il y a ces mille et un détails qui ne s'inventent pas, comme le sachet de thé réutilisable, les tasses non lavées pour économiser l'eau de vaisselle, les élastiques autour des chaussures ou la ceinture autour de la valise. Bref, tout un petit monde qui sent un peu la nostalgie et que cet album raconte sans fioriture.

Et puis il y a le dessin d'Isabelle Dethan. Un lavis très dilué, très pâle, qui convient parfaitement à l'histoire. Les visages sont superbes, à commencer par celui de la Tante Henriette au nez crochu, les ombres et la lumière sont délicatement travaillées, ciselées par le pinceau. Le tout contribue à donner le sentiment de feuilleter un album de photos de famille et c'est exactement ce qu'il fallait pour apprécier une histoire tellement simple qu'elle pourrait presque en devenir banale si les personnages n'étaient pas si étonnants par eux-mêmes.
« Le journal de mon père », tome deux : La séparation. Par Jiro Taniguchi.

C'est avec beaucoup d'impatience que j'attendais ce deuxième tome du journal de mon père. Le premier m'avait véritablement réconcilié avec le manga (j'avoue, je ne suis pas un fan du genre, les lecteurs de cette rubrique s'en seront sans doute déjà aperçu...). Après « Le grand incendie », qui racontait la prime enfance de Yoichi Yamashita, ce deuxième volume aborde, comme son nom l'indique, la séparation des parents du petit garçon. Une expérience douloureuse qu'ont vécue des milliers d'enfants d'un bout à l'autre de la planète. Et ce livre nous montre qu'elle n'est guère différente selon qu'on est un petit Japonais ou un petit Américain.

Mais « La séparation » n'est pas une démonstration ou un livre-témoignage sur les affres du divorce. C'est une histoire très belle et très sensible, l'histoire d'un petit garçon qui ne peut vivre sans sa maman, qui noie son chagrin dans la solitude et la compagnie de son chien, un petit garçon dont le père travaille tout le temps, ce qui rend précieux les rares moments passés avec lui en vacances. Une histoire racontée par Yoichi mais aussi par sa soeur et son oncle, présents lors de la veillée funèbre de son père pour évoquer la mémoire du disparu. Les regards se complètent, on éclaire certains comportements mal compris à l'époque, et surtout, on ne juge pas. Les faits sont présentés avec pudeur, jamais la rancoeur ne prend le dessus.

Jiro Taniguchi prouve avec ce deuxième volume qu'il pouvait aller plus encore à rebrousse-poil du manga traditionnel. Toujours plus intimiste, son récit aborde les questions de la famille, de l'amour, de la séparation, autant de thèmes généralement ignorés sous cette forme par la BD japonaise. C'est aussi étonnant que si un dessinateur américain nous pondait tout à coup un « Monsieur Jean ». Bref, j'ai aimé. Au point d'en oublier le dessin forcément très japonais (on ne peut pas tout révolutionner d'un coup) et d'apprécier cet album pour ce qu'il est vraiment : une histoire d'auteur.
Une balle dans la tête ! (Luka) par Thierry Bellefroid
Luka N°5 : « Une balle dans la tête », par Mezzomo et Lapière, dans la collection Repérages des éditions Dupuis.

Cette fois, Luka arrive là où on ne l'attendait pas. Personnage aux contours ambigus que Denis Lapière a voulu placer à la frange entre policiers, universitaires et éducateurs de rue, Luka, sociologue et grand sportif, se retrouve embrigadé dans la production d'un long métrage en plein milieu cannois. Il y a de quoi surprendre le lecteur. Ce qui le surprend encore davantage, c'est une histoire qui commence très fort et très violemment. D'un coup, la série jusqu'ici raisonnablement policière bascule dans la BD adulte ou, à tout le moins, ado. Le sang gicle copieusement, les filles se déshabillent, la came traîne par-ci par là et projette son ombre sur l'intrigue elle-même. Lapière assume ses choix, à tel point qu'il apparaît physiquement sous les traits du scénariste du film pour lequel Luka a été engagé comme « expert ès banlieue ». Et il faut dire que le scénariste liégeois a franchement mis le turbo. Cet épisode, qui ne répond bien sûr pas aux questions que se pose le lecteur (l'histoire est en deux tomes, comme chaque fois. Et comme chaque fois, le premier laisse le lecteur en plein suspense)) fonctionne en revanche comme une machine de guerre. Dès les premières pages, on est projeté dans l'action sans comprendre. Luka, blessé, revoit un à un les événements qui ont précédé le massacre. Autour de lui, des cadavres. Chaque personnage croisé, chaque objet important est le début d'un flash-back qui vient, comme une pièce de puzzle, compléter la trame de l'histoire. L'exercice est bien mené, nerveux, intelligent. On est pris dans la toile dès le début, on commence à comprendre ce qui se passe au milieu et ensuite, on emboîte le pas dans la course folle du héros pour retrouver sa compagne en un seul morceau.

Denis Lapière tente en ce moment un nouvel exercice dans les pages de Spirou. Avec Sikorski, il propose « La clé du mystère », une enquête policière où le lecteur doit trouver le coupable tout seul. Après la planche 38, le magazine interrompra la publication de l'histoire le temps de lancer un grand concours auprès de ses lecteurs. Lapière a conçu l'histoire en se basant sur l'énigme, et en tissant autour d'elle une toile qui lance le lecteur sur autant d'indices que de fausses pistes. Ce Luka N°5 semble en avoir été la répétition générale. Si le prochain volume apporte les réponses avec autant de qualité que le premier, il s'agira indiscutablement des deux meilleurs albums de la série. Dommage que le dessin de Mezzomo soit encore si souvent approximatif , sans quoi cet album serait vraiment excellent.
"La foire aux cochons", sous-titré « L'art d'accommoder les restes », par Ptiluc, chez Albin Michel.

Après Eric Liberge (Monsieur Mardi-Gras Descendres, paru chez Pointe Noire, Prix Goscinny 1999, à lire ABSOLUMENT) voici que Ptiluc nous livre sa vision du purgatoire. Et elle est pour le moins originale. Au début du siècle, nous retrouvons quelques personnages célèbres autour d'une mare. Il y a là Napoléon Bonaparte (le personnage principal de cette histoire), Victor Hugo (arrivé là à cause de son goût immodéré pour les femmes, semble-t-il) et quelques criminels notoires parmi lesquels la bande à Bonnot ou Landru. Tous se sont réincarnés en cochon. Et leur cauchemar ne fait que commencer. Cochon ils sont, cochon ils resteront. Pendant un siècle entier, nous les retrouvons, bientôt rejoints par une incroyable galerie de géniaux bouchers et de chefs d'Etat spécialisés dans la guerre (Staline, les Habsbourg au grand complet, les généraux français de 14-18, Pétain, Lénine, Hitler, pour n'en citer que quelques-uns), se réincarnant à chaque fois que la main de l'homme leur ôte la vie. Certains reviennent plus vite que d'autres, comme Hitler, qui expie la mal qu'il a fait en jouant à chaque fois les porcelets à la broche dès sa naissance, condamné à revivre sa mort sans fin. D'autres cherchent à atteindre la vieillesse et avec elle, la sagesse ou à tout le moins une certaine forme de sérénité. C'est le cas de Napoléon (affectueusement appelé Napo par les autres), le plus vieux d'entre eux, qui espère ainsi échapper au purgatoire à perpétuité pour « bonne conduite ». Et tout cela sous le regard des vaches, présentées par Ptiluc comme les seuls animaux intelligents de la création.

La lecture de cet album est un régal. D'abord parce que sous leur forme porcine, tous ces spécialistes de la chair à canon devenus chair à saucisse potentielle continuent de régler leurs comptes avec l'Histoire. Les conversations surréalistes permettent à Ptiluc de nous livrer une vision du monde à la fois pessimiste, noire et drôle. L'humour est salutaire. Il en faut d'ailleurs pour accepter quelques cases grinçantes, dont celle où l'on voit les vaches regarder passer les trains de déportés... Et puis il y a le siècle qui avance, transformant le purgatoire en question. L'idée est excellente. La mare des débuts devient tour à tour champ de bataille, petit élevage de porcs puis « Pig Corporation », un lieu horrible coincé entre le centre commercial et deux tours de centrale nucléaire où ne pousse plus un brin d'herbe. Là encore, Ptiluc règle ses comptes avec le siècle. Farines animales et vaches folles auront leur place dans la fin du récit. Tout cela est donc moral sans être pédant, drôle sans être gratuit. En un mot, un très bon album, qui confirme l'excellente forme de l'auteur de Rats, par ailleurs scénariste du très amusant « Frigo », dessiné par Joan et dont le premier tome vient de sortir aux Humanos. Seuls regrets, peut-être, les accents russes et allemands qui deviennent lourds au bout de quelques pages, et le lettrage parfois un peu... cochonné. Mais c'est bien peu de choses.
Le prophète (Lucky Luke) par Thierry Bellefroid
"Le prophète", nouvel album de Lucky Luke, par Patrick Nordmann et Morris, chez Lucky Comics.

Quelques jours après la mort de Will, cet album vient rappeler une dure réalité : Morris est le dernier survivant de « la bande des quatre » (Franquin, Jijé, Will et Morris), ce quatuor qui a révolutionné la BD franco-belge d'après-guerre. Bien sûr, Will ne publiait plus depuis quelque temps déjà, mais le savoir parti fait de ce nouveau Lucky Luke un objet particulier. On a souvent demandé à Morris comment il avait pu passer sa vie entière à dessiner le même héros. Inlassablement, il a répondu « parce que ça m'amuse ». Et on est tenté de le croire, même si avec les années, les personnages ont commencé à montrer quelques tics et les décors à se simplifier à l'extrême.

Autre élément d'actualité lié à la sortie de cet album, le changement d'éditeur. Après dix ans d'existence, Lucky Production passe la main à Lucky Comics, ce qui équivaut plus ou moins à un retour chez Dargaud (même s'il s'agit d'une association et non d'une appropriation !). Après avoir perdu son procès contre Albert Uderzo, l'éditeur français a en effet renoué le contact avec Morris et trouvé les mots pour le convaincre. Les lecteurs ne verront sans doute pas le changement. N'empêche, la machine Dargaud récupère ainsi le cow-boy qui tire plus vite que son ombre et il faut s'attendre à une offensive en terme de communication et marketing, offensive à laquelle le ronronnant éditeur Lucky Production ne nous avait pas habitués. Si l'on regarde en arrière, on s'aperçoit que les changements d'éditeurs de cette série ont souvent été déterminants. Même si les premiers albums de la seconde période sont excellents (je pense au « Pied Tendre » ou à « La caravane », par exemple), la plupart des nostalgiques vous diront qu'ils ne jurent que par la période Dupuis. Et la chute de régime s'accentue encore lorsque Lucky Production remplace Dargaud. Bref, après plus d'un demi-siècle d'existence, Lucky Luke joue peut-être sa seconde jeunesse.

Parlons de l'album, maintenant. Scénarisé par un journaliste suisse, Patrick Nordmann, il nous emmène dans le petit monde des communautés religieuses qui ont tenté d'essaimer (certaines avec succès, d'ailleurs) dans l'Ouest américain. « Le prophète » est un détenu, Dunkle, qui va évidemment réussir sans peine à entraîner dans son sillage le plus bel imbécile que la BD ait créé : Averell Dalton. Et pendant que le plus « haut » des frères joue les disciples parfaits, les trois autres découvrent avec stupéfaction une ville où la violence et l'argent n'existent pas. Sans parler des saloons, remplacés par des salons de thé où l'on boit de la verveine ! La caricature est évidemment poussée à l'extrême, et les Dalton, bêtes et cupides comme on les connaît, ne loupent pas l'occasion de renverser l'ordre établi. Rien que de très attendu et conventionnel, mais ça fonctionne. Lucky Luke joue son rôle à la virgule près mais finit par devenir un personnage secondaire de sa propre série. Quant à la fin, elle est un peu expédiée, alors même que certains passages sont tirés en longueur dans le reste de l'album. Bref, ce « Prophète » est un album honnête, surtout si on le compare à la plupart de ses prédécesseurs. Mais n'en espérez pas davantage. Et si vos enfants découvrent Lucky Luke grâce à lui, n'hésitez pas à profiter de l'occasion pour leur faire découvrir l'âge d'or de la série, ils en redemanderont.
Rebecca par Thierry Bellefroid
"Rebecca", par Martin Matje et JC Götting, paru chez PMJ jeunesse.

Un petit livre au format italien que l'on ouvre dans un moment de détente et qu'on ne referme qu'une fois lue la dernière histoire. Imaginée pour le magazine « Je bouquine », Rebecca est une lectrice insatiable, qui rappellera l'Henriette de Dupuy et Berberian à plus d'un lecteur. La lecture est véritablement la nourriture de cette petite fille à lunettes qui s'essaie aussi à l'écriture. En bonne intellectuelle, elle a un frère idiot, Martin, qui ne lâche jamais son ballon de foot ni son copain Grégoire. Mais le copain Grégoire est influençable et va découvrir la littérature et l'amour, pour le plus grand désespoir de Martin. Quant au point faible de Rebecca, c'est sa passion immodérée pour les livres de Patricia Caduck, qu'elle ne peut s'empêcher d'acheter, même lorsqu'elle les possède déjà !

Tout cela est raconté sous forme de petits strips en bichromie. Les gags sont donc très ramassés et tiennent essentiellement en un échange de dialogues de trois à quatre phylactères. Ca n'a l'air de rien, mais ça oblige à une gymnastique intellectuelle certaine, car faire rire n'est pas facile, mais faire rire en économisant les moyens est encore moins aisé. Matje et Götting s'en tirent à merveille et leur pragmatique Rebecca m'a souvent fait rire. Un album pour tous les publics et tous les âges, au même titre qu'un Peanuts, par exemple.
Preux et prouesses (Garulfo) par Thierry Bellefroid
"Preux et prouesses", cinquième album de la série "Garulfo", par Ayroles, Maïorana et Leprévost, dans la collection "Terres de légendes", chez Delcourt.

Garulfo est en vitesse de croisière. Le public est là, de plus en plus nombreux, l'éditeur est content et les auteurs s'amusent. Que demander de plus ? Rien, si ce n'est de ne pas voir la qualité diminuer. Qu'on se rassure, même si ce cinquième album est un peu moins bon que les premiers, il reste une référence dans la BD d'humour.

Alain Ayrolles est un grand scénariste entre autres chose parce qu'il est avant tout un grand dialoguiste. Une fois encore, ce Garulfo est l'occasion d'enchaîner des répliques comme au théâtre, dans des situations qui combinent le vaudeville au conte de fées. Bruno Maïorana, lui, est non seulement un excellent dessinateur, mais bénéficie en outre de sa connaissance de l'animation pour faire bouger ses personnages avec une adresse incroyable. Garulfo est sans doute l'une des BD les plus proches du dessin animé sur papier. Et le prouve, une fois encore, avec un album qui fait la part belle à l'action pure : chevaliers volant à la chasse à l'ogre, joutes médiévales, courses-poursuites en tout genre (ça va de celle qui ouvre l'album, l'extraordinaire scène de chute et de presque lynchage de Romuald et Garulfo... à cette petite gâterie de la planche 33 lorsque le lutin Bernardeau (Blë Blë) traverse le territoire d'un renard affamé)

Tout ce qui a fait le succès de la série se retrouve donc à nouveau dans ce cinquième album joliment mis en couleurs par Thierry Leprévost. Impossible de ne pas rire ou au moins sourire en découvrant les situations qui unissent dans l'infortune Garulfo à Romuald. Au premier abord, on peut croire cet album moins inventif et moins riche que les précédents. il est vrai qu'il exploite très largement le thème su tournoi. Toutefois, il faut surtout y voir une contruction différente. Pas de nouveau personnage, pas de nouveauté spectaculaire. Les idées s'égrènent, tout au long des pages, peut-être plus discrètes qu'à l'acoutumée. Grosso modo, il tourne essentiellement autour de l'organisation du grand tournoi qui doit rapporter au vainqueur un baiser de la belle Héphylie (plus belle que jamais, d'ailleurs, faut-il le dire...) Espérons qu'Alain Ayrolles ne cèdera jamais à la facilité devant le succès facile : il a trop de talent pour commettre ça ! Mais que ce petit nuage noir ne vous empêche pas de vous jeter sur cet album, vous passerez évidemment un pur moment de BD que nul autre support (sauf peut-être le dessin animé réalisé par les mêmes compères) ne pourrait adapter avec le même bonheur !
"Deux balles pour un singe", tome deux de la série "Lipstick", par Dominique David chez Glénat.

Le polar au féminin, c'est dans cette catégorie que Glénat range « Lipstick » sur les feuillets de présentation de la collection "Bulle Noire". Aux côtés d'Oki (et des "filles d'Aphrodite" ?) dans cette "sous-collection" (les autres étant le polar politique, le polar historique, le polar fantastique et le polar classique), on trouve l'une des meilleures des quinze séries lancées par Bulle Noire en deux ans. (séries auxquelles il faut ajouter la réédition des aventures de Sam Pezzo à l'occasion du trentième anniversaire des éditions Glénat, réédition intégrée à la collection).

"Lipstick", c'est tout d'abord un duo inédit dans le monde du polar, celui formé par une ex call-girl reconvertie en tueuse et un garçon surdoué mais à peine entré dans l'adolescence pré-pubère. En deux albums, les deux héros que tout séparaient ont vécu des aventures palpitantes côte à côte, dans un mélange de sentiments qui passe sans cesse de la fascination à l'irritation. Deux caractères opposés, deux générations que tout sépare, mais aussi deux regards complémentaires sur le monde. Lui a l'intelligence pure, le cerveau logique et rapide des enfants qui sont champions d'échecs avant de savoir jouer au foot. Mais il a aussi ses fêlures, ses faiblesses, à commencer par un énorme besoin d'amour et de tendresse qu'il comble en partie auprès de Lipstick. Elle est revenue de tout, ne cherche qu'à récupérer le butin du meurtre qu'elle avait longuement préparé et que le hasard a fait foirer. Apparemment sans coeur, elle cache tout simplement sa part la plus humaine. Au milieu, il y a une galerie de personnages dont certains sont peut-être moins innocents qu'ils en ont l'air, et ces deux tueurs jumeaux qui aiment se rappeler les frites de la gare du Midi à Bruxelles. Un sénateur qui se fait (un peu trop facilement ?) rouler dans la farine et soutirer un million de dollars. Et des péripéties en cascade dont certaines -heureusement, assez rares- un peu trop prévisibles (comme le "fabriquant" de faux-papiers du premier album dont personne ne doute une seconde qu'il ne saura pas tenir sa langue !).

"Lipstick" est une série trépidante mais dont l'action n'est pas le ressort unique. Dominique David aime ses personnages et ça se voit. Le résultat, c'est une histoire qui mêle suspense, humour, dépaysement et portraits. Le tout servi par un dessin très clair même s'il est parfois encore un rien maladroit et épais dans le traitement des visages. Comme Benoît Roels dans "Bleu Lézard", Dominique David travaille en solo, assurant scénario et dessin. Et comme pour "Bleu Lézard", cela réussit plutôt bien au produit final. Espérons juste que Dominique David saura arrêter à temps sa série pour qu'elle reste attractive d'un bout à l'autre. Ce million de dollars ne pourra pas se balader éternellement dans la nature.
Vagues à l'âme par Thierry Bellefroid
« Vagues à l'âme », par Grégory Mardon, dans la collection Tohu Bohu des Humanos.


Quel merveille que ce « Vagues à l'âme » ! Comme l'autre nouveauté de la collection Tohu Bohu en ce mois de janvier (« Noé », par Stéphane Levallois, voir critique par ailleurs), il s'agit pourtant de l'album d'un nouveau venu. Et si l'extraordinaire maîtrise graphique de Levallois m'a davantage impressionné que l'histoire qu'il raconte (pas toujours facile à suivre, d'ailleurs), je dois dire que le récit développé dans « Vagues à l'âme », au contraire, m'a immédiatement captivé. On ne peut pas employer le terme d'autobiographie car il ne s'agit pas vraiment de la vie de Mardon lui-même. Mais l'album porte incontestablement la griffe de l'authenticité puisque l'auteur a décidé d'y raconter l'incroyable destin de son grand-père. Dans un genre très différent, il m'a rappelé le sublime « Ethel et Ernest » paru chez Grasset fin 98 et dans lequel Raymond Briggs racontait l'histoire de ses propres parents. Comme à l'occasion de la lecture de cet album, j'ai été véritablement ému par le ton de Grégory Mardon, par la tendresse qu'il laisse transparaître pour son héros, le grand-père qui a marqué son enfance.

En 112 planches d'une beauté magistrales, ce « débutant » raconte comment Adolphe Hérault est parti de sa condition de garçon-boucher à Douai, dans les années trente, pour parcourir toutes les mers du globe à la recherche de l'aventure avant de se fixer sous le soleil du Maghreb, d'y fonder une famille, et bientôt, de revenir à la case départ comme des milliers de Pieds-Noirs. C'est palpitant, plein d'improbables récits que l'auteur lui-même met en doute à la fin de l'histoire, ajoutant qu'il importe peu de savoir si tout ce que lui a raconté son grand-père est vraiment arrivé. Les paysages et les décors sont campés avec peu de moyens et une justesse de bon ton, la plume est agile et le lavis intelligemment employé. Mais surtout, cette aventure humaine est véritablement touchante parce qu'elle ne s'arrête pas à la période « héroïque ». Grégory Mardon a eu le courage de raconter et de dessiner Adolphe Hérault jusqu'à la fin, diminué par la maladie et la vieillesse, mais plus « beau » que jamais. C'est sensible et c'est un grand hommage d'un petit-fils qui ne s'est pas contenté d'admirer son aïeul mais lui a emprunté son don de raconter des histoires. Il y a ajouté le dessin, pour notre plus grand bonheur. Longue vie à ce nouveau venu.. et à Tohu Bohu qui devrait continuer de nous combler dès février avec un album de Dupuy & Berbérian fort attendu !
« Les révoltés », tome III, par Dufaux et Malès, dans la collection Caractère des éditions Glénat.


On ne dira jamais assez qu'une bonne histoire courte vaut mieux qu'une histoire bien lancée, mais tirée en longueur. Jean Dufaux semble l'avoir compris en n'excédant pas les trois tomes pour raconter le destin de ses « révoltés ». Qui sont-ils ? Des jeunes gens qui avaient la vie un peu trop facile, un avenir tout tracé et cousu d'argent. Mais qui ne voulaient pas du système dans lequel on voulait les enfermer. Le titre de la série pouvait laisser croire qu'en guise de révolte, on irait plus loin. Mais l'intelligence de Jean Dufaux aura été de considérer que ces jeunes adultes auront surtout connu une révolte intérieure. Révolte contre l'autorité parentale, contre la voie royale qu'on leur destinait. L'un se suicide, une autre choisira de devenir une star du porno, une autre encore verra la folie de très près.
Des chemins partiellement inattendus pour le lecteur qui se plongeait dans un premier album dominé par les amours impossibles d'un frère et d'une soeur, Blanche et Jimmy. Comme souvent chez Dufaux, personne ne sort tout blanc de l'aventure, y compris le « brave » Waldo, qui sert de narrateur et de fil conducteur à l'intrigue. Personne n'en sort indemne non plus, tant il est vrai que Jean Dufaux aime qu'il y ait un prix à payer pour ses héros, au risque de ne plus surprendre le lecteur à la fin de l'histoire.

Ces « Révoltés » ne sont pas la meilleure histoire de Dufaux. Une histoire, seulement. Une parmi tant d'autres pour ce scénariste hyper-prolifique fasciné par le roman noir américain et peut-être plus simplement, par l'Amérique elle-même. A travers cette histoire, Dufaux a composé une toile narrative dans laquelle viennent se prendre les rois du pétrole, le tout Hollywood et la pègre à la fois. Un joli mélange de tronches, de vies gâchées ou défaites, d'acteurs déchus, de parents indignes, d'ambitieux arrivistes trop dépendants du bon vouloir de mécènes pas clairs.

Du beau monde, quoi. Qui se trompe, qui se dénonce, se sacrifie parfois, se déchire souvent. L'éternelle histoire de la vie, transposée dans un milieu qui est à lui seul le reflet de l'Amérique en ces années cinquante où les voitures sont aussi grosses que les actrices sont plantureuses.

Et pour donner vie à tout cela, il y a le dessin de Malès qui aime épaissir le trait quand il le faut et capter dans un regard tout ce qu'il peut exprimer, de la détresse à la haine. Il n'en faut pas plus.
Banks contre Banks (Golden City) par Thierry Bellefroid
« Banks contre Banks », tome deux de la série « Golden City », par Pecqueur, Malfin, Schelle et Rosa. Dans la collection « Néoplis » des éditions Delcourt.

Question de génération, peut-être, « Néopolis » est la collection des éditions Delcourt dans laquelle j'ai eu le plus de mal à entrer. Sans doute est-ce dû en partie à un recours avoué à l'informatique dans la mise en couleurs, faisant facilement de ces albums d'apparents ersatz de dessins animés ou de jeux vidéo. Mais la BD évolue et celui qui n'évolue pas avec elle risque un jour de ne plus se trouver en phase avec les goûts du public. J'ai donc fait abstraction de ce que je considère comme un recours excessif à l'informatique (ce ne sont pas tellement les couleurs qui me gênent en effet, mais tout le reste : reflets, dégradés programmés et autres artifices qui sentent bon la touche « effets » de l'ordi mais pas nécessairement le génie ou l'intuition du créateur) dans le traitement de cette BD pour me concentrer sur l'intérêt de l'histoire et sa transposition en dessin.

Et là, il faut bien l'avouer, « Golden City » propose un suspense d'anticipation classique mais efficace. L'idée de « l'île » préservée de la pollution et réservée aux seuls nantis n'est pas neuve, pas plus que le complot contre un président habilement remplacé par son double en son absence. Mais il y a quelques personnages intéressants dans la série, à commencer par l'espèce de Soeur Theresa du futur (Soeur Léa) qui plane sur le premier album (mais manque cruellement dans le deuxième) ou la tueuse mère de famille (Amber) qui ne lâche pas facilement sa proie. Et puis il y a les enfants pilleurs d'épave qui sont les vrais héros de l'histoire. Le président, lui , est un peu trop gentil et honnête pour être crédible, mais on lui emboîte généreusement le pas et on se prend à croire qu'il arrivera à retrouver sa femme vendue à des trafiquants d'organes par le méchant Chacal. Tout cela fleure bon le manichéisme, mais le scénario est suffisamment riche en rebondissements pour qu'on suive sans se poser de questions. D'autant que le dessin, il faut quand même le dire, est à la hauteur du rythme. Nicolas Malfin a indiscutablement le sens du mouvement et de l'action. Mais à voir ses croquis et crayonnés dans les huit pages du cahier de la première édition, on se prend à rêver de ce que pourrait être cette BD traitée de manière classique. Aah, ce vieux réflexe d'inertie face au progrès ! Bon, soyons sérieux deux minutes et disons pour conclure que « Golden City » est une bonne série B. Tiens, c'est justement le nom du label de Fred Blanchard et Olivier Vatine. Peut-être qu'ils en avaient une autre définition...
« Dans l'cochon, tout est bon », une aventure de Philibert, par Mazan, chez Delcourt.

Premier ( y en aura-t-il d'autres ?) opus des aventures de Philibert, médecin légiste de son état. Après deux albums dans la collection « Delcourt Jeunesse », revoici donc Mazan « pour les grands ». Un regard ironique, décalé, sur la vie moderne et principalement sur le poids des corps. Il y a de la cellulite à presque toutes les pages et c'est bien normal puisque Mazan nous propose dans cet album une réflexion pleine d'humour sur le rapport à la chair de notre belle civilisation. D'un côté, on trouve le maigrelet Philibert qui découpe les corps ramenés par son flic de frère ainsi que l'anorexique Léa, artiste peintre incomprise par l'avant-garde avec laquelle elle vit par habitude. De l'autre, des logeuses, des baigneurs, des quidams à l'obésité presque obsédante. Comme si le monde se divisait en deux sur la base du seul clivage du tour de taille. Mais il n'y a pas que des histoires de poids et de nourriture (ou de pollution) dans cet album, loin de là. Il y a aussi -il y a essentiellement, devrait-on dire- une histoire d'amour peu banale qui commence sur une plage, se poursuit à la morgue et s'achève, vous verrez bien où.

Mazan a su brosser avec brio le portrait de l'une de ces victimes de la phobie de la propreté et de l'hygiène. Qui ne reconnaîtra pas une connaissance dans ce tableau de femme dépassée par ses phobies ? (attention, ça peut aussi bien arriver aux hommes, hein !) Qui pourrait vivre avec quelqu'un comme Léa sans devenir à moitié fou ? C'est ce que Mazan s'est sans doute dit en faisant de cette asperge aux yeux verts et taches de rousseur une compagne à la fois irrésistible et insupportable, tendre et agaçante, drôle et incurable. C'est tout à fait réussi. On ne rit pas aux éclats comme en lisant un gag de Franquin, mais on sourit en suivant les efforts de Philibert pour s'adapter à la situation, on note au passage la caricature un rien acerbe du milieu de l'art que nous livre Mazan entre deux pages d'angoisses pondérales. On apprécie le ton léger, enjoué, constamment drôle de la narration. Et on se régale de couleurs dont l'auteur a le secret et qui ajoutent à ce drôle d'album une touche artistique du meilleur goût.
Aidan (Le Poisson-Clown) par Thierry Bellefroid
« Aidan », tome 3 de la série « Le poisson-clown », par David Chauvel et Fred Simon, paru dans la collection « Sang-Froid » des éditions Delcourt.


Comme il l'avait fait dans « Les enragés », David Chauvel nous ménage dans cet album une petite révélation sur le passé de l'un des personnages clé du récit, en l'occurrence l'inspecteur Codikow, ripou avéré qui tirait son épingle du jeu à la fin du tome deux. Il nous propose surtout de poursuivre l'incroyable saga d'une valise de diamants et de l'antihéros, Happy Wimbush , le hors-la-loi le plus gentil, le plus serviable et le plus niais que l'histoire de la BD nous ait présenté dans une série réaliste. Car c'est sans doute ce qui fait l'originalité et la force de cette série. Elle nous propose de suivre les tribulations d'un sympathique imbécile sur un mode qui, lui, n'a rien à voir avec la BD d'humour. Au contraire, « Le poisson-clown » a bien sa place dans la collection « Sang-Froid ». Action, coups tordus, polar et poursuites sont au rendez-vous depuis la première heure. Et ça ne faiblit pas.

Chauvel s'est amusé à imaginer un sacré sac de noeuds autour de cette valise de diamants convoitée par la mafia. On ne compte plus le nombre de poursuivants qu'Happy traîne à ses guêtres, tous mus par des motivations diverses. Et ça fonctionne parfaitement. Non seulement on ne s'ennuie pas un instant dans ce troisième album -pas plus que dans les précédents-, mais en outre le scénario ne se contente pas d'égrener les coups de théâtre. Les personnages principaux -à commencer par Happy- sont bien campés et leurs motivations tout à fait plausibles. C'est sans nul doute dans ce genre d'exercice qu'excelle le plus Chauvel (et je n'écris pas ceci parce qu'il fait partie de ces auteurs qui lisent ces chroniques sur bdparadisio sans toujours être d'accord avec ce qui y est dit !)

Au dessin, le vieux complice Fred Simon. Pas de grands changements depuis le début de ce « Poisson-clown », il continue de dessiner des personnages qui ont un petit côté « magazine Spirou » sur fond de décors réalistes, correspondant ainsi parfaitement à la dichotomie du scénario décrite plus haut. Les deux compères semblent d'ailleurs prendre plaisir à jouer sur ce mélange des genres puisqu'ils ont « baladé » Christina Nicieza en costume de Blanche-Neige sur deux moitiés d'albums, alors qu'il s'agit de l'un des protagonistes les plus retors de la série. Autant dire que s'il venait l'idée à Fred Simon de dessiner ses personnages dans un style parfaitement réaliste, « Le poisson-clown » perdrait sans doute quelque chose.

Un mot quand même de ce tic dont il semble se défaire et qui était particulièrement visible dans « Rails ». A quelques rares exceptions près, cet album ne contient plus de personnages avec ce menton remontant en « o » jusqu'au nez comme un masque de chirurgien. Au contraire, Fred Simon propose aujourd'hui un traitement net, et très lisible de ses personnages. Tant mieux !

PS. Une question, comme ça, qui m'obsède : qui a réparé le talon cassé de Debbie, dans le tome deux ?


La momie scandaleuse (La Vache) par Thierry Bellefroid
« La momie scandaleuse », 8ème album de la série « La Vache » de Johan De Moor et Stephen Desberg.


Sacré De Moor, il continue son petit bonhomme de chemin en dehors des modes, des querelles d'écoles et des plans marketing d'éditeurs. Fidèle à sa Vache comme à Casterman, il nous propose un huitième opus qui constitue un véritable régal visuel et n'est rien d'autre qu'un OVNI dans le monde de la BD actuelle. Johan peut se vanter de n'être imité par personne, voire... d'être tout simplement inimitable. Dommage pour lui que ce talent n'ait toujours pas explosé au grand jour et reste confiné à de trop rares amateurs, principalement belges.

Il y a dans cet album une fraîcheur que les auteurs m'avaient semblé perdre avec « Les tigres de papier ». L'histoire joue constamment du second degré et manie l'humour à toutes les pages, dans un savant aller-retour entre texte et dessin. L'album est ultra-référentiel, chaque page étant l'occasion d'une allusion plus ou moins fine aux mondes de la BD ou des arts. Certaines n'échapperont à personne (Le « damned & by jove » prononcé par une silhouette à la pipe au Zamalek Garden Café, planche 24 qui rappelle Blake et Mortimer comme le fit récemment André Taymans dans « Les filles d'Aphrodite »... le thème est décidément à la mode). D'autres sont plus subtiles, comme ce paysage breughelien (avec pylône électrique) en haut de la planche 6. Sans compter des traits d'humour que ne comprendront que les Belges parlant le flamand... Ainsi, l'interjection écrite en lettres arabisantes à la planche 9 « Möhwadesdeh » rappelle furieusement une expression de patois flamand dont la traduction française signifie : mais qu'est-ce que c'est ? Ou encore ce « amaï amaï amaï » que crie le guide égyptien à la planche 4 et qui est lui aussi une expression typiquement flamande, malheureusement intraduisible, celle-là. Que nos amis Français se rassurent, il y en a pour eux aussi. Exemple, cette scène de transport de bestiaux où les vaches chantent en chœur le « Aïcha » de Khaled (planche 20).

Et puis, il y a l'humour visuel (la scène des vaches, encore elles, qui découvrent le taureau « scandaleux » aux planches 22-23, génial) et ces profanations irrévérencieuses qui donnent lieu à d'excellents moments, comme à la planche 32 où l'on découvre le Sphinx et les pyramides barbouillés d'inscriptions à la peinture : « Akhénaton, roi des cons » et « Tous des pédés », commentaires laissés à dessein par le fameux taureau qui règle ses comptes avec l'Egypte antique avec quelques siècles de retard. Tout cela est excellent, inattendu, furieusement bien dessiné par un De Moor au mieux de sa forme (les décors sont magnifiques !) et servi par un scénario bien enlevé. Si vous ne devez lire qu'un album de la série, autant que ce soit celui-là !
Une chose est sûre, quelles que soient les qualités intrinsèques de cet album, il aura fait parler de lui dès avant sa sortie. Présenté comme un événement, porté par la notoriété de Juillard et par l'anecdote « du directeur éditorial qui avait remis son projet de scénario de manière anonyme et l'avait emporté par ses qualités sans faire usage de son statut dans la maison... »(1), « La machination Voronov » que certain collègue malveillant mais caustique a définitivement rebaptisé « La machine à sous Voronov » n'est pas loin de provoquer un séisme médiatique. Et quelques jours à peine après sa sortie, cet album que tout le monde semble avoir lu fait déjà l'objet d'âpres disputes entre critiques, journalistes spécialisés ou simples aficionados. Bref, un objet de discorde dans les ménages.

Alors, faut-il qu'à mon tour je me jette dans l'arène des « pour » ou dans celle des « contre » ? J'avoue être un peu las de ces discussions sur l'héritage de Jacobs, sur la question de savoir si la barbe du professeur Mortimer est bien dessinée ou encore sur l'intérêt de revenir à la période de la guerre froide. Mais, comme je viens de lire cet album et comme la chronique que vous lisez en ce moment s'intitule « je viens de lire », mon job est de dire ce que j'en ai pensé.

L'histoire, d'abord. Classique récit d'espionnage, de savant fou et de complot « mondial » déjoué par de valeureux héros sans peur et sans reproche, elle n'est ni mauvaise ni extraordinaire. Mais elle me semble presque plus proche de l'univers du Guy Lefranc des débuts que de celui de Blake et Mortimer. L'auteur tire finalement assez peu parti du côté « britanissime » de la série, pas plus qu'il ne situe l'histoire dans un contexte d'anticipation scientifique qui est pourtant la marque de fabrique de Jacobs. C'est donc une histoire d'espionnage traditionnelle, avec des bons très bons et très courageux (y compris -enfin !- une femme) et des méchants très méchants et sans scrupules. Avec des échanges de prisonniers à la frontière allemande et des agents qui passent un peu trop facilement les frontières au nez et à la barbe de ceux qui les recherchent sur tout le territoire de l'ex URSS.

Le dessin, ensuite. Je n'ai pas envie d'entrer dans la polémique. Je dirai simplement que Juillard fait mieux du Juillard qu'il ne fait du Jacobs. Quand un dessinateur possède un tel talent, on a forcément l'impression qu'il le gâche à vouloir se couler dans le style d'un autre qui, du reste, n'est pas du tout le sien. Ca sent le travail, pas toujours heureux, mais souvent très honnête. Mais ça reste moins convaincant que Ted Benoît.

Enfin, le style. C'est là que j'ai le plus de réserves. Que l'on continue à faire vivre Blake et Mortimer, soit. Mais qu'au nom d'une certaine nostalgie (qui fleure bon les acheteurs potentiels de trente à soixante ans !) on se sente obligé de pratiquer de la BD dans un genre qui n'a plus cours depuis au moins trente ans, ça me dépasse un peu. Faut-il à tout prix que chaque phylactère menace de tomber sur les personnages tant il est lourd de phrases inutiles et littéraires ? Faut-il continuer à indiquer au-dessus de chaque case, dans des récitatifs tout aussi inutiles, ce que le dessin nous montre par ailleurs ? La BD a évolué. Serait-il sacrilège de rendre Blake et Mortimer lisibles et digérables ? Car si le but est non seulement de continuer à vendre des albums aux nostalgiques qui ont tant aimé la série, il est aussi de se faire un nouveau public. Mais comment un jeune lecteur -même « éduqué » à la lecture des BD de ces vingt dernières années par ses aînés- peut-il avoir envie de se plonger dans un album pareil ? La question est posée...


(1)Pour ceux qui l'ignoreraient encore, Yves Sente est en effet l'actuel directeur éditorial des éditions du Lombard en plus d'être le scénariste de « La machination Voronov ».
La planète (Bételgeuse) par Thierry Bellefroid
"Betelgeuse", Tome 1 : "La planète", par Léo, chez Dargaud.

C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé les protagonistes de la série "Aldébaran" dans ce nouveau cycle baptisé "Bételgeuse", du nom de la planète qui en sera en quelque sorte l'héroïne. "Aldébaran" nous a montré que Léo était beaucoup plus qu'un simple dessinateur "échoué" chez nous, en prouvant qu'il savait aussi raconter des histoires. Je dirais même que je le préfère comme scénariste, rôle dans lequel il semble donner toute la mesure de son talent. (par opposition à la série "Trent", de Rodolphe, pour laquelle il ne réalise que le dessin)

C'est vrai qu'avec "Aldébaran", Léo a montré qu'un auteur de science-fiction peut proposer un récit presque intimiste, où la psychologie des personnages a autant d'importance que l'histoire elle-même, où la poésie le dispute à la sagesse, à l'écologie, à l'humanisme. On en ressort forcément avec un capital sympathie pour ses héros. Et c'est donc avec un brin d'émotion qu'on les retrouve dans ce nouveau cycle d'aventures. Mais n'est-ce pas "la suite du retour de la vengeance de...", comme on dit dans ces cas-là ?

J'ai plongé dans ce premier tome de "Bételgeuse" avec délectation. Nouvelle planète, nouvelle histoire et -en partie du moins- nouveaux personnages. Me voilà rassuré sur les intentions de Léo : il ne nous proposera pas une suite poussive et intéressée d'Aldébaran. Les créatures qui peuplent Bételgeuse sont très réussies. Tant mieux, car les iums, mélange de pandas et de pingouins, semblent devoir prendre une place importante dans le récit. Des animaux à la fois mystérieux et fascinants. Le décor, lui, est totalement en opposition avec celui d'Aldébaran, qui était dominé par l'élément liquide. Ici, au contraire, la planète est aride, presque couverte de déserts et dépourvue d'océans. En revanche, elle est parcourue de grandes failles, ou canyons, qui sont le lit de magnifiques chutes d'eau entourées de végétation tropicale. Léo semble avoir pris beaucoup de plaisir à dessiner ces lieux très verts qui rappellent les magnifiques "tepuyes" du Venezuela. La couverture de l'album vous permettra de visualiser en un coup d'oil ce que je viens de décrire.

Mais il y a aussi l'histoire de cette navette de colonisation envoyée par la Terre et qui tourne en orbite autour de Bételgeuse avec des milliers de cadavres à son bord. Je ne vous en dis pas plus, pour ne pas trop en dévoiler, mais on sent dès ce premier volume que Léo est loin d'avoir épuisé les trésors de son imagination. En résumé : vivement la suite ! Et pour ceux qui n'ont pas lu "Aldébaran", rappelons que Dargaud a eu l'excellente idée d'éditer l'intégrale du premier cycle.
Le début et la fin (Replay) par Thierry Bellefroid
"Replay N°1", "Le début... et la fin". Par Sala & Zentner, chez Casterman.

Jorge Zentner quitte pour un temps son vieux complice Pellejero pour nous proposer un album très réussi en compagnie d'un dessinateur totalement inconnu. Le jeune David Sala (il est né en 73) signe en effet ici sa première BD après un apprentissage du dessin à travers divers travaux d'illustration. Et il s'en tire plutôt bien, confirmant par là le niveau assez élevé de la production BD actuelle qui n'accepte plus, la plupart du temps, d'attendre que le talent se développe avec les années. Le dessin de Sala -contours volontairement estompés à certains moments, encrage à la plume très visible à d'autres, couleurs soignées, intelligentes et artistiques- rappellera à plus d'un titre le travail d'un Berlion sur Lie-de-vin, en plus sombre. Certains visages feront penser, en revanche, à du de Crécy façon "Léon-la-Came". Peut-être que Sala doit encore se trouver, peut-être au contraire faut-il regarder son dessin en n'essayant pas de le comparer à d'autres. Toujours est-il que cette patte convient parfaitement à l'histoire imaginée par Zentner, une histoire en forme de flash-back qui s'étale sur vingt-six ans.

Parlons du scénario. Bien construit, il nous narre la vie d'un garçon obsédé par l'idée de l'aventure, de l'exploit, du dépassement de ses propres peurs; un gars né dans un trou comme il y en a tant aux Etats-Unis, et qui rêve de se dorer la pilule sur les plages de Floride après s'être prouvé qu'il était un homme. Ca commence par de petits défis avec les gamins du quartier et ça sent très vite la poudre et la fuite en avant. Mais ce premier tome de "Replay" qui se lit comme un one-shot et non comme une mise en place de série (ce qui est incontestablement une qualité !) ne raconte pas seulement l'histoire d'un garçon qui n'a pas froid aux yeux. Car au goût du risque de Don correspond l'apathie de Chuby, l'ami de toujours, le poids mort presque, que l'adolescent fougueux va traîner derrière lui dans toute cette aventure. Avec beaucoup de finesse, Zentner joue sur les époques et les réactions en chaîne pour raconter l'histoire d'une amitié forte, dangereuse, absolue. Et nous montrer que dans la vie, on ne choisit pas toujours son destin...
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