Je referme l'album et je ferme les yeux. Que me reste-t-il de ce que je viens de lire ? Ce ne sont ni les personnages ni l'histoire qui m'ont impressionné. Ce sont les couleurs. En cela, « L'ombre d'un homme » est une vraie réussite. François Schuiten a prouvé qu'il maîtrisait totalement ce domaine, jusqu'ici sous-exploité dans son oeuvre. Du coup, les Cités Obscures pourraient difficilement plus mal porter leur nom. La série, qui compte quelques albums mythiques comme « Les murailles de Samaris », « La fièvre d'Urbicande » ou « La Tour », n'a en effet jamais été si tournée...vers la lumière. Premier ouvrage en couleurs directes, « L'ombre d'un homme » marque-t-il pour autant une révolution dans l'oeuvre des deux compères ? Oui et non.
Oui, parce qu'il y a chez eux une volonté de plus en plus affirmée de casser l'étiquette d'architectes de la BD qui leur colle à la peau. Exit, donc, les histoires dictées par les structures sociales ou politiques de cités imaginaires. Place à l'humain, aux personnages, aux sentiments. Une première tentative avait déjà vu le jour avec « L'Enfant penchée » et « Mary la penchée ». Mais cette fois, il convenait d'aller plus loin, de montrer aux lecteurs qu'on se remettait en question. L'angoisse existentielle des deux auteurs est donc le vrai point de départ de cette histoire. Et ce n'est sans doute pas un hasard si Albert Chamisso, le personnage principal de « L'Ombre d'un homme », a les traits de Benoît Peeters. Dans cette quête frénétique de reconnaissance en tant qu'auteurs de la comédie humaine, Schuiten et Peeters ont voulu mettre tous les atouts dans leur jeu. Nul narcissisme là derrière, seulement une volonté de coller au plus près à la « texture » humaine.
Tout ça c'est bien joli, mais est-ce réussi ? La réponse appartient au lecteur. C'est lui qui, en définitive, appréciera...ou rejettera. Pour ma part, je retiens de cette nouvelle expérience la ténacité et le courage de deux auteurs qui ne veulent pas s'auto-parodier et ne cessent de chercher de nouvelles voies. En revanche, on a l'impression en lisant cet album qu'il est presque contre-nature. On sent que François Schuiten se fait mal pour minimiser les décors, qu'il ne s'amuse jamais autant que lorsqu'il peut laisser libre cours à son imagination « urbanistique ». Et les personnages, pour important qu'ils soient, restent trop souvent froids, distants, désincarnés. Schuiten et Peeters ne seront jamais des auteurs « intimistes ». Cela n'empêche, « L'ombre d'un homme » est une belle métaphore et trouve sa place dans une série en constante évolution. Ce qui, au regard de certaines autres (la plupart, même) est déjà rare.