Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

L'île oubliée (Slhoka) par Thierry Bellefroid
« L'île oubliée », tome 1 de la série Slhoka. Par Godderidge et Floch. Chez Soleil.

Les superhéros n'ont qu'à bien se tenir. Avec « Slhoka », Godderidge et Floch adaptent le principe du comics américain à l'univers Héroïc Fantasy. Et ça marche plutôt bien. L'histoire de ce jeune garçon doté de pouvoirs extraordinaires pour protéger le peuple qui l'a accueilli et initié au terme d'une mission « foireuse » et qui se retourne contre ceux de sa race est peu originale quand on dépouille le scénario de toutes les scories qui l'encombrent. Pourtant, tout cela fonctionne bien, notamment parce que Slhoka est lié à la jolie Leidjill autant qu'aux dieux qui l'ont choisi pour accomplir cette mission divine. Tout cela sent les influences bien digérées et « régurgitées » avec un certain talent jusque dans le dessin qui s'inspire de pas mal d'autres BD ; d'Aquablue à Lanfeust ou de Varanda à Wendling, on a l'embarras du choix. Slhoka trouvera forcément son public, il est formaté pour ça. Mais qu'en restera-t-il dans dix ans ? Un « attrape-lecteur-de-moins-de-vingt-ans-qui-ne-lit-que-de-la-BD »...
« La table de Vénus, tome 1 », par Roosevelt. Chez Paquet.

Après la trilogie « L'horloge », Roosevelt garde le même rythme effréné et enchaîne avec un nouveau triptyque, « La table de Vénus ». On y retrouve la plupart des protagonistes (y compris Eve, enceinte jusqu'aux yeux) de la première et très ésotérique histoire de cet auteur hors-norme. Cette fois, le peintre brésilien a décidé de s'attaquer au mythe de l'Antéchrist. Et il le fait avec le même brio que dans « L'horloge », en passant par la bande, sans toucher immédiatement au mythe lui-même. Cet univers tout à fait personnel dans lequel Roosevelt s'exprime ne fera jamais de lui un vendeur de best-sellers en BD. Mais pour ceux qui décident de lui emboîter le pas, il recèle d'étonnantes surprises esthétiques et philosophiques. La dissertation sur notre monde n'est pas loin, à commencer par la remise en question de la télévision à laquelle Roosevelt se laisse aller dans ce premier tome de la Table de Vénus. On aime ou on ne passe pas la deuxième page !
La confession (Le Curé) par Thierry Bellefroid
« La confession », tome 1 de la série « Le Curé » par de Metter et Lacoste. Chez Triskel.

Comme beaucoup, j'ai découvert l'incroyable talent pictural de Christian de Metter en lisant sa trilogie, « Emma », parue chez Triskel. Entre-temps, le dessinateur s'est essayé à une BD plus classique (mais toujours au pinceau) chez les Humanos, où il a entamé la série « Dusk » en compagnie de Richard Marazano. Le voici de retour dans l'exercice qui lui convient le mieux, la « figure libre ». Bien sûr, dès le premier coup d'oeil à ce « Curé », vous conviendrez avec moi que de Metter s'est quelque peu assagi depuis l'expérience totalement libérée d'Emma (éditée en 2000, cette trilogie était sur le grill depuis le début des années 90, il y a donc de l'eau qui a coulé sous les ponts depuis). Ses planches sont plus construites, le dessin est beaucoup moins brut. Mais il reste dans cet album un ton graphique totalement différent de l'expérience grand public tentée avec « Dusk ». Là où les cases bien délimitées sur fond blanc balisaient une BD un rien étriquée, à la fois propre et réaliste, « Le Curé » se distingue par le retour à des planches plus aérées contenant peu de cases et dont le dessin se veut plus primaire, moins dominé. La résultat est magnifique ; le pinceau taille une matière à la fois vivante et impressionniste, le dessin respire et les « gueules » de cinéma qu'affectionne tant l'auteur prennent tout leur intérêt.

Mais « Le Curé » est plus qu'une belle série de dessins mis bout à bout. Si « Emma » laissait sur sa faim au plan du scénario, « Le Curé » nous annonce au contraire une histoire dense et intéressante qui se distancie des livres ou des films du genre. Qu'on ne se laisse pas abuser par un début apparemment déjà vu (Un jeune curé de campagne débarque dans un village et se voit très vite pris en grippe par le notable local, un vieux médecin anticlérical). Car derrière cette confrontation aux allures éculées se cache un mystère qui va croissant. Les faux semblants s'accumulent et forcent la curiosité du lecteur. Laurent Lacoste nous refait « Un ver dans le fruit » (l'un des chefs d'oeuvre du genre, par Pascal Rabaté, paru chez Vents d'Ouest) mais à la sauce plus policière, moins moqueuse. On plonge dans cette histoire avec une facilité déconcertante et on en ressort avec l'envie d'en lire la suite au plus vite. Christian de Metter a trouvé là le scénariste qu'il lui fallait pour laisser libre cours à son talent et à son envie de liberté graphique tout en enrichissant son univers personnel. Un duo prometteur. Dommage que quelques fautes de français impardonnables (du genre « j'ai servis le café ») viennent gâcher l'ensemble.
Red Label Voodoo (Private Ghost) par Thierry Bellefroid
« Red label Voodoo », tome 1 de Private Ghost. Par Crisse et Carrère. Chez Soleil.

Difficile de ne pas faire allusion aux critiques émises sur le forum de bdparadisio, établissant un parallèle direct entre cette BD et un téléfilm passé plusieurs fois sur Canal + et M6 (deux chaînes que je ne capte pas). N'ayant pas vu le téléfilm en question, je peux difficilement juger d'un éventuel plagiat. Il n'empêche, si c'est le cas, Crisse risque un joli procès puisque l'auteur d'une oeuvre de fiction s'engage par contrat auprès de son éditeur à endosser tous les frais d'un éventuel procès pour plagiat, certifiant que son oeuvre est originale.
Laissons de côté cette polémique et concentrons-nous sur ce premier album. Crisse a en tout cas le mérite de sortir ici des voies dans lesquelles il semblait se complaire depuis un certain temps. Rien que pour cela, cet album m'a plu et intrigué. La voix off du fantôme est travaillée dans le plus pur style polar. Sans éviter totalement l'écueil du cliché, Crisse se débrouille plutôt bien dans ce registre. Ses dialogues ont de manière générale une tenue plutôt réjouissante. Le recours au fantôme permet évidemment d'amener cette touche fantastique sans laquelle Crisse ne serait pas Crisse. Il permet aussi de faire se mélanger les histoires, ce qui casse le côté un peu formel de la traditionnelle enquête de privé. L'interaction entre le fantôme et la détective est d'ailleurs ce qui fournit les meilleurs moments de l'histoire. Bref, tout cela est sympathique et fonctionne plutôt pas mal. J'avoue ne pas m'être ennuyé une seconde à la lecture de cet album, même si, parfois, j'aurais mis le fantôme en veilleuse. Et puis, rien que pour avoir eu la bonne idée de nous proposer une série composée d'épisodes complets, avec un début et une fin dans le même bouquin, on ne peut qu'applaudir ; ça devient si rare... Enfin, reconnaissons que Carrère oscille très bien entre réalisme et graphisme plus Tintin-Spirou. C'est pas encore du Gazzotti, mais il y a un mélange de légèreté et d'efficacité qui est assez réussi.
Ibicus - tome 4 (Ibicus) par Thierry Bellefroid
« Ibicus, Livre 4 », par Rabaté. Chez Vents d'Ouest.

Avec ce quatrième et dernier livre, Pasal Rabaté achève une oeuvre, avec un « O » majuscule. Il y aura pour lui l'avant et l'après « Ibicus » et pas seulement en matière de notoriété. Le roman d'Alexis Tolstoï lui a fourni la possibilité de prouver qu'il est l'un des créateurs parmi les plus intéressants du moment. Cette adaptation très libre est en effet à la fois une magistrale leçon de dessin et un monument de mise en scène. Sur les traces des peintres et des cinéastes russes, Rabaté a constamment travaillé sur les distorsions, les gros plans, les champs, contrechamps ou plus subtilement encore, le « hors champ ». La narration se fait à la fois à travers le dessin, le texte et le silence, le non-dit et le non-vu. Elle emmène le lecteur à la frange de l'Histoire, à la rencontre d'un personnage hors du commun. Siméon Nevzorof est un de ces anti-héros comme on les adore : pleutre, détestable jusqu'à l'os, ambitieux, dénué de scrupules, capable de se relever de la pire des humiliations et de croire encore en sa bonne étoile. Parce qu'une cartomancienne lui a prédit la fortune en 1917, Siméon va traverser la Russie et la Révolution en passant par tous les trous de souris qui lui permettront de survivre sans honneur, mais de survivre tout de même. Jusqu'à ce quatrième album qui nous emmène à Istanboul où notre « héros » va jouer la scène finale parmi les cafards, au propre comme au figuré. Siméon est un souffre-douleur pour Pascal Rabaté qui s'est plu à l'enfoncer dans la mouise pour mieux l'en faire triompher. Siméon, le salaud magnifique, le lâche triomphant. Siméon l'increvable. Son histoire n'est pas qu'un prétexte, même s'il est vrai qu'on lit d'abord Rabaté pour la beauté du dessin, pour ces images uniques déformées au fisheye, ces plans à la Eisenstein que personne d'autre encore n'a osé avec un tel aplomb. Dans ce quatrième tome, le plus abouti au plan graphique et le plus éloigné du lavis des débuts, Rabaté se fait à la fois peintre et cinéaste, allant jusqu'à « jouer » la profondeur de champ (on pense à la première case de la page 114, par exemple, du jamais vu en BD !). Mais à côté du travail de metteur en scène, d'adaptateur, de dialoguiste et de dessinateur, il y a un auteur à part entière qui a su puiser dans l'oeuvre d'un « obscur » aîné (l'Histoire a retenu le prénom de Léon Tolstoï, mais elle a jeté aux oubliettes le pauvre Alexis) la matière nécessaire à l'éclosion de son talent le plus pur. Comme si en tombant sur Ibicus, Rabaté était allé chercher au fond de lui-même ce qu'il avait de meilleur : un talent artistique dégagé de toute contrainte.
Le dessin par Thierry Bellefroid
« Le dessin », par Marc-Antoine Mathieu. Chez Delcourt.

Marc-Antoine Mathieu a ses adeptes et je ne suis pas loin d'en faire partie. Ce dessinateur qu'on a envie de qualifier d'intelligent (pourquoi ? Les autres sont cons ? me direz-vous...) ne cesse de repousser les limites de la logique avec une rigueur et une volonté mathématiques qui peuvent aussi bien trouver leur aboutissement dans les histoires longues (Julius-Corentin Acquefacques) que dans les « gags » d'une page qu'il offre chaque mois au magazine Pavillon Rouge. Toujours à la recherche de nouvelles pistes d'exploration de la bande dessinée, ce scénographe reconnu nous revient avec un album composé de dessins en demi-page nous racontant l'obsessionnel pouvoir d'un tableau laissé par un peintre à son meilleur ami par-delà la mort. L'idée de départ est excellente. La réalisation a quelques côtés prétentieux mais reste de bonne facture jusqu'à la fin, qui gâche tout. A quoi bon faire du Schuiten-Peeters en moins bien ? Les inconditionnels ne seront forcément pas d'accord (l'auteur non plus, bien sûr) mais les autres auront sans doute du mal à avaler les huit dernières pages...
Ché par Thierry Bellefroid
« Le Che » par Alberto et Enrique Breccia, avec Hector Oesterheld. Chez Fréon.

Le livre date de 1968. Et pourtant, on le jugerait écrit aujourd'hui. A l'heure où les alter-mondialistes se cherchent de nouveaux héros, Che Guevara garde toute son actualité. Il n'a pas seulement été le compagnon d'armes de Castro. Ernesto Guevara est un véritable écorché vif, révolté par la misère chronique de son continent, l'Amérique Latine, qu'il a parcouru en tous sens. Oesterheld, qui a payé de sa vie sa contestation de la dictature argentine, avait eu l'ambition de raconter à travers ce livre le parcours étonnant de ce jeune médecin devenu guerillero, en jouant à la fois sur une biographie rigoureuse et sur le dernier combat imaginaire du Che, distillé au gré des chapitres et dessiné par le fils du grand Alberto Breccia. Le résultat est magnifique. Mais l'écriture écorchée et parfois hermétique d'Oesterheld rend difficile la lecture de cet ouvrage. Il faut s'accrocher, surtout au début, pour entrer dans cette narration éclatée sur deux temps, deux modes de pensée, deux logiques radicalement opposées. Mais le talent des Breccia père et fils éclabousse l'ensemble et fait de cette oeuvre entièrement détruite sous la dictature argentine un véritable témoignage de la meilleure BD sud-américaine. Il faut savoir en effet qu'après un démarrage foudroyant (60.000 albums vendus en 68), « Le Che » est devenu un objet encombrant. La plupart de ses lecteurs se sont séparés de cet album. Et après la mort d'Oesterheld, Breccia lui-même a brûlé les originaux, se contentant d'enterrer quelques exemplaires dans son jardin. Rien que pour le destin étonnant de ce livre, il n'est pas inutile de se plonger dans cette unique traduction française en un peu plus de 30 ans.
« Les sales blagues de l'Echo N°9 », par Vuillemin. Chez Albin Michel.

Le dessin de couverture annonce la couleur : Vuillemin est en forme, en grande forme. Le roi de la ligne crade enfile les albums sans prendre une ride. Son dessin est toujours aussi inventif sous ses apparences pas trop nettes et son sens de l'humour est un véritable antidote à la morosité. Il faut dire que Vuillemin a l'art de transformer une blague de comptoir en gag concis et imparable. Sans tirer en longueur, sans se préoccuper d'autre chose que de livrer l'essentiel -et rien que l'essentiel- à travers le dessin. On peut se livrer à un exercice amusant : que ferait un dessinateur plus « classique » pour raconter la même chose ? Il est à peu près certain que le résultat ne ferait rire que peu de monde. Cela n'a l'air de rien, mais derrière la mise en scène de Vuillemin, il y a réellement du génie. C'est vrai que ses sales blagues sont drôles par elles-mêmes, du moins racontées par un gars qui sait y faire. Mais lorsque vous les lisez transformées par ce grand artiste, c'est encore meilleur ! la preuve, même celles que vos amis vous ont déjà racontées vous font encore rire...

Promenade(s) par Thierry Bellefroid
« Promenade(s) de Wazem. Chez Atrabile.

Partiellement composé de récits déjà publiés dans « Bile noire » (mais retravaillés pour la parution en album), Promenade(s) est sans doute à ce jour ce que Wazem a fait de mieux. Le créateur suisse désormais installé dans la collection Tohu Bohu des Humanos comme un incontournable vieux meuble nous avait déjà prouvé qu'il savait à peu près tout dessiner. Mais le corollaire de cette démonstration était qu'il manquait d'une véritable personnalité graphique. Cette fois, non seulement le dessin se dégage des diverses influences (tout le monde en a, y a pas de honte...) mais en outre, il acquiert un langage propre. Le pingouin à oreilles qui tchatche avec beaucoup d'à propos et un curieux sens de l'humour est un compagnon idéal pour alléger le contexte introspectif très fouillé de ces promenades. Car Wazem va loin dans la confidence (ou la confession) et s'amuse à jouer sur les codes de l'autobiographie. Il le fait brillamment. Non seulement le lecteur s'amuse et oscille entre rêve et réalité. Mais en plus il entre dans l'univers de Pierre Wazem en passant directement par la salle de bains ! La lecture de cet album est à la fois réjouissante et touchante. Elle révèle un univers sensible et poétique ainsi qu'un vrai talent d'écriture, tout en nous proposant un régal graphique. Difficile de demander davantage...
« Tu comprendras quand tu seras grand », le Petit Spirou N°10, par Tome et Janry. Chez Dupuis.

Que dire encore du Petit Spirou ? Le succès exponentiel de la série est indéniable. Comme pour Titeuf, on flirte avec les 600.000 exemplaires à la nouveauté. Les ingrédients n'ont pas changé, les personnages secondaires non plus. Tome se fait le chantre d'une polissonnerie qui a décapé le petit personnage de groom du siècle dernier. On aime ou on déteste. On le trouve mignon ou vulgaire. On apprécie ou non cet humour « vu par le trou de la serrure » qui véhicule davantage de vices que de qualités dans le chef des personnages principaux (le Pépé obsédé sexuel, le prof de gym alcoolo au dernier degré, les maîtresses d'école aux tenues si serrantes que les boutons sont toujours prêts à craquer...) mais qui présente malgré tout un monde sympathique et potache à souhait. Quoi qu'il en soit, il est une chose qu'on ne peut reprocher aux auteurs, c'est de tromper sur la marchandise. Avec cette couverture osée (et plutôt vulgaire), ils affichent clairement leur propos en tête de gondole de l'hypermarché du coin. Les rares parents qui ne savaient pas à quoi s'en tenir sont désormais au courant : le Petit Spirou évolue très loin du monde de Franquin...
Des lendemains sans nuage par Thierry Bellefroid
« Des lendemains sans nuage », par Gazzotti, Meyer et Vehlmann. Dans la collection « Signé » des éditions du Lombard.

Déroutante au premier abord, cette succession de petites histoires prend tout son sens au fur et à mesure de la lecture de l'album. « Des lendemains sans nuage » m'a fait penser à « SOS Bonheur ». Comme dans la BD de Van Hamme, la société future imaginée par l'auteur (on pourrait dire par les auteurs puisque l'idée originale émane des deux dessinateurs qui en ont confié la réalisation scénaristique à Vehlmann après avoir écrit la première histoire courte) pousse à l'extrême les petits travers de notre monde d'aujourd'hui. La comparaison s'arrête là.

Dans un futur proche, F.G. Wilson, inventeur d'un implant cérébral qui accorde un quasi immortalité à l'homme, règne en maître sur la planète. Nolan Ska voudrait le tuer, mais Wilson a trouvé la parade : son implant comporte une clause neuronale qui interdit à quiconque d'attenter à ses jours. Ska n'a plus qu'une chose à faire : voyager dans le temps et tenter d'empêcher Wilson de devenir la maître du monde. Tout cela est d'un classicisme à faire peur. Aussi éculée que paraisse cette idée de départ développée en à peine plus d'une planche, la suite, elle, réserve bien des surprises. Et de bonnes surprises, surtout. Nolan Ska devient le nègre de Wilson pour faire de celui-ci un scénariste réputé et l'éloigner d'éventuelles recherches sur l'immortalité. Pour cela, Ska imagine simplement des histoires de science-fiction inspirées de sa propre époque. Et le récit prend tout son sens. Les histoires en question ne sont pas toutes du même niveau. Il n'empêche, elles vilipendent nos actuels travers avec un humour grinçant. Les Jeux Olympiques récompensent les athlètes les mieux dopés, la prison modèle est celle où chaque détenu est maintenu en état de dépendance grâce à la diffusion permanente d'un feuilleton télévisé...

Vehlmann s'est manifestement amusé dans ce registre à cheval sur la SF et la caricature. La fin de l'album est en outre assez inattendue, ce qui justifie pleinement la succession de courts tableaux qui le composent. Certains n'aimeront toutefois pas cet album composé de courts récits et lui objecteront un manque d'unité. Cette remarque ne s'applique certainement pas au dessin. Réalisé à quatre mains par Ralph Meyer (« Berceuse Assassine », avec Tome chez Dargaud, un triptyque très réussi dont le dernier volet paraît en janvier) et Bruno Gazzotti (dessinateur de la série « Soda », également sur scénario de Tome, le dernier album vient de paraître chez Dupuis), « Des lendemains sans nuage » propose la fusion entre le réalisme et l'école Spirou. Les deux dessinateurs ont tout fait ensemble, du story-board à l'encrage. Ils travaillaient à l'époque en atelier, ce qui leur permettait d'échanger leurs planches constamment, au gré de leurs envies. Le résultat est étonnant. Tantôt on reconnaît la patte de l'un, tantôt celle de l'autre. Mais « Des lendemains sans nuage » est incontestablement l'album d'un trio dont aucun des membres n'a voulu tirer la couverture à soi.
Buscavidas par Thierry Bellefroid
« Buscavidas », par Alberto Breccia et Carlos Trillo. Chez Rackham.

Un automne très Breccia cette année, avec la sortie presque simultanée de ce « Buscavidas » chez Rackham et celle du « Che » chez Fréon. Les deux albums sont très différents, leur propos aussi. Ils ont en commun d'avoir dû être restaurés avant leur publication en français. Les originaux de « Buscavidas » ont presque tous disparu. Les documents fournis par les éditeurs argentins et italiens qui ont publié ces récits dans différentes revues ont servi de base à la présente édition. Malheureusement, certains détails manquent de netteté. Mais ne boudons pas notre plaisir, cet album est un recueil qui flatte à la fois les yeux et l'esprit.

Carlos Trillo -aujourd'hui surtout célèbre chez nous pour ses récents ouvrages avec Eduardo Risso- magnifie dans ces petites histoires une bande dessinée grotesque, gentiment satirique. Nous sommes en 1981 et 82, la dictature argentine faiblit et la liberté d'expression renaît. « Buscavidas » n'est pas à proprement parler une BD politique. Un gros homme au visage poupon court les bistrots en quête d'histoires le plus souvent sordides pour sa « collection ». Chaque tableau est ainsi un fragment de vie ridicule, un reflet déformé de la société où petites lâchetés et destin conjuguent leurs efforts pour tendre des pièges subtils. Ainsi, dans « Zéro de conduite », l'histoire apparemment banale devient grinçante dès lors qu'un autre protagoniste vient renverser le point de vue. Carlos Trillo fait preuve dans ces très brefs récits d'un sens de la langue et de la concision qui force l'admiration. Dans « Persécuté », cette entrée en matière donne le ton : « Près du fleuve, aux heures les plus solitaires, se promènent ceux qui cultivent des projets de suicide. Il faut éviter ceux qui ont un parapluie. Qui se protège de la pluie tient encore trop à la vie. »

Tout cela ne vous dit rien encore du travail de Breccia. Deux ans avant son chef d'oeuvre absolu (« Perramus », un INDISPENSABLE dans votre bibliothèque, réédité en 99 par Glénat), il réalise ici un ouvrage personnel, parcouru de motifs grotesques et de visages hallucinés. On se croirait souvent dans un tableau de James Ensor. Ce n'est peut-être pas un hasard. Comme le peintre du début du 20ème siècle, Breccia utilise les masques et la panoplie du grotesque pour mieux provoquer la mort et dénoncer son insatisfaction face au monde dans lequel il vit. Les cases sont noires, Breccia utilise l'acrylique blanc pour les modeler. Un théâtre d'ombres de chaux qui touche à la perfection. Quand le texte et l'image sont aussi complémentaires, la BD est vraiment le neuvième art !
« Le fond du bocal », par Nicolas Poupon. Au Cycliste.

Pas la peine de faire de la littérature. Poupon a trouvé sa voie et c'est une voie d'eau. Les lecteurs de Bodoï le savaient déjà puisque ça fait un bout de temps que Poupon y livre ses gags. Avec un graphisme d'une simplicité confondante, il nous fait vivre les affres et les interrogations parfois absurdes des habitants du fond du bocal. C'est drôle, souvent grinçant, une bonne façon de vous décider à virer votre aquarium si vous en avez un. Les poissons de Poupon rêvent de liberté et de grands espaces, on les comprend. A les lire, on ne voudrait pas une minute être dans leur petit cerveau. Pourtant, je suis sûr que comme moi, vous dévorerez l'album jusqu'au bout, un sourire sur les lèvres. C'est que c'est cruel un homme...
PS. Faudrait peut-être que Nicolas Poupon regarde bien les chats et les chiens. Normalement, il y a des différences entre les deux races. Chez lui, le chat a des griffes non rétractables, un collier à pointes et une grosse truffe. Bizarre...
Luxe, calme et volupté par Thierry Bellefroid
« Luxe, calme et volupté », par Giardino. Chez Mosquito. Dans la collection « Raconteur d'images ».

Un petit livre magnifique, que l'on feuillette en rêvant. Que l'on dépose. Que l'on reprend et qu'on lit avec une pensée particulière pour l'auteur de Jonas Fink et Max Fridman. C'est l'autre Giardino qui se livre ici. Il se livre avant tout à travers le dessin. Des femmes, le plus souvent brunes, femmes-enfant, femmes-fleur ou femmes-fatales. Une galerie superbe, une collection éparse réunie et commentée par l'auteur. Les femmes de Giardino méritent bien quelques lignes, en effet. Non pas pour décrire leur plastique ou leur véritable identité, l'image se suffit à elle-même. Giardino se contente de nous éclairer sur les anecdotes qui ont conduit à leur naissance. Chaque petit texte nous permet d'en savoir un peu plus sur cet auteur discret. Et de regarder avec un oeil neuf les esquisses (trop peu nombreuses), aquarelles et dessins réunis dans ce beau livre. Les travaux les plus étonnants sont ceux réalisés pour le magazine Vogue. Mais il y a certains dessins personnels tout aussi remarquables qui établissent de manière irréfutable que la finesse de trait et la ligne claire apparemment un peu froide de Giardino ne sont pas incompatibles avec la grâce, la féminité et la sensualité. On flirte parfois gentiment avec l'érotisme, jamais avec la pornographie. Toujours avec l'art.
« Sam & Twitch N°2 », par Brian Michael Bendis et Angel Medina. Chez Semic.

L'excellent premier album ne tient pas toutes ses promesses dans ce dénouement un peu facile. Mais quand même, Sam & Twitch reste un polar noir des plus recommandables. Vous y découvrirez deux inspecteurs un rien losers au coeur d'une machination ourdie avec le concours de la plupart de leurs collègues, mouillés jusqu'au col dans le crime par une bande de drôles de sud-africains. Les personnages centraux sont parfaits, le duo (qui a tendance à se transformer en trio avec la légiste) est aussi décapant que crédible. Le dessin est d'une redoutable efficacité et la mise en page comme le découpage laissent pantois. Dommage que l'issue de l'histoire soit finalement un rien classique en regard des ingrédients jetés en pâture dans le premier album. Il faut dire que ça commençait très très fort et que tenir deux albums à un rythme pareil eût tenu du pur génie. Ne boudez toutefois pas ce diptyque : il mérite le détour !
Robinson par Thierry Bellefroid
« Robinson », par Sternis. Chez Vents d'Ouest.

Philippe Sternis au dessin et au scénario pour un « remake » de Robinson Crusoë bien différent de l'original. Et si l'homme échoué sur une île déserte n'était pas l'acteur principal de l'histoire ? Si on se plaçait du point de vue des habitants, c'est-à-dire des animaux ? C'est le point de départ de cet très bel album magistralement dessiné. Sternis commence par nous présenter une sorte de jardin d'Eden pour les animaux jadis sauvés par Noé et bien décidés à enterrer pour toujours la hache de guerre. Lions, éléphants, autruches, tigres, girafes, singes, hippos et rhinos vivent paisiblement ensemble, désormais tous herbivores. Et soudain débarque cette drôle de bête à deux pattes dont on ne comprend pas la langue, l'homme. Un parachutiste bien décidé à vendre chèrement sa peau et qui se comporte comme Rambo dans sa forêt. Tuer ou être tué, pour lui, il n'y a pas d'alternative. De quoi bousculer le bel équilibre immuable de ce coin de paradis...
L'idée est généreuse (peut-être un peu trop, diront certains) et le dessin ne l'est pas moins. Avec son style à la fois réaliste et poétique qui explose dans les couleurs pures, Sternis rejoint les meilleurs dessinateurs animaliers. On regrettera peut-être que son bestiaire se limite à un mélange de faune purement africaine et de tigres (pour la beauté du pelage, sans doute...). On appréciera en revanche une fin moins attendue qu'il y paraît. Et un climat général dominé par les bons sentiments mais qui évite la guimauve.
« Khaemouaset ou la loi de Maât », tome 1 de la série « Sur les terres d'Horus », par Isabelle Dethan.

A peine l'encre du premier tome d'Ingrid est-elle sèche qu'Isabelle Dethan nous propose un nouveau projet. Et celui-ci, loin des deux derniers albums intimistes en noir et blanc, renoue avec ses débuts dans la BD. Dethan plonge dans l'Egypte antique et nous en ramène une histoire quasi policière sur fond de Nil et de costumes traditionnels. Son travail de documentation crève les yeux (même pour ceux qui n'achèteraient pas la première édition augmentée de huit pages de croquis...) et ne peut qu'être salué. Crédible, intéressante, son histoire de secte déjouée par le prince Khaemouaset (appelez-le prince Khâ, comme tout le monde, c'est plus facile !) est peut-être desservie par un couple de personnages principaux un rien trop transparents. En dehors de cela, reste beaucoup de fraîcheur, malgré le travail. Et un dessin qui devrait ravir les lecteurs. J'avoue préférer Isabelle Dethan en noir et blanc et la trouver au mieux de ses possibilités lorsqu'elle travaille au lavis mais elle a un évident talent pour l'aquarelle aussi (la technique est d'ailleurs identique). Seul problème, elle en fait parfois un peu trop et n'évite pas toujours tous les pièges de la mièvrerie. Mais remettons les choses en parallèle : on est trois cents coudées au-dessus du dernier Alix !
De Selma à Montgomerry par Thierry Bellefroid
« De Selma à Montgomery », par Igor David. Dans la collection Tohu Bohu des Humanos.

Sans hésitation, je préfère le Igor David en noir et blanc de la collection Tohu Bohu (il réalise quelques pages également du premier numéro de la Tohu Revue parue en même temps que ces nouveautés d'automne). Plus lisible que dans « 9 Têtes », son dessin est aussi plus humain, plus expressif. Evidemment, l'histoire s'y prête. Bref road movie (l'album se déroule sur quelques heures en temps réel), « De Selma à Montgomery » nous propose l'histoire d'un couple qu'une simple panne d'essence va faire passer d'un monde à l'autre. Sur fond de lutte pour la reconnaissance des droits de la population noire, Winnie et son homme, deux jeunes Blancs, passent leur temps à se disputer. Lui, effacé, lâche même. Elle, acariâtre et castratrice. Tout cela n'évite pas les clichés, pas plus que l'histoire elle-même, qui est un peu trop attendue. Lui va se réveiller, elle se discréditer. Et les « bons » Noirs jouer les catalyseurs. On a l'impression qu'Igor David verse un peu trop facilement dans la démonstration. Le revers de la médaille des BD trop bien pensantes...
L'âge du sang (Tosca) par Thierry Bellefroid
« L'âge du sang », tome 1 de la série Tosca. Par Desberg et Vallès. Chez Glénat.

Après les brasseurs de Van Hamme, les maffieux de Desberg ; Vallès sait placer ses billes. D'autant que l'on sent bien qu'il est reparti pour un cycle de quelques albums puisque le principal reproche qu'on peut faire à ce premier tome est d'à peine mettre en place l'histoire et les personnages avant de « retirer la passerelle » et de laisser le lecteur barboter tout seul. Il faut dire qu'on ne risque pas de se noyer, Desberg ne quitte pas la « petite profondeur ». A part des clichés, y a-t-il quoi que ce soit dans cet album ? Oui, il y a du savoir-faire. Et un dessinateur qui n'est pas précisément doué pour les scènes d'action ou de mouvement, ce qui tombe plutôt mal.
Pinata par Thierry Bellefroid
« Piñata », par Pierre Maurel. Chez Six Pieds Sous Terre.

Un petit album composé de trois parties très différentes les unes des autres. J'avoue largement préférer la première, plus aboutie. Reprenant le principe de la piñata qui, au Mexique, est une coque remplie de friandises que les enfants doivent faire éclater avec un bâton pour en récupérer le contenu, Pierre Maurel commence par un récit déroutant d'un peu plus de vingt pages. « Récits croisés » joue avec les codes de la narration pour nous raconter à travers différents personnages impliqués dans la même scène (répétée sous des angles différents, donc) comment une réalité unique peut avoir des significations multiples. La « coque » éclate et le lecteur peut se jeter sur les friandises en question. C'est amusant et plein d'esprit. Plus absconses, les deux histoires suivantes privilégient la forme plutôt que le sens. Elles prouvent en tout cas que Pierre Maurel possède une personnalité au-delà de l'apparente simplicité de son graphisme.
20 précédents - 20 suivants
 
Actualité BD générale
Actualité editeurs
Actualité mangas
Actualité BD en audio
Actualité des blogs des auteurs
Forum : les sujets
Forum : 24 dernières heures
Agenda : encoder un évènement
Calendrier des évènements
Albums : recherche et liste
Albums : nouveautés
Sorties futures
Chroniques de la rédaction
Albums : critiques internautes
Bios
Bandes annonces vidéos
Interviews d'auteurs en videos
Séries : si vous avez aimé...
Concours
Petites annonces
Coup de pouce aux jeunes auteurs
Archives de Bdp
Quoi de neuf ?
Homepage

Informations légales et vie privée

(http://www.BDParadisio.com) - © 1996, 2018 BdParadisio