Pour le néophyte qui n'a aucune idée de l'existence de Stryges et compagnie, le dessin de Charlet était déjà un excellent argument d'achat pour Le Maître de Jeu. Il l'est encore plus ici. Le dessin a acquis une réelle homogénéité, une élégance, une unité dans les couleurs qui tire un trait sur l'aspect parfois visuellement décousu du Maître. Mais l'essentiel de la réussite n'est pas là. Charlet a eu le nez fin en ancrant son récit dans un monde certes futuriste, mais qui ressemble furieusement au nôtre, avec son érosion des libertés individuelles au profit des campagnes sécuritaires. La sortie de cet album en pleine question Sarkozi en France et en pleine polémique Duquesne/Flahaut en Belgique tombe à pic. En plus, l'ombre menaçante de deux tours mystérieuses plâne sur l'histoire dès la couverture, et on se demande dès le départ quelle folie destructrice s'y cristallisera, comme s'est cristallisée dans les mémoires la date funeste du 11 septembre. C'est que l'album prend d'emblée une couleur inquiétante. Certes, les héros ressemblent aux jeunes middle-class standards (dont je fais partie), inquiets de l'avenir, et qui cultivent leur petite bulle sécurisée au milieu de la folie du monde, en se réfugiant dans leur imaginaire et le divertissement, avec leur dose de désinvolture, et pour tout dire de fragilité. Mais à l'intérieur du héros principal semble dormir une force incontrôlable au moins aussi menaçante que la violence à laquelle elle entend s'opposer. Et à la fin du premier tome, on n'est guère rassuré. On se demande avec anxiété si la force qui couve n'est pas un remède pire que la maladie, et si Gaël conservera pour nous son capital sympathie ou se transformera en être sanguinaire. Le tome deux devrait en tout cas être sacrément crucial. On verra si Charlet arrive à conserver son ambiance de conte pour adulte, où l'on suit Gaël et Carole alors que l'Ogre les guette dans la jungle urbaine, ou si la sauce retombera en prenant la forme d'un manifeste très premier degré (du style Gaël le Sauveur contre la Dictature). En attendant, une chose est certaine : le tome un est une réussite riche de promesses.