Les 12 critiques de david t sur Bd Paradisio...

C'est un peu par impatience entre deux tomes du génial Number 5 (du même auteur) que je me suis lancé sur ce Ping Pong dont le cinquième et dernier tome est récemment paru. Et c'est bien sûr très bon. L'histoire est on ne peut plus simple (au contraire du labyrinthique Number 5). On y suit cinq lycéens joueurs de ping-pong jusqu'au championnat final où l'un d'entre eux l'emportera avec tous les honneurs. Raconté comme ça, on pourrait croire à un bête récit édifiant à la gloire du sport, mais ce serait réducteur. Il faut savoir que Matsumoto est un très bon compositeur de personnages et que chacun de ceux-ci a une profondeur, exhibent des doutes et des questionnements qui les rendent crédibles et attachants. Rien que pour ça, l'histoire en devient passionnante. Puis il faut noter le dessin, toujours exceptionnel, de Matsumoto qui est en train de devenir un de mes dessinateurs préférés, toutes catégories. Quelle science du mouvement ! Parce que là, attention, on parle d'une histoire où évoluent des champions d'un sport où la virtuosité est de mise. Sous la plume de Matsumoto, le résultat est tellement éblouissant qu'on croirait que l'auteur nous dessine là une métaphore de son propre métier. Matsumoto varie les plans, il dose ses effets et il rend chaque match passionnant, ce qui n'est pas une mince affaire en soi, surtout sur cinq tomes bien fournis! Au final, je garde une préférence pour la science-fiction disjonctée de Number 5 (il me reste encore à découvrir Amer béton qui me fera peut-être changer d'avis!) mais ce Ping Pong reste une lecture passionnante à plusieurs points de vue.
A.L.I.E.E.N. par david t
Qu'est-ce qui est le plus étonnant : que Trondheim fasse la découverte d'une BD extra-terrestre dans son patelin, ou bien que la dite BD ressemble follement à du Trondheim ? Et attention : du Trondheim du meilleur tonneau s'il vous plaît. Les deux premières choses qui sautent à l'oeil à la lecture de ALIEEN, c'est, de un, les superbes couleurs obtenues grâce à un effet "faux ben day" que n'aurait pas renié Chaland, et de deux, la grande violence des récits constituant ce livre. Mais il y a plus. ALIEEN est tout à la fois beau et affreux, bête et brillant, tendre et cynique, un régal pour l'oeil et pour la cervelle. Mine de rien, Trondheim fait dans le conte moral à la sauce cartoon. Les motivations de ses personnages extra-terrestres sont fascinantes de vérité. On reconnaît les travers humains de manière tellement saisissante et avec si peu de moyens (et sans jamais appuyer le propos) qu'on ne peut en être que profondément bluffé. Les enfants qui liront ce livre "jeunesse" n'en seront que moins idiots. Bien plus que Donjon ou Lapinot, on reconnaît surtout dans ALIEEN l'auteur du Pays des trois sourires et autres Genèses apocalyptiques. Sauf qu'ici, Trondheim éclipse ces anciennes oeuvres par une narration aussi ingénieuse que lumineuse (d'autant que le livre est a priori incompréhensible aux humains) que sert un dessin que je n'ai jamais vu aussi beau, doux et efficace. Et c'est là l'autre agréable surprise de ce grand petit livre, surtout de la part d'un auteur qui a annoncé officiellement qu'il lâchait les pinceaux pour un temps. Quelle idée, monsieur Trondheim, alors que vous êtes de toute évidence en pleine possession de vos moyens !
Ici même par david t
Ici Même, classique de la BD française, on l'a dit et redit, mais qu'en penser, 25 ans après sa première parution? A priori on voudrait dire que bon, c'est bien tout ça mais ça a un peu vieilli ; que Tardi n'y est pas à son meilleur (ni dans son élément) ; que Forest n'y est que dialoguiste, organisant une intrigue quasiment par obligation éditoriale. Mais il faut voir cet album comme il est : une unique collaboration entre deux maîtres que, franchement, tout sépare. Pour s'en convaincre, il suffit de voir le traitement que fait Tardi du personnage de Julie; est-ce qu'elle ressemble à un personnage de Forest? Pas du tout, elle ressemble à du Tardi! Pourtant, elle parle comme un personnage de Forest! Qui plus est, elle nous semble vraie! C'est de la sorcellerie! Il est vrai que Forest scénariste ne s'est jamais embêté de faire respecter ses propres canons féminins à ses dessinateurs. Gillon dessinant du Forest, par exemple, ça reste du Gillon (reste qu'il y a du Forest dans Quinine, mais ça tient de l'hommage... mais je disgresse.) Or donc ici, que fait Forest? Il enfile les morceaux de bravoure et laisse Tardi se débrouiller. Ce dernier s'en sort plus qu'honorablement (étant qui il est) mais c'est vraiment le premier qui fait chauffer les fourneaux. Et à bloc. (Ah, la langue de Forest...) Ce qui est vraiment excitant dans cet album que certains qualifieront (non sans raison) d'historique, c'est que les auteurs semblent vraiment s'être investis à fond, sans égard à leurs profondes différences esthétiques, et le résultat est un OVNI à tout point de vue, qui ne ressemble à rien et qui n'a jamais été refait. C'est peut-être ce qui fait qu'on le yeute aujourd'hui avec ce petit regard suspect qu'on réserve aux Grands Classiques Anciens que personne n'a vraiment lus. Mais Ici Même, c'est un grand moment. De la BD et de l'histoire de la BD. (Et c'est du Forest pur jus. Raison de plus.)
David Boring par david t
Cornélius, pour présenter le livre, parle de "synthèse" et l'éditeur parisien a drôlement raison. David Boring est une sorte de summum de l'oeuvre de Daniel Clowes (on va donc dire: "chef-d'oeuvre", ça s'impose), qui reprend certains des aspects les plus inquiétants de l'excellent Like a Velvet Glove Stuck in Iron (En VF, Comme un gant de velours pris dans la fonte) ainsi que des observations proprement quotidiennes à la Ghost World, et à partir de tout cela crée... quoi, au juste? De quoi parle David Boring? De rien du tout, et c'est bien la chose la plus horripilante à propos de ce livre qui semble à première vue n'être qu'une accumulation de fantasmes adolescents (tendance adulation de la reine-mère au cul rondelet). Et pourtant, on ne peut accuser Clowes de racolage tant son récit patauge dans le malsain. Du reste, on ne peut même pas s'imaginer qu'il s'agisse d'un récit autobiographique un peu voilé, à la Chris Ware. En fait, on n'en sait rien. Jusqu'où est-ce Daniel Clowes qui parle et qui pense, et non pas son personnage? Il est impossible de le savoir à la seule lecture du livre. La fin du monde est à nos portes? Ça n'intéresse pas le narrateur (le ci-nommé Boring), obnubilé par sa quête: la femme de ses rêves vient de se pointer juste en face de lui et du coup, il est complètement pris au dépourvu. Obsessif jusqu'à la moëlle, il ne voit absolument rien de ce qui se trame autour de lui. D'ailleurs, l'auteur, brouillant les pistes, dynamitant les intrigues, s'assure bien que le lecteur n'en voie pas davantage. Il y a bien une quête du père, quelques aspects politiques, un peu de sexe... Mais au fond, tout tourne autour du nombril du narrateur et, à la rigueur, de son amie la plus proche, la gentille lesbienne Dot. Ennuyeux, dites-vous? C'est que le bougre ne s'appelle pas Boring pour rien. Irritant à l'extrême, le narratif du Boring réussit pourtant à éviter tous les écueils imaginables. C'est que derrière tout cette complaisance apparente se cache (et pas tant que ça) une mécanique très précise et fort bien huilée. Jeux de miroir, effets de surface et autres prestigidations narratives... On voit bien les fils, les trous béants et pourtant... Comment est-ce que ça peut bien réussir à fonctionner, tout ça? Pourquoi est-ce qu'une oeuvre telle que David Boring est si passionnante, si puissante, si révélatrice? Le mystère est intact. Chapeau, monsieur Clowes. Note: Comme c'est mon habitude, j'ai lu ce livre en VO et je ne peux commenter la traduction française.
Une biographie d'auteur de BD, écrite en BD, faut l'avouer, ce n'est pas si courant, le McCay, les Aventures d'Hergé ou la Vie exemplaire de Jijé mises à part. Cette Biographie d'Osamu Tezuka (créateur entre autres d'Astro le petit robot) montre que le genre mériterait d'être davantage exploité. D'abord, les bons points. L'ouvrage est touffu et il nous brosse un portrait très large de l'auteur dès ses premiers balbutiements. En filigrane, l'Histoire est en train de s'écrire au Japon, la Deuxième guerre se joue (et se perd), le récit se terminant sur l'occupation américaine. Occupation à laquelle Tezuka semble d'ailleurs étrangement sympathique, lui qui raffole depuis son jeune âge de culture américaine. Très tôt, le petit Osamu se passionne de manga. Et très vite, il en dessine lui-même. C'est l'occasion d'intégrer au récit, de façon assez ingénieuse, des textes, des BD et des dessins du jeune auteur. Certains de ces dessins de jeunesse sont d'ailleurs si réussis qu'on aurait voulu les voir agrandis en pleine page. Et que dire des extraits du Sukippara no burusu (Le blues du ventre creux), récit manifestement autobiographique écrit des années plus tard et qu'on aimerait bien voir publié en entier si ce n'est déjà fait. Or donc, un bon livre, bien ficelé. Alors pourquoi une note mitigée ? Eh bien surtout pour le style impersonnel et très pudique de ce livre, écrit par un studio fondé par l'auteur (Tezuka Productions incidemment), sans nom d'auteur. Et là on doit se demander si Casterman fait son travail d'éditeur en ne mentionnant même pas le nom des auteurs de cet ouvrage ! Que ces noms ne paraissent pas dans la version japonaise, on n'y peut rien, mais que diable, on est chez Casterman! La maison des auteurs, quoi ! Là, c'est n'importe quoi, on se croirait chez Walt Disney. C'est ce genre de pratiques qui font que même aujourd'hui, le grand public ne sait toujours pas qui sont Floyd Gottfredson ou Carl Barks. Mais je m'emporte. Autre conséquence de l'écriture en studio, on sent le travail de comité : les descriptions sont parfois mièvres à l'ennui et c'est bien parce que l'histoire de cet auteur est en elle-même extraordinaire que l'on dévore le livre autrement sans grande saveur bien que techniquement impressionnant. Tezuka lui-même est dépeint dès son jeune âge comme un génie et un surdoué, son talon d'Achille étant sa faible constitution : il est nul en sport. Croyant peut-être que le respect du maître implique sa déification, le studio Tezuka peine à faire paraître son maître comme un être humain. Tout cela sent la commande et on se plaît à imaginer ce qu'aurait donné un véritable travail d'auteur sur le sujet. Malgré tout cela, la lecture de ce premier tome reste intéressante et les prochains tomes (d'ailleurs, un doute m'étreint ainsi que mon portefeuille: combien y en aura-t-il ?), où le jeune homme deviendra l'artiste, pourraient s'avérer passionnantes. Ah et puis à l'attention de Casterman (paraît qu'ils lisent ça), quelques petites idées de biographies futures à faire en BD : pourquoi pas une Vie de Franquin par Bravo ? Greg par Yann ? Hugo Pratt par Van Hamme ? :)
Voici un livre qui est certainement un chef-d'oeuvre de la BD canadienne. Louis Riel était le chef de l'insurrection métis, aux temps où le Canada n'était qu'une lointaine colonie britannique dont la moitié des terres appartenait en fait à l'omniprésente Compagnie de la Baie d'Hudson. C'est au cours de ce conflit ethnique et linguistique que se noua l'un des plus anciens drames de ce pays naissant. L'approche de Chester Brown est assez unique. Sa rigueur biographique (avec index des noms propres et notes de fin de volume) dépasse le "From Hell" de Alan Moore, modèle du genre. Son trait minimaliste, lui, est redevable, l'influence est étonnante mais évidente, à Harold Gray, créateur du strip Little Orphan Annie. Résultat, plutôt que d'aborder son histoire sur un angle sentimental (le cliché "Vécu"), Chester Brown synthétise le drame de Red River, il le schématise et le rend compréhensible. Ce faisant, il montre comment de petits incidents, exploités plus ou moins habilement dans diverses malversations politico-corporatistes, ont pu miner la relation entre Métis et Anglophones... Et c'est sans parler des Autochtones qui continueront à être massacrés sans grand ménagement. Chester Brown, qui aurait pu choisir d'enjoliver, de romancer, offre plutôt au lecteur un magistral (c'est le mot!) livre d'histoire. Ses personnages sont humains, ses situations réalistes. Il nous dessine un Louis Riel complexe, contradictoire, ancré jusqu'à sa mort dans ses convictions très personelles. Brown nous joue les dessous de la politique canadienne, ses profondes racines assimilationnistes (la communauté Métis fut mise au pas entre autre car le Canada ne voulait pas d'un "autre Québec"; lire: d'une autre province francophone), et son rôle dans ce qui deviendra un conflit ethnique dont les traces sont toujours présentes aujourd'hui. Pour toutes ces raisons, mais aussi parce que c'est une lecture passionnante, on peut dire que Chester Brown a commis là un livre majeur et on ne peut que saluer sa sortie en français. PS: Cette critique a été écrite à partir de la version originale anglaise, parue chez Drawn & Quarterly. Je ne peux malheureusement pas commenter la traduction de Casterman.
Macbeth par david t
Adapter Shakespeare est toujours un pari. Les histoires sont bien peu linéaires, les personnages complexes et, surtout, il y a ce texte, immense et terriblement beau. Il est difficile d'être à la hauteur. Casanave réussit en restant fidèle au texte original (ou plus exactement à la traduction de François-Victor Hugo) et en restituant bien l'atmosphère glauque de cette pièce classique qu'est Macbeth. C'est donc vraiment Shakespeare qui est le "scénariste" de cette BD. Le dessin de Casanave est nerveux et enlevé, rappellant Hart ou Bretecher (!) en moins caricatural. Casanave fait de son adaptation une sorte de "théâtre amélioré" où combats, décors extérieurs et changements de plans peuvent être montrés de façon réaliste et sans l'apport de moyens techniques compliqués. Un "théâtre de papier" donc qui, s'il est presque toujours ingénieux, n'est pas entièrement concluant. Le monologue de Lady Macbeth, ici littéralement submergée par son texte, n'est pas des plus réussi, et on aurait aimé que la fin soit moins rapidement expédiée. Surtout que la première moitié du livre présente un rythme agréablement lent, épousant bien l'atmosphère d'une vieille Écosse rude, sombre et ensorcelée. Au final, une adaptation bienvenue d'un texte majeur du plus grand poète anglais.
Ce livre de théorie sur la bande dessinée (et plus généralement de ce qu'on peut appeler les littératures dessinées) rebutera sans doute la plupart des lecteurs de BD, même les plus cultivés, mais il mérite tout de même qu'on s'y arrête, car ce qu'il propose est ni plus ni moins qu'une nouvelle base à la théorie. Principes de littératures dessinées est un livre en trois parties ou, plus exactement, trois essais plus ou moins indépendants réunis en un livre. Le premier essai s'intéresse à la définition en propre des littératures dessinées. Morgan, au fil de dixaines de pages fort bien documentées (l'érudition de l'auteur est remarquable), nous fait apprécier la parenté qu'a la BD avec la littérature en estampes, la gravure "narrative", le roman victorien... tout en nous expliquant pourquoi les hiéroglyphes, par exemple, ne sont pas de la BD, même primitive. Il s'ingénie aussi à critiquer un grand nombre de théories qu'il juge erronées: la relation image/texte, l'architecture "classique" de la BD (case, plans, etc.), l'"invention" de la BD par Outcault ou même Töpffer, etc. Une grande partie de la théorie, nous dit Morgan, ignore une majeure partie du corpus qu'elle étudie, interprète mal ce qu'elle y trouve, met trop d'emphase sur l'environnement de l'auteur et pas assez sur l'individualité (voire: le mystère) de l'auteur lui-même, et, au final, bâtit de formidables chapelles théoriques, édifices qui existent davantage pour leur beauté logique que pour leur utilité propre. De ce point de vue, on peut considérer que Morgan offre une sorte de nouvelle plate-forme théorique, une exigence de rigueur, un point d'ancrage positiviste, pour les chercheurs qui suivront. Il nomme sa discipline "stripologie". Le deuxième essai est tout aussi passionnant. Morgan y traite des tentatives de censure de la BD aux États-Unis et en France. Dans cet essai, l'auteur s'attarde surtout à traquer l'incompétence et le double langage des censeurs. Morgan affirme, preuves à l'appui, que ces tentatives de censure ne visaient pas tant tel titre ou tel genre de BD, mais bien la BD tout entière en tant que médium. Quant au dernier essai, assez long, il est franchement surtout à usage académique. Morgan y ressasse son habituel rejet du sémio-structuralisme et de Barthes en particulier, et il y pourfend une nouvelle fois le thème de l'abandon de l'auteur au profit de son environnement (culturelle, économique, etc.) Ceux qui n'ont qu'une idée superficielle du sujet risquent de s'ennuyer quelque peu. Pour finir, un mot sur l'auteur, Harry Morgan, également co-auteur du Petit critique illustré (PLG): ses adeptes le considèrent comme un chercheur cultivé et d'une grande rigueur, ses détracteurs ne voient en lui qu'un polémiste. Il semble assez évident que ses idées se trouvent en porte-à-faux avec une bonne partie de la littérature critique sur la BD. Si comme moi vous n'avez pas lu grand chose de cette littérature, vous devrez vous contenter d'apprécier la faculté qu'a Morgan de présenter d'abord une théorie adverse, puis de la critiquer posément -- l'auteur n'essaie pas d'endoctriner son lecteur et je me suis trouvé souvent en désaccord avec lui, tout en continuant ma lecture avec plaisir. Et, cela paraîtra assez évident, Morgan est de type conservateur, mais vous savez, McLuhan l'était également. Une constatation s'impose tout de même: l'ouvrage est intéressant mais, lorsqu'on a lu les chroniques de Morgan sur divers sujets (par exemple ses textes sur Harold Gray, Norman Rockwell, l'histoire de la science-fiction, etc.) on se prend à imaginer un livre qui compilerait des textes un peu moins abstraits de ce penseur rigoureux autant que passionné. D'ici là on peut accéder au site L'adamantine où l'auteur a mis en ligne un grand nombre de textes sur des sujets très divers.
M le magicien par david t
Comment parler d'un livre pareil? En guise d'avertissement, je dois spécifier que je n'ai jamais été lecteur de Pif, et, qui plus est, je n'étais même pas né lorsque ces bandes (230 pages au total!) ont été publiées pour la première fois, de 1968 à 1973. Mon regard sur cette BD n'est donc pas teinté de nostalgie. Cependant, il est difficile de faire abstraction de l'époque à laquelle ces pages ont été écrites: Mattioli lui-même débarquait à Paris en 1968 attiré par le climat social que l'on connaît, et le vent de liberté qu'il était venu y chercher se sent à la lecture. D'emblée, cette BD se lit autant au premier degré (comme une jolie collection de joyeuses historiettes absurdes) qu'au deuxième degré (et plus), c'est-à-dire plus froidement comme un terreau d'expérimentation formelle, ma foi, assez poussé. À une longue série de gags en "strip" (et six par page, rien de moins!) succède une non moins longue série de gags (ou mini-histoires) en une page, devenant de plus en plus épurées au fur et à mesure que le livre avance. On y retrouve un grand nombre de personnages récurrents, à savoir M (magicien de son état), le caméléon, deux Martiens, des fleurs, plusieurs insectes et autres bestioles, donnant à l'univers de Mattioli un charme pastoral d'une gaieté surréaliste proche de l'univers de Miro, par exemple. Quant au jeu plus formel avec les codes du médium, il n'est pas sans rappeler le dessin animé La Linea (La Ligne) d'Osvaldo Cavandoli, créé à peu près à la même époque. Pour ce qui est de la restauration des planches en tant que tel, elle est tout simplement sans faute, rien à redire: chapeau à Fanny Dalle-Rive qui s'est tapé ce boulot sans doute énorme. L'impression est en tous points admirable, comme l'on peut s'attendre d'un livre estampillé du prestigieux logo de L'Association. La préface de Jean-Pierre Mercier est courte mais intéressante. D'un point de vue éditorial, on aurait quand même aimé connaître les dates de parution originales de chacune des planches. Même si elle mérite pleinement sa place dans le patrimoine international de la BD, M le magicien n'est tout de même pas une oeuvre parfaite. Les histoires sont inégales, et si certaines sont carrément jouissives et tout-à-fait dignes de figurer dans une anthologie de la BD absurde, d'autres ressemblent davantage à du remplissage -- sympathique, soit, mais du remplissage quand même. Il aurait été logique, si l'oeuvre avait été éditée à l'époque, de l'élaguer de ses pages moins fortes. Cela dit, dans le contexte d'un livre d'anthologie, le désir d'exhaustivité de l'entreprise excuse ces faiblesses (on ne réécrira quand même pas l'Histoire!), d'autant plus qu'il s'agit de la première oeuvre d'envergure de l'auteur qui nous donnera plus tard les Pinky et autres Squeak the Mouse. On y retrouve donc tout ce qui fait le charme d'une première oeuvre: le dessin qui se cherche, les raccourcis de débutant, mais surtout les superbes et insolentes prises de risque qu'un vétéran préférera éviter. Dans l'évolution de l'art de Mattioli, une constante s'impose: à partir du dessin minimaliste et faussement maladroit des débuts, l'auteur s'imprègne de plus en plus du style "cartoon" américain, et plus précisément du Krazy Kat de George Herriman, influence d'ailleurs revendiquée en noir sur blanc par l'auteur. Cette influence s'avère un peu encombrante dans les pages plus récentes -- c'est que Mattioli finit par faire du Herriman comme Debarre fait du Franquin: de manière virtuose mais assez gratuite. Mais ne boudons pas notre plaisir: si les gags de cette période manquent de l'imagination sans vergogne qui fait le sel des histoires plus anciennes, ils figurent en revanche parmi les plus efficaces de la série. On ne saurait compléter cette critique sans mentionner l'audace et l'extrême beauté des aplats de couleurs de l'auteur, qui participent en très grande partie au charme de l'ensemble. Même les pages en bichromie sont merveilleuses. Le livre en entier flatte le regard avec peu de moyens et d'une manière pourtant magistrale. Pour tout dire, on ouvre ce livre comme s'il s'agissait une gigantesque boîte de friandises rares et très raffinées, la différence étant que les pages resteront longtemps après qu'on les ait dévorées!
Quelque chose m'attire inéluctablement vers les grosses briques de BD noir et blanc de 100 pages et plus. Dans ce cas-ci, on a affaire à du feuilleton de facture relativement classique. C'est bien mené et tout, mais ça tombe facilement dans le cliché et le racoleur. Le dessin est souvent plat et manque de personnalité, bien que certaines cases (surtout les paysages) soient particulièrement réussies. La fin est expédiée sans trop de souci de cohérence, et on en vient à se demander si l'histoire garderait son intérêt sans l'insistante tension sexuelle en filigrane (qui restera d'ailleurs irrésolue... désolé, c'est un «spoiler»?). Reste que le livre est beau et que sa lecture est agréable, un moment de détente, parfait pour ne pas se poser trop de questions.
Excellent! Le dessin est très beau, les couleurs et la mise en page superbes, les personnages forts et originaux, le scénario touffu, aussi occulte qu'un conte lointain... Si vous aimez le David B de La lecture des ruines ou du Tengû carré, alors n'hésitez pas une seconde! En attendant la suite...
C'est une réaction à chaud, comme ça, mais ce _Jehanne au pied du mur_ (suivi de _Tim Galère_) est une jolie merveille. Je dis ça en parfait amateur, ne connaissant de F'murrr que quelques tomes de son fameux Génie des alpages (que j'aime bien), mais je dois avouer que j'ai été encore plus surpris que je ne l'attendais par cette réédition, une autre perle que Casterman enfile à son collier de "Classiques". (Et une petite note pour le choix de la maquette de collection: simplicité, élégance, c'est tout ce qu'on demande. Si on pouvait en dire autant d'Aire libre!) Le premier chapitre est limite incohérent. On comprend que l'histoire paraît d'abord en feuilleton court (2 pages à la fois) et que l'auteur n'y est peut-être pas aussi à l'aise que dans le format de gags "one-shot" du Génie des alpages. Le début consiste donc en une suite de gags autour de Jehanne d'Arc et de son fiancé extra-terrestre ne pouvant consommer leur union. C'est comique, mais les quelques répétitions et incohérences (par exemple les multiples couronnements du dauphin) sont pour le moins confondantes. Le deuxième chapitre, plus linéaire, se lit déjà mieux, et place plus solidement les bases de ce qui suit. Mais tout décolle vraiment à partir du troisième chapitre, qui scelle la rencontre (improbable, bien sûr) entre Jehanne d'Arc et Attila le Hun. La première est une buveuse invétérée flanquée d'un fiancé extra-terrestre, et pas particulièrement intéressée à conserver son pucelage; le second est évidemment un conquérant introverti, philosophe, et radin comme pas un. Et voilà, les passions sont lâchées, on cabotine joyeusement, et l'auteur continue d'affiner son humour (et son trait) pour notre plus grand plaisir. La bastonnade annoncée n'arrive jamais et on a plutôt droit à de réjouissants dialogues entre des personnages "historiques" auxquels il est difficile de ne pas s'attacher. Les anachronismes sont là quand on en a besoin, mais ne déparent jamais la trame. Ce (joyeux) bordel est si admirable qu'on pense tout de suite à quelqu'un comme Sfar comme l'héritier de cette façon d'éviter l'"action", de dynamiter le récit pour qu'il n'adhère jamais à un schéma classique. Sauf que ce faisant, il en devient quasiment *plus* classique, renvoyant de ce fait à une certaine tradition du roman (pensons à Don Quichotte, mais surtout à Jacques le fataliste) où _raconter_ est, en définitive, plus important que de _faire_. Voilà pour Jehanne au pied du mur, qui fait quand même un bon 90 pages bien tassées, moins les amusantes pages intercalaires. Même format pour Tim Galère (84 pages), qui se veut la suite logique du précédent. Jehanne revient de l'espace avec son fils Timofort, mi-humain, mi-extra-terrestre, qui vieillit notamment beaucoup plus vite que les humains, euh, normaux. C'est bien sûr l'occasion de retrouvailles bien arrosées avec Attila, mais surtout de la quête de Timofort, et de bien d'autres péripéties beaucoup trop compliquées à expliquer (déjà que cette critique "spontanée" commence à ressembler à une thèse de doctorat). Preuve de maturité, ce récit est franchement encore meilleur que le premier. Certaines scènes sont très belles: je pense entre autres à la scène du "ballet des mâchoires qui claquent" (p.143), tout simplement bluffante de puissance poétique. C'est vraiment ce récit qui m'a fait découvrir un F'murrr à l'humour moins désinvolte, au discours plus profond. Au point que je lui pardonne que le scénario soit finalement plus ou moins sans queue ni tête. Les images restent, et on se surprend d'être à ce point pris par la quête absurde du personnage, quelquefois représenté en pantin--métaphore trop bien amenée pour être simplement "facile". F'murrr, le dramaturge? Je m'en voudrais de ne point mentionner la qualité extraordinaire du dessin dans ce deuxième récit (et c'est pas parce que le premier est pas bon!). C'est tout bonnement de la magie. F'murrr manie le noir et blanc avec une aisance insolente. Et ce trait tout en rondeurs, qu'on voudrait croquer. Cette maîtrise de la courbe fait penser à Tardi, même si certains me répondront sans doute que ça n'a rien à voir. Au final, une brique qui charme, qui détend, qui décoiffe et qui finalement émeut. Sérieusement, je suis bluffé. Je n'en attendais pas tant! Heureusement tout de même que les deux histoires soient publiées ensemble, ça donne une finalité nécessaire à cette oeuvre somme toute assez disjonctée!

 
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