Cela faisait un moment que je n’avais plus proposé de critiques sur BDP. La lassitude peut-être, les mauvais albums, souvent, le temps d’écrire, assurément. Puis, samedi 3 juillet, je suis allé acheter "La vie comme elle vient". Histoire de voir mon pote Lapinot que je n’avais plus vu depuis trop longtemps, à part pour cette incursion dans le monde de Spirou qui m’avait laissé un bon souvenir. Seul quelques instants, je me suis assuré que personne ne viendrait troubler ma lecture, à commencer par ma ravissante petite fille… Je sais, la paternité rend benêt, mais j’assume ! Je le savais déjà, cet album serait l’objet de ma 100° critique ! Avant de lire la première planche, je repensais aux multiples implications du travail de Lewis dans ma vie de tous les jours, et à ce coup de semonce lu dans son dernier "Carnet de Bord" et confirmé par lui ici-même sur ses intentions, non pas d’arrêter la BD, mais bien de lever le pied… Le risque de schizophrénie guette tout scénariste aussi productif que Lewis. Après la révélation que fut pour moi "Approximativement", et je ne m’étendrais pas ici sur les raisons profondes de mon affection pour ce travail psychanalytique qu’il a sublimé, je fus empreint d’une certaine appréhension à la lecture de ce tome 8 des aventures de Lapinot. Tome 8 ? Oui, qui sort après le tome 9 mais qui, en comptant le tome 0 et "Les carottes de Patagonie", représente en fait le 11° tome des aventures du myxomateux ! Et oui, c’est ça Lewis Trondheim ! Je ne veux rien révéler de l’intrigue de cet album et je vais m’attarder sur le type de sentiments qu’on éprouve à la lecture de ce type d’album. Lewis Trondheim est un aventurier du quotidien. Un poète du rien, un Mozart de la platitude. D’un élément aussi insignifiant que la réservation d’un billet d’avion, enfin, insignifiant, pour qui n’accorde aucune importance à cela, il est capable de vous faire un 48 planches haletant ! Parce que le jeu, difficile s’il en est, est de rendre palpitant la platitude. Certains albums donnent dans la lenteur pour créer une ambiance ("Lupus" dans un genre nordique, ou "Où le regard ne porte pas…" dans un genre latin pour des albums récents) dans laquelle nous nous laissons porter, submerger, et dont les sentiments nous parlent… Lewis s’adresse d’abord aux jeunes adultes, voire jeunes parents, qui sont face à ces petits drames du quotidien, les contrariétés, les stress divers, les responsabilités que l’on veut fuir, la nostalgie et tout ce qui fait le parcours de ces participants à la vie de société telle qu’elle est aujourd’hui. On s’amuse d’un rien, on a peur de tout, l’insouciance guide les pas de certains, la névrose guette les autres… Alors nous voilà dans un monde qui oscille entre paranoïa et schizophrénie, encore, et qui, a bien y regarder est croqué avec une acuité exceptionnelle. Tous ces moments, toutes ces situations, tous ces quiproquos, tous ces non-dits nous parlent… Nous avons tous ressenti, ou vécu quelque chose de similaire aux situations que décortique et expose Lewis Trondheim… Le frisson vous parcoure l’échine pour ses amours inavouées, le sourire vous vient aux lèvres à telle situation loufoque et difficile à vivre, le rire explose à certains moments de cette pureté absolue que le quotidien peut revêtir… Ces émotions, Lewis les drapent avec tout son talent dans un mélange d’humour enrobé d’acidité. Cet humour qui, s’il revêt plus de la causticité cynique et ironique, n’en est pas moins la politesse du désespoir. Je ne prétends pas que Lewis est désespéré mais je reste persuadé qu’il est particulièrement affecté par ce qu’est la vie, marqué par des cicatrices qui, même si elles peuvent paraître superficielles, n’ont sont pas moins douloureuses quand elles sont multipliées à l’infini du quotidien… Alors le propos peut parfois relever de la catégorie de l’humour alors qu’il est en fait un vrai drame personnel. Nanti Lewis ? Avec les sujets qu’il traite, il est la démonstration vivante de ce qu’on peut bien gagner sa vie et éloigner les contraintes matérielles, mais ne pas moins être profondément affecté par son entourage, son environnement, et ne jamais arriver à vraiment s’en soustraire. Manu Larcenet est proche de ce paradoxe de vie qui les fait vivre de ce qu’ils dénoncent souvent… Mais pourquoi Lapinot, ce ridicule petit lapin et ses amis animaliers peuvent faire écrire autant de choses ? Et bien pour tout cela, pour la simplicité de son propos qui en constitue en fait toute la complexité. Une petite soirée entre amis, une petite poignée de personnages, un motif, et voilà Lewis qui brosse avec brio la toile de fond de son intrigue qui lui permettra de déboucher sur ce qui pourrait être un coup de théâtre pour les non-initiés, mais qui n’est en fait qu’une confirmation de l’inéluctable destin prêté à son personnage par l’auteur. Une fois encore, les petits défauts, petites tares des uns et des autres, les nôtres donc, viennent rythmer ce lent débat qui n’est qu’un sprint vers une fin en apothéose. Oui, je dis bien en apothéose car ma centième critique sera dédiée à un album qui m’a ému, vraiment… Car la lecture du message qui est laissé sur le répondeur de *****, après l’accélération de la situation finale, tous ces petits riens qui ont conduit à cette fin si évidente et si poignante, cette fin qui n’est en rien une surprise, ce message donc, fut pour moi l’occasion de laisser une larme perler sur ma joue. Pris d’un sentiment d’impuissance, je n’ai pas été en mesure d’accepter sans révolte ce qui m’était proposé tout en applaudissant de tout mon être cette décision… Comment faire pour ne pas révéler cette fin ? Je ne suis pas adepte du spoiler et finalement, je préfère laisser cette surprise à tous les lecteurs, à tous les amis de Lapinot et lire cette aventure avec autant de délectation que j’ai pu en avoir. Monsieur Lewis Trondheim, je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous me procurez, et ce que vous communiquez à vos lecteurs… Et si vous n’êtes pas le prochain Président d’Angoulême, c’est à n’y plus rien comprendre… En même temps, il faut juste prendre la vie… comme elle vient !