Par leur apparence, par leur toucher, par le coup d'oeil rapide que l'on va y jeter avant de les lire, certains livres inspirent déjà le respect. Il est délicat d'appliquer des adjectifs à "La Cité des Pierres": l'oeuvre est atypique, le sujet traité et l'évidente somme de travail fournie par l'auteur méritent que l'on ne galvaude pas cet album.
Il faut dire... que "Berlin" s'éloigne de tout ce qu'on peut publier en ce moment. En premier lieu, le style graphique, de la "ligne claire" comme à ses plus belles heures, maitrisée, magnifiée par l'encrage N&B, des centaines de personnages, tous différents, des gens, des vrais, comme on les rencontre dans la rue.
L'histoire ensuite. La grande: qui a une idée de ce qu'était l'Allemagne d'entre 2 guerres ? Des conflits qui la rongeaient, des luttes partisanes, des anciens combattants, de la bourgeoisie, des rouges, des clochards, des chemises brunes, des ouvriers ?... Des hommes, des femmes. C'est avec une loupe que Jason Lutes vient nous montrer tout cela, minutieusement, par petites touches qui font naitre un sentiment d'appartenance à cette communauté héteroclite -de confession religieuse, de politique, d'origine sociale- qui cohabite à Berlin.
On en vient à la "petite histoire". Celle de Marthe et Kurt, deux âmes parmis des millions d'autres, des histoires qui se frôlent, s'écartent, se touchent, enfin. Ils ne sont pas seuls dans cette ville, et Lutes le sait et nous le fait sentir. Ces "héros", protagonistes plutôt, ne sont que des etres humains parmis d'autres, chaque Berlinois pourrait etre à leur place dans ce récit tant la petite et la grande histoire sont alors intimement liées. Ils sont quand même attachants, terriblement humains, idéalistes alors que nait autour d'eux la tension, les ombres, les peurs et la colère.
Le souffle romanesque prend place au fil des pages, les personnages se lient, contraints par un horizon de plus en plus étroit et par le besoin vital de cohésion, lorsque le chaos ambiant transforme ce qui semblait familier en paysage étranger.
Et puis... et puis l'auteur prend le temps de raconter. Il nous installe dans son livre, dans ce lieu, cette époque, dans ces vies, on y est, on ne les lache plus. On est Berlinois, en 1928, pendant 200 pages.
C'est un livre qui nous rappele aussi, en passant, que la bande-dessinée, c'est un Art, à mettre de préference entre toutes les mains. C'est un livre rare.